Je me souviens du Maïdan, ce beau dimanche de février 2014, où quelques centaines de milliers de citoyens de Kiev avaient bravé le froid et les milices de Ianoukovitch.

Je me souviens de l’émotion qui m’a submergé, quand, pendant mon discours, j’ai vu flotter, mêlés aux drapeaux ukrainiens, des drapeaux étoilés de l’Europe puis, perdu dans la foule immense, un minuscule drapeau bleu-blanc-rouge.

Je me souviens de ma surprise quand j’ai compris qu’il y avait là, mêlés eux aussi, rassemblés dans la même ferveur européenne et révolutionnaire, des Tatars et des Polonais, des Cosaques et des Juifs, les petits-enfants des survivants de l’Holodomor et ceux de Babi Yar.

Je me souviens m’être dit : « C’est comme la place de la Bastille, à Paris, où se constitua le peuple fra çais ; ou comme la place Wenceslas, à Prague, où j’ai vu se remettre en mouvement le cœur pétrifié de l’Europe ; il y a une belle histoire des places de l’Europe qui se confond avec celle des villes, donc de la civilisation, donc de la citoyenneté, et dont cette place est l’héritière » – mais je me souviens m’être également dit (et je ne croyais, hélas, pas si bien dire) : « Il y a une autre histoire, hélas ; il y a une tout autre histoire des places qui va jusqu’au massacre de la place Tien’anmen à Pékin – puisse le Maïdan de Kiev n’être pas un autre Tien’anmen. »

Je me souviens d’un homme au profil de médaille et à l’éloquence de tribun romain qui m’avait, ce jour-là, précédé à la tribune pour dire, lui aussi, d’une voix vibrante de rage et d’inquiétude, que les milices aux ordres de Poutine étaient, hélas, capables de tout – et je me souviens m’être fait répéter trois fois le nom de ce Cassandre que je ne connaissais pas et qui, face à ces centaines de milliers de visages où la Grande Faucheuse allait, quelques heures plus tard, recruter sa centurie céleste, était en train d’annoncer ce dont les Berkout étaient capables – Petro Porochenko.

Je me souviens de notre rencontre, le même jour, dans son bureau qui me fit soudain penser à celui d’un certain André Lévy et où il me répéta qu’il voyait venir le meilleur mais aussi, hélas, le pire.

Je me souviens de mon message, ce jour-là, au président français François Hollande : « Je viens, monsieur le Président, de rencontrer l’homme qui sera le président de la nouvelle Ukraine » – et je me souviens du message en retour du président français : « Qu’il vienne, je le recevrai. »

Je me souviens de ce jour, quelques jours plus tard, où, lors d’une réunion publique que j’avais improvisée pour lui et Vitali Klitschko, son compagnon du Maïdan devenu, maintenant, un rival politique, son éloquence conquit le peuple de Paris comme elle avait conquis le peuple de Kiev.

Je me souviens de la grande leçon d’Europe qu’il donna, ce soir-là, aux Parisiens venus l’écouter.

Je me souviens d’une Ukraine qui n’était plus, quand on l’écoutait, cette province de l’empire russe mendiant son rattachement à l’Europe mais le cœur battant du continent – et je me souviens, que, de ce cœur, le Maïdan, selon lui, était le cœur.

Je me souviens d’un peuple ukrainien qui n’était pas seulement, quand on l’entendait, un peuple européen parmi d’autres, mais le meilleur, le plus fervent, le plus enthousiaste, des peuples d’Europe.

Européen, le peuple du Maïdan l’était, certes, par l’histoire, mais aussi par la souffrance et la foi.

Européens, les Ukrainiens l’étaient, certes, parce qu’ils étaient les fils de Goethe et de Victor Hugo ; mais ils allaient l’être bientôt parce que, pour la première fois depuis longtemps, sur le Maïdan, des jeunes allaient mourir pour l’Europe et en son nom.

On a essayé de calomnier le peuple du Maïdan.

On a essayé de dire, peuple du Maïdan, que vous étiez la mémoire noire de l’Europe ; eh bien non, c’est le contraire ; ces vertus de résistance qui font le génie de l’Europe, c’est vous qui les portiez pendant ces belles, glorieuses et terribles journées ; et le national-socialisme, l’antisémitisme, le fascisme qui sont la honte de l’Europe étaient du côté de vos ennemis.

Je me souviens m’être incliné devant vos morts.

Je me souviens avoir salué votre bravoure et votre spiritualité politique.

Je me souviens vous avoir dit que le philosophe Emmanuel Kant, grand prêtre de l’Universel européen, aurait pu naître à Kiev ou à Lviv.

Je me souviens vous avoir dit que le Candide de Voltaire n’aurait pas été dépaysé, bien au contraire, sur les bords de votre Dniepr.

Je me souviens du moment où j’ai compris que vous n’étiez pas un morceau d’empire ; que vous n’apparteniez, et n’appartiendriez jamais, à ceux qui se sont voulus vos maîtres, avant-hier le tsar, hier les Bolchéviques, et aujourd’hui un certain Vladimir Poutine ; je me souviens de l’instant où j’ai vu et compris que vous aviez l’âme d’un peuple libre.

Je me souviens de ce beau dimanche, sur le Maïdan.

Je me souviens de ce grand moment de ma propre existence où j’ai compris que j’avais embrassé votre cause.


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