Après la fête hier soir sur la place Tahir, aujourd’hui la politique. Et le désenchantement.
Le taxi qui nous conduit ce matin vers Sayyeda Zenab, le quartier fatimide du vieux Caire aussi vivant que déglingué, est sans appel : « Il faut que ce bordel cesse. Ceux de la place Tahrir ont obtenu ce qu’ils voulaient : Moubarak est parti. Alors maintenant, il faut reprendre le travail. Les touristes étrangers, qui nous font vivre, il n’y en a plus. Les hôtels sont vides. Moi, je ne vis pas à Zamalek, j’ai besoin d’argent tous les jours. Qu’on aille encore plus loin et qu’on se débarrasse des militaires ? Mais aller où ? Et avec qui ? Baradei, Moussa ? Vous rigolez ! Ils ne connaissent rien à l’Egypte. Je veux Souleiman ou Chafik, le premier Ministre. Des militaires, oui, et alors ? Des hommes de Moubarak, d’accord, et alors ? Eux sont propres. L’armée est propre, vous savez. En plus, ils savent gouverner. » C’est sans appel. De l’ordre avant tout. Un Moubarakisme soft et sans Moubarak, débarrassé de sa caste de corrompus et d’affairistes. La démocratie ? Un luxe pour gens aisés.
Les gens de Zamalek, précisément, cette île de verdure, succession de clubs sportifs et de villas patriciennes post-coloniales au centre d’un Caire surpeuplé. Zamalek, c’est la vieille Egypte cultivée, francophone et libérale d’avant Nasser, d’avant Sadate, d’avant Moubarak, ces trois parvenus militaires de gauche puis de droite. Zamalek, pour les Cairotes, c’est cette bourgeoisie ancienne dont les enfants, aujourd’hui trentenaires, devenus à leur tour avocats, médecins, banquiers, hommes de medias, tout aussi éduqués, occidentalisés et libéraux que leurs parents, ont été le fer de lance de ce 1789 égyptien, et ont fait de la place Tahrir une seconde place de la Bastille.
Nous nous enfonçons dans les ruelles de terre battue de Sayyedda Zenab où Aalam Wassef, un des défenseurs de la place Tahrir, artiste multimédias, avait depuis trois ans pris à dessein son atelier, mobilisant ce quartier pauvre autour d’expériences artistiques ouvertes à tous. Alliance symbolique d’un « éclairé » et des opprimés, cette même alliance qui l’emportera place Tahrir. On s’assied dans la ruelle sur des chaises bancales, les habitants viennent nous offrir du thé. Un plombier raconte comment, observant dans ses tuyaux rouillés tomber des gouttes d’huile, il eut l’idée de verser de la peinture dans de l’eau et d’observer la dilution, de fixer les images avec la caméra de l’artiste, de les numériser et de les reproduire. Il est toujours plombier, il est devenu artiste. Il espère sans trop y croire qu’avec la chute de Moubarak-« Il est toujours là, lui et les siens. Il faut qu’il rende l’argent volé ! »- , tout le système tombe avec lui et que l’armée, qui a pris le relais en arguant du vide, cède, pour peu que la pression place Tahrir et ailleurs ne retombe pas, le pouvoir à un gouvernement élu. « Sinon, elle s’éternisera, et tout continuera comme avant. Le quartier ne sortira pas de la misère. » Une femme à sa fenêtre surenchérit : « Moubarak nous affamait, mes enfants et moi. On n’a pas de travail, ou alors les salaires, c’est rien. Les policiers ont humilié mon mari devant moi. Ils voulaient un backchich. Il fallait payer, baisser la tête, on ne pouvait rien dire. Personne ne nous écoutait, personne ne nous défendait. » Sa voix monte, elle crie presque : « Mais Moubarak aujourd’hui, il faut le laisser tranquille. Il est vieux. Il a le droit de mourir en paix en Egypte. »
Hier, nous apprennent nos hôtes de la ruelle, a eu lieu une manifestation au Caire, où quelques milliers de partisans du dictateur déchu ont crié « Prends tes médicaments, Raïs ! Prends tes médicaments ! » Comme si, après s’être attaqué aux puissants, avoir renversé la royauté et démis le Père, les gens du peuple, comme on dit, regrettaient ce geste de lèse-majesté. Depuis toujours, on nous a ressassé à satiété cette image du peuple égyptien, bon, doux, aimable, aussi soumis aux éternels puissants que moqueur et irrespectueux en paroles à leur égard. Qui pardonne tout, qui pardonne toutes les humiliations, et qui dure envers et contre tout.
Changement complet de décor. Nous quittons le Caire par une méga-autoroute qui file dans le désert aux portes mêmes de la ville. Un désert où, depuis vingt ans, kilomètre après kilomètre, se succèdent à touche-touche, entre deux méga-Malls Arabia, des « compounds » à l’américaine, cités de centaines de petits immeubles « de style » ou de villas toutes semblables, ceinturés de hauts murs, véritables « villes » privées où a émigré jusqu’à cinquante kilomètres du Caire la nouvelle bourgeoisie égyptienne, loin de la mégapole surpeuplée et étouffante. Loin du Caire chaotique et embouteillé. Loin du peuple cairote.
Nous sommes à « Berverly », invités à un anniversaire de mariage dans une de ces villas à colonnades précédées d’un jardin d’agrément, qui composent un décor surréel. Sur la pelouse, des tables en rond, où se serrent là des messieurs élégants, à l’ancienne, là des matrones austères et silencieuses accolées à des mères de famille, fichus en tête, avec leurs enfants en bas âge, et à côté, en un parfait contraste, toute la jeune Garde cairote, qui a vécu depuis trois semaines au rythme de la place Tahrir et qui s’est donnée rendez-vous cet après-midi pour cet anniversaire, qui est un peu aussi sa victoire politique. On nous présente Nawal el Saadawi, charmante vielle dame indigne en cheveux blancs, romancière, essayiste et féministe de choc, amie en France d’Antoinette Fouques, l’égérie beauvoirienne de feu La Librairie des Femmes. Dans un français parfait, tout sourire aux lèvres, elle nous conte sa candidature à la dernière élection présidentielle contre Moubarak, qui lui valut, à chaque meeting, d’être trainée de commissariat en commissariat. A 85 ans, elle a passé toutes ses soirées « jusqu’à minuit » sur la place Tahrir. Aujourd’hui, elle réunit chez elle à longueur de nuit tout ce que le Caire compte de féministes et d’hommes attachés à la cause des femmes, pour obtenir hic et nunc que la commission chargée de réviser les articles de la Constitution relatifs à l’élection présidentielle, commission, bien entendu, composée exclusivement d’hommes, accueille en son sein des femmes.
La musique nous interrompt. Nawal el Saadawi se met à danser à l’orientale, mains ondulant au-dessus de la tête. Excepté les matrones à fichu figées à leur table et qui regardent éperdument la scène, tout le monde l’entoure et se met à danser mains en l’air, en hommage à la plus célèbre des Egyptiennes après Oum Khalsoum.
On nous présente ensuite Abdel Karim Mardini. A 35 ans, cet informaticien de génie est l’homme qui, aux premiers jours des soulèvements place Tahrir, à Alexandrie et à Suez, face à Moubarak qui, grande Première mondiale, fit couper Internet, a su, autre grande Première mondiale par un coup de génie contourner et casser le blocage, en passant sur Twitter et en le mettant en bande sonore, depuis Zurich où il réside, en liaison trois jours durant et sans dormir avec ses homologues informaticiens de Californie. Je me fais la réflexion que Google ou ses homologues devraient être proposés pour un prochain Prix Nobel de la Paix… Abdel Karim Mardini est vraiment « une flèche », une sorte de citoyen mondial, à la tête politique bien faite. Va-t-il, de retour depuis quelques jours au Caire, se lancer dans l’arène ? Car cette avant-garde éclairée qui a inspiré puis « fait » la place Tahrir à mains nues n’a toujours pas trouvé d’expression politique, ni d’hommes pour l’incarner dans le nouveau paysage politique post-Moubarak. Baradei, le Prix Nobel de la Paix, qui dirigeait l’Agence Internationale de contrôle des installations nucléaires pacifiques ? Inconnu de la majorité des Egyptiens. Alors qui ? Pour l’heure, personne. Lui-même ? Non, il doit gagner sa vie. Quel nouveau Soros, ce milliardaire américain qui soutint les activistes des droits de l’homme et les militants de la société ouverte dans les démocraties naissantes des pays de l’Est au lendemain de la chute du communisme, surgira-t-il pour, à son tour, faire du mécénat démocratique auprès des avant-gardes des peuples arabes en quête de liberté ?
Mardini est partagé entre l’enthousiasme et le réalisme. Oui, des élections. Oui, un parlement libre. Mais ne vous faites guère d’illusions. Les forces libérales sont minoritaires en Egypte. Quarante ans de dictature, de peur dans la société, d’endoctrinement à l’école laissent des traces. Le mot « démocratie » a été présenté dans les campagnes, qui forment encore la majorité des 85 millions d’Egyptiens et qui sont à 40 % analphabètes, par les Frères musulmans, comme synonyme d’incroyance, de mécréance, d’occidentalisme. Les prochaines élections, si elles ont lieu, devraient voir la victoire des forces conservatrices, du parti de Moubarak débarrassé de ses pires éléments, les corrompus et les tortionnaires, et baptisé d’un autre nom, avec la bénédiction de l’Armée, plus les Frères musulmans. A eux deux, ils auront la majorité. Nous, les libéraux, ne faisons pas le poids. On aura juste gagné quelques libertés en plus, quelques soumissions en moins.
Nous regagnons le Caire sur ce constat amer, après une visite dans une autre de ces cités fantômes au milieu des sables, au Président du Tribunal administratif égyptien, en lutte contre la corruption et le népotisme qui gangrénaient le régime de Moubarak. Mais s’il surveille tant bien que mal l’Administration égyptienne et ses six millions de fonctionnaires, lui échappent la police et l’armée… Il dit : « 100.000 affairistes et politiciens avaient fait main basse sur le pays. Mais l’urgence, ce sont le référendum, puis l’élection présidentielle, puis les législatives. On nettoiera vraiment les écuries d’Augias, quand on aura des hommes neufs au pouvoir, les lois qu’il faut, la volonté de les appliquer et le personnel ad hoc. » Vaste programme…
Retour à Zamalek chez de jeunes avocats, qui furent en pointe place Tahrir et qui rêvent d’un système juridique et de protection des droits de chacun contre l’arbitraire, par un « chantage à la loi ». Mais c’est très vite le même son de cloche que Mardini.
« Il y a eu une alliance temporaire, inespérée, magnifique sur la place Tahrir entre nous, les activistes, qui n’en pouvions plus de l’absence de liberté, de trembler en bagnole avec notre petite amie quand un flic nous contrôlait pour exiger un backchich, nous humiliait, bourgeois ou pas, comme toute le reste de la population, et les désespérés, les pauvres, les sans-boulot du Caire, et même les Frères musulmans. Tout ça, c’est fini ou presque. Vous étiez sur la place Tahrir hier. Vous avez bien vu. Ce n’était plus de la politique, c’était comme après un match de foot. La fête pour la fête. On n’a pas changé le système. On a coupé la tête, mais le corps est toujours là, et l’armée plus que jamais. Les ouvriers en grève ? Ils ne sont pas organisés. Pas de syndicat, comme en Tunisie. Ils vont reprendre le travail, parce qu’il faut vivre, ils n’ont aucune réserve. »
Après l’amour, le reflux. Après la révolution à chaud, après l’illusion lyrique, les lendemains qui déchantent, le réel qui reprend ses droits, les rapports de force réels qui reprennent le dessus. Le 1789 égyptien, cette éruption si soudaine, va-t-il produire une part de ses effets, concrétiser les espérances démocratiques de ses initiateurs, va-t-il aller plus loin, vers une révolution non seulement démocratique mais aussi sociale, dont le peuple égyptien, si pauvre, si exploité, aurait tant besoin. Rien n’est moins sûr, de la bouche même de quelques-uns de ceux qui ont lancé cette insurrection de la liberté, et qui, balançant entre l’espoir que rien ne sera plus comme avant et que le constat que le vieux monde n’est pas mort et que rien n’a véritablement changé, regardent l’avenir comme un grand point d’interrogation. Que faire ? disait Lénine, il y a cent ans.
Réseaux sociaux officiels