On me dit : « et le terrorisme ? n’avez-vous pas cent fois écrit, ici même, que le terrorisme est notre ennemi et que nous sommes en guerre contre cet ennemi ? » Oui, bien sûr, je l’ai écrit. Je suis même, à l’époque, allé, non seulement l’écrire, mais le crier à la barbe des intéressés dans ces grands rassemblements de Rome ou de Bologne où il fallait convaincre les « extraparlementaires » tentés par l’action directe que c’était une tentation fasciste. L’époque, simplement, a changé. Le fascisme n’a plus vraiment le même visage. Et faire une affaire d’Etat de l’extradition d’un ancien activiste devenu gardien d’immeuble et romancier, c’est juste se tromper de cible, d’enjeux historiques, d’époque – c’est, à l’âge d’Al-Qaeda, trahir notre impuissance en amusant la galerie.

On dit : « les victimes »… On dit (Perben, dans Le Figaro de l’autre matin) : « quand j’entends le nom de Battisti, ce sont ses victimes que je revois et qui me hantent »… Allons, messieurs les ministre et président ! Je ne sache pas qu’elles vous aient, ces victimes, empêché de dormir depuis vingt ans ! Et l’on ne vous a pas beaucoup entendus – pas plus, d’ailleurs, que vos collègues de gauche et de droite se réveillant, tout à coup, pour hurler que « Battisti doit payer » – quand nous allions, sur le terrain encore, dans les colloques marquant, à la fin des années 80, la sortie des années de plomb, rendre hommage aux familles endeuillées. Pourquoi ce zèle, alors ? Pourquoi, en l’absence d’élément nouveau, cette soudaine passion pour le policier Campagna et le gardien-chef Santoro ? Quel calcul ? Quel marchandage ? Avec qui ?

On dit : « devoir de mémoire… nous avons, vis- à-vis de ces temps de fureur, un devoir de fidélité, de mémoire… » Soit. Mais qui dit mémoire dit histoire. Et qui dit histoire dit possibilité, pour les acteurs, de sortir de la clandestinité en ayant la garantie de pouvoir se mettre à parler sans danger. C’est ce que nous avons fait, nous, Français, en amnistiant, sous de Gaulle, les amis du FLN. Puis, sous Mitterrand, les crimes de l’OAS. Et tel est le vrai service que nous pouvons, aujourd’hui, rendre à nos amis transalpins : les aider à penser, vouloir, cette amnistie ; les faire bénéficier de notre petite expérience historique en ces matières hautement explosives ; les encourager, pour tout dire, à sortir de la logique du talion pour entrer, trente ans après, dans celle d’un examen permettant que s’écrive, un jour, le livre noir des années de sang.

« Oui, mais Battisti… Il a une sale tête, ce Battisti… Ni sympathique ni recommandable… Et cette façon de regretter sans regretter – avez-vous jamais entendu dans sa bouche un mot de pénitence ? » Je laisse à ses amis le soin d’opposer à cette objection tel ou tel texte attestant de la sincérité de sa conversion. Car, d’une certaine façon, peu importe. La justice n’est pas là pour faire la morale, mais pour dire le droit. Son rôle n’est pas de savoir si nous sommes de bons garçons, mais si nous avons tué et pourquoi. Battisti a la tête qu’il a. Il a les convictions qu’il veut. Qu’il ait rompu ou non, par exemple, avec un marxisme-léninisme d’essence totalitaire, cela pourrait être, entre lui et moi, matière au plus vif des débats. Cela n’a rien à faire avec le fait qu’il soit, ou non, coupable.

« Sauf que coupable, il l’est… Reconnu tel, nous le savons, au terme d’un procès, puis d’un procès d’appel et de cassation, dans une Italie qui n’est pas le Chili… » Eh bien justement. Nous n’en savons rien. Personne, en réalité, n’est sûr de rien. Car, si l’Italie n’est en effet pas le Chili, elle garde, dans son système judiciaire, des sédiments (Code Rocco des années 30, lois Reale et Cossiga des années 70 et 80) de situations dont elle n’a, en vérité, pas fait le deuil. Et, dans ces sédiments, il y a le fait, par exemple, qu’un homme peut être condamné sur la foi du seul témoignage d’un repenti obtenant, en échange, la prescription de ses propres crimes (dans le cas de Battisti, Pietro Mutti) – ou le fait, fort peu démocratique lui aussi, qu’un condamné par contumace dont il est avéré qu’il eut connaissance de son procès ne peut, une fois livré, bénéficier d’un nouveau jugement.

« L’Europe, enfin… Comment pouvez-vous être européen, donc favorable à l’unification de l’espace judiciaire du continent, et ne pas applaudir à l’extradition ? » Précisément. C’est le dernier, et peut-être le plus déterminant, des arguments plaidant en faveur de la prudence. L’Europe, en l’espèce, n’est pas encore l’Europe. Son espace judiciaire – cette affaire de contumace en est un exemple – connaît de vraies disparités. Et c’est la raison pour laquelle l’attitude la plus digne eût consisté, pour Chirac, à dire à nos amis italiens : « oui, peut-être, à l’extradition ; mais quand vous vous serez mis en règle avec les principes qui, partout, sont la condition d’un verdict équitable – quand vous garantirez à cet homme le droit à un second procès où il puisse être certain de faire valoir, lui-même, contradictoirement, ses arguments. Question de principe, là encore. Ce n’est pas lui, Battisti, que je défends – mais la justice, l’Italie, l’Europe.


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