Si la politique n’était qu’affaire de corps, alors voilà, les jeux seraient faits, ce serait le sourire de Ségolène contre les larmes de Jospin : ce serait ce sourire perpétuel, glacé et blanc, figé, ce sourire qui ne rit jamais et semble tenir lieu de programme contre la douloureuse colère d’un homme recrachant soudain le bœuf qui lui pesait sur la langue depuis quatre ans et pesait, au-delà de lui, sur la possibilité même du débat démocratique à gauche. La politique ce n’est pas que cela, heureusement. Et je continue d’espérer que les socialistes entendent, par exemple, ce qu’un Dominique Strauss-Kahn s’échine à leur dire sur le fond des choses. Mais enfin : Jospin qui se libère c’est une crise qui se dénoue ; et c’est la politique qui, en effet, reprend le pas sur la technique.
Fin de l’été et de ses transhumances massives. Il faudra bien que quelqu’un l’écrive un jour, cette phénoménologie du touriste rêvée par Sartre dans sa Reine Albemarle mais restée, hélas, inachevée. Il faudra quelqu’un pour les décrire, ces grands cimetières sous le soleil qui envahissent la planète et où s’abîme, corps et âme, l’humanité occidentale moderne. Définition du touriste depuis que le mot a perdu le sens délicieux qu’il avait chez Stendhal ? Le contraire de l’écrivain. Il regarde tout et ne voit rien. Alors que l’écrivain – Stendhal et Sartre – ne regarde rien, mais il voit tout.
Lecture estivale. Le Walter Benjamin de Tilla Rudel (Mengès). Tout y est. Berlin et Paris. Être allemand et juif. Allemand parce que juif. Baudelaire.
Aragon. L’amitié tragique avec Scholem. Les derniers manuscrits confiés à Bataille. Écouter Valéry à l’École Normale. Traduire Proust dans la langue Thomas Mann. Les parties d’échecs avec Brecht rue Dombasle. L’art du fragment. La poétique philosophique. Des grands textes comme des « petites images ». Et puis les dernières heures, Port Bou, fin de partie, l’Espagne comme un piège, le suicide – malentendu, vraiment ? ou sentiment d’une Europe en train de rouler à l’abîme sans que rien ni personne n’ait plus prise sur son destin fatal ? Benjamin et sa cigüe. Benjamin, nouveau Socrate. Bizarre et pénible sentiment, parfois, d’un Benjamin contemporain.
Tous les sans-papiers ? Vraiment tous ? Et Sarkozy dans le rôle du méchant, de la brute, du chasseur d’enfants voués à la déportation, du barbare ? A ceux qui, ces dernières semaines, ont battu les estrades sur ce thème, aux démagogues qui mélangent tout et jouent sur nos émotions pour mieux nous refiler leur camelote, aux trafiquants de l’imaginaire qui en sont presque à voir en Klarsfeld fils une version douce des salauds pourchassés par Klarsfeld père, on aimerait recommander une lecture, une seule – celle d’un petit livre de Jacques Derrida, De l’Hospitalité, montrant comment l’idée d’hospitalité inconditionnée est, hélas, contradictoire dans les termes. Accueillir largement les immigrés, oui. Traiter les drames au cas par cas, bien sûr. Mais faire d’un devoir moral infini une politique d’ouverture illimitée, voilà le sophisme, voilà l’imposture.
Autre lecture. Le livre de Fabrice Gaignault sur les Egéries des années soixante (Fayard). Il avait, nous confie-t-il, ses raisons personnelles de l’écrire. J’avais, et ce ne sont pas tout à fait les mêmes, les miennes de le lire et de l’aimer. Ces femmes, en effet, splendides et lamentables… Ces Amazones suicidées… Cette si juste distinction, parmi les corps qui, en ce temps-là, se partageaient les podiums de Paris Planning et Catherine Harlé, entre ceux qui prenaient la lumière avec le squelette et ceux qui la prenaient avec la peau… Paul Morrissey à Savannah… Bill Willis à Marrakech… Et puis l’ombre de Paul Gégauff, ce scénariste de génie auquel Eric Rohmer doit un peu de sa Collectionneuse, ce frère en esprit de Maurice Ronet, ce feu-follet à l’affût d’une déchéance qui tarde à venir – et la mort qui, sous les traits de Coco Ducados, son amante le criblant de coups de couteau, finit quand même par le rattraper…
Le mouvement de soldats reprochant à Olmert et Peretz la conduite de la guerre, dénonçant l’incompétence de leurs officiers et l’incurie de l’état-major, réclamant des commissions d’enquête pour juger de la bonne information ou non de ce que nous appelons, chez nous, la Grande Muette, bref ces simples citoyens s’appropriant le débat stratégique et le transformant en un débat sur la forme même de l’Etat et ses rapports à la société : on songe (et l’idée fait frémir) aux pages saisissantes de Polybe sur les Carthaginois interpellant, dans les mêmes termes ou presque, un Hannibal coupable de s’être arrêté à Cannes au lieu de pousser jusqu’à Rome ; et puis on se dit aussitôt (et ce sentiment-là, en revanche, rassure pour l’avenir) que rarement aura été si manifeste le côté armée du peuple, grande armée démocratique, etc., de l’armée israélienne.
La rentrée littéraire et son avalanche de livres parfois inutiles. C’est le moment ou jamais de se rappeler le texte de Foucault proposant un moratoire des vanités, une année sabbatique des narcissismes – une année où, par exception, les livres paraîtraient sans nom d’auteur.
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