Quel meilleur enterrement, pour un rockeur, que ce vaste concert silencieux, samedi, sur les marches d’une église ? Et quel plus bel adieu, pour une bête de scène, que celui de cette foule immense psalmodiant autour d’une dépouille qui semblait avoir machiné, depuis l’au-delà, cette ultime démonstration d’enthousiasme et d’amour ?

Car c’est bien là ce qui troublait dans les obsèques de notre chanteur national.

Cette manière, jusqu’à la dernière heure, de réussir la mise en scène de son destin.

Cette façon dont, même passé et défunt, son être persévérait dans son attraction d’étoile.

Son costume de scène était oblong et blanc.

De son déhanchement, de ses rugissements, de ses yeux pâles dont on ne savait jamais s’ils allaient pleurer ou rire, il ne demeurait rien.

Et pourtant il était là, charisme et présence, sortilège d’un chaman invitant une dernière fois à danser, dans la lueur de son mystère et de son sourire, le chœur de toujours : petits et grands, princes charmés et souverains conquis, le président et deux anciens présidents, le showbiz, Labro et Rondeau, des artistes, des ados d’il y a un demi-siècle qui avaient enfilé des cuirs d’apache, un mélange d’Église en blouson et de République immuable agitée par les guitares, la douleur de Line Renaud, un souvenir de mineurs grévistes de Lorraine, les mots de Prévert, les larmes des vies minuscules, en un mot, l’esprit de la France…

Il y eut l’instant où l’on vit vaciller tel grand acteur brusquement infime et désemparé.

Celui où l’on surprit une larme sur la joue d’un vieux crooneur professant l’insensibilité.

Il y eut le prodige qui, d’outre-tombe, semblait avoir dicté à un préfet de police une manifestation d’easy riders dévalant des Champs-Élysées qui n’avaient jamais si bien porté leur nom funèbre.

Il y eut cette place de la Madeleine, si bourgeoise et si froide, qui renouait, au rythme des cordes, tantôt avec le swing des bayous de la Louisiane, tantôt avec le souvenir de cet Olympia où, cinquante ans plus tôt, non loin de là, le provocateur saturnien avait fait chavirer les cœurs.

Il y eut l’hallucinante émotion d’une nation qui n’avait rien vu de semblable depuis les obsèques de Victor Hugo, celles de Piaf, ou le catafalque de Jaurès remontant la rue Soufflot – et qui ne savait plus, soudain, si elle devait pleurer, chanter, renverser les chaises, demander un rappel ou allumer des cierges.

S’en allait, en une ultime parade de spleen et d’énergie, d’intranquillité et de rébellion douce, de lézardes intimes et de désir d’harmonie, celui qui avait passé sa vie à ne pas tenter de survivre et qui, ce jour-là, était si bien pleuré que son absence paraissait un truc de manager et qu’il parvenait, extraordinairement, à nous faire oublier qu’il n’était plus : et il y eut, en chacun, le vrac des Johnny qui nous ont tous émus.

Le jeune âge, façon capitaine Fracasse et enfance de la balle. Le père, en personnage de Modiano passant sa vie, entre deux beuveries, à clouer au mont-de-piété les cadeaux que lui faisait son fils abandonné.

Le yéyé avec ses yeux de loup triste, ses pommettes dessinées par la main d’un sculpteur giacomettien, cette dégaine d’Attrape-cœurs et cette mélancolie si intensément désespérée qu’elle semblait le condamner à vivre au bout de tous les excès.

L’artiste total de la scène française, caméléon en mondovision, tricheur de sueur et de strass, qui, comme les romanciers, se confessait pour mentir.

L’enfant d’une génération qui vit entrer les GI dans Paris et où l’on s’inventait sans ciller une ascendance américaine : l’Amérique, pour Johnny, c’étaient les cigarettes, les jeans 501, le Coca-Cola, mais aussi la langueur du blues, Tennessee et Nashville, et cette « lumière verte » que, comme son prédécesseur du roman de Fitzgerald, il percevait à l’aube de ses nuits pleines d’alcool et d’amphétamines.

Le colosse éperdu de chagrin, le cow-boy insomniaque et suicidaire qui, lorsqu’il offrait sacrificiellement son corps à la croix des projecteurs et à la foule des fans en transe, apparaissait à François Mauriac telle une figure méphistophélique.

Le héros bigarré, couturé, dont la gloire semblait une douleur, dont les triomphes étaient des stigmates et qui, de métamorphose en métamorphose, a incarné ce que l’on appelle faussement la variété mais qui était, chez lui, un air de grandeur déchue et la plainte d’un poète habilement dissimulé.

Et, à la fin, le roi Lear triomphant, figure de cire au regard de pervenche, rescapé d’une époque dont les héros s’en allaient avant 30 ans, qui savait bien que sa survie était un miracle ; et puis le presque-déjà-mort à la Bossuet, « Johnny se meurt ! Johnny est mort ! », et, chaque fois, il ressuscitait – jusqu’à la toute dernière, pour quelques heures seulement, dans un froid soleil de décembre…

J’ajoute encore qu’en cinquante ans de cheminement fortuit avec la politique l’enfant malheureux des mauvais théâtres de Londres, l’adolescent solitaire des rues de Pigalle, la star d’un peuple qui aimait voir réfléchi en elle ce qu’il se savait de fêlures ou de tentations inavouées ne bascula pas une fois, comme tant d’autres, vers le pire.

Puisque ce Vatican de la littérature qu’est l’académie Nobel a, depuis le couronnement de Bob Dylan, fait sortir la chanson de son enfer canonique et qu’avec Johnny Hallyday c’est, comme l’a dit un autre « fou », toujours « la poésie qui gagne », il n’est pas interdit de croire que cet homme-mystère est désormais, tel Baudelaire, « un granit entouré d’une vague épouvante » dont « l’humeur farouche ne chante qu’aux rayons du soleil qui se couche ».


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