Commençons cette journée, troisième journée dans la révolution égyptienne par la fin. Diner à l’ambassade de France, un palais des années 30 de style arabo-musulman sur les bords du Nil, à Guiza, avenue du général de Gaulle.
L’ambassadeur Jean Félix-Paganon, d’allure très britannique, a réuni à notre intention une poignée de personnalités égyptiennes, sous des décors solennels.
Notre hôte commence par quelques mots sur sa rencontre du jour avec le Premier Ministre Chafik. Les autorités provisoires, sous la haute main du Conseil suprême de l’Armée qui a pris le pouvoir après avoir renvoyé Moubarak d’une pichenette, une poignée d’heures après son annonce télévisée qu’il resterait en place, ont pour priorité de rétablir l’ordre (finie la kermesse démocratique place Tahrir), d’empêcher la révolution politique de se transformer en révolution sociale (les grèves ouvrières ou d’employés qui se sont multipliées doivent cesser) et, pour ce faire, d’aller au plus vite, c’est-à-dire, de procéder sous deux mois à un référendum sur les modalités de l’élection présidentielle. Référendum qui, dans l’esprit de l’Ambassadeur, sera un raz de marée de oui à 80% et laissera les mains libres au pouvoir militaro-civil pour modifier la Constitution et aller vers des élections d’abord présidentielles puis législatives « sûres ». Tout le monde s’accorde autour de la table pour dire que la société égyptienne, tout hostile qu’elle soit à l’ancienne dictature et favorable aux démocrates de la place Tahrir qu’elle a ralliés en masse, est, de tradition, conservatrice dans son fond, à commencer par le peuple des campagnes. Quid, évidemment, à cet égard, des Frères musulmans, la seule force politique organisée du pays, largement souterraine puisqu’interdite jusqu’ici, même si, de fait, tolérée ? Vont-ils « rafler la mise » ? Leur façade et leur discours « démocratiques » de fraîche date, leur ralliement verbal à la révolution en cours sont-ils de pure circonstance ? Faut-il, selon la formule imagée d’un Président américain, les inclure dans les cercles du pouvoir et qu’ils « pissent dehors », ou les en exclure, au risque qu’ils « pissent dedans » ?
L’Armée, hostile de toujours aux Frères musulmans, n’en a pas moins choisi la seconde solution urinaire. Deux ou trois Frères musulmans font partie du Comité de dix membres (pas une femme) chargé de remanier la Constitution en vue du referendum. Mais, face à l’élection présidentielle et, plus encore, aux Législatives à venir, la question décisive est : quel est leur poids électoral dans le pays ? Sur ce point, notre table se divise. 30 à 40 %, soutiennent les uns. Beaucoup moins selon nos amis de la place Tahrir, Aalam Wassef et Ayyam Sureau, qui s’insurgent contre « l’épouvantail des Frères musulmans » qui a tant servi Moubarak et qu’on tente, disent-ils, de resservir à l’Occident et aux Égyptiens eux-mêmes, alors que les Frères, eux aussi, ont été laminés par trente ans de répression et qui, hier encore, seule force d’opposition pour qui, même démocrate et laïque, parfois l’on votait en désespoir de cause, se voient désormais concurrencés par l’offre politique nouvelle que la révolution propose aux opprimés de toutes sortes et aux masses déshéritées. Devant un avenir qui n’est plus bouché, « l’islam, dit une partie de la table, n’est plus la seule solution. La démocratie est l’alternative ». Reste que l’opposition libérale « à sa Majesté », hier encore dans la main de Moubarak, est, pour l’heure, dans les limbes – elle est ici représentée en la personne de Mounir Abdel Nour, riche homme d’affaires et leader du mythique parti Wafd, le parti de Saad Zagloub, père de l’indépendance égyptienne en 1922. Reste tout autant que la génération « spontanée » de la place Tahrir n’a pas vu émerger (encore) de leader, que le parti-monopole de Moubarak se présentera lifté et épuré sous un jour acceptable pour un retour en force de ses apparatchiks, que les Frères musulmans, qu’ils « pissent dedans ou dehors », vont caracoler de toutes façons en tête, et qu’à ce compte, les élections présidentielles et surtout législatives ont toutes chances d’aboutir sinon à un retour à l’ordre ancien, ce que tout le monde, ce soir, exclut, du moins à un régime d’ordre et conservateur, fortement teinté d’islam. Les « réalistes » prédisent un bloc conservateur, dominé par les Frères musulmans (« formant un seul homme et une seule armée»), face à une myriade de petits partis démocratiques ou de gauche concurrents (« un démocrate, une opinion ; mille démocrates, mille opinions ») et donc impuissants. Les « optimistes », à commencer par nos amis activistes, pensent, eux, que la révolution de la place Tahrir est loin d’avoir épuisé ses effets, que la purge des éléments et la fin de la culture politique de la dictature, la déconfiture de l’appareil d’État, l’aggiornamento des couches bureaucratiques au sommet et la remise en cause du clientélisme dans la pléthorique Fonction publique égyptienne (six millions de fonctionnaires qui ponctionnent la Nation depuis Nasser autant qu’ils sont inefficaces), vont, tant bien que mal, se poursuivre, pour peu que la pression populaire et les slogans de la place Tahrir ne fassent pas relâche.
Bouteille à moitié pleine ou à moitié vide ? Tel le tableau contrasté de l’Égypte post-Moubarak que dressent les convives égyptiens de l’ambassade de France, par-delà leurs désaccords de détail, au vingt-cinquième jour de la révolution sur les bords du Nil.
Un homme – et quel homme, puisqu’il s’agit de Boutros Boutros-Ghali – ne partage pas l’enthousiasme général. Ministre des Affaires étrangères de Sadate, artisan majeur de la paix avec Israël, Secrétaire général de l’ONU, de 1992 à 1997, patron de la Francophonie, le vieux monsieur qui incarne l’Égypte cosmopolite et francophile d’hier nous reçoit dans son vaste appartement qui domine le Nil. La place Tahrir, pour lui, c’est d’abord cet immeuble où il avait tout un étage pour sa Commission de défense des Droits de l’Homme, étage qui a fini en fumée dans l’incendie du Parti National Démocratique, le parti-croupion de Moubarak, logés aux étages inférieurs. Les manifestants (ou les provocateurs ?) n’ont pas fait la différence. Il faut dire que la promiscuité d’un office de protection des citoyens et du Parti qui opprime ces mêmes citoyens n’était peut-être pas très heureuse… Reste que dix mille dossiers de violation des Droits de l’Homme ont été réduits en cendres, huit ans de travail réduits à néant.
Le problème de l’Égypte, dit-il, n’est pas d’abord la démocratie, qui, par définition, est bienvenue, mais qui est l’arbre qui cache la forêt. Les deux vrais grands problèmes d’aujourd’hui et de demain sont la bombe démographique : 85 millions d’habitants, et l’eau. Bon…
Nous parlons, bien sûr, de la Bosnie. Nous étions, BHL et moi à Sarajevo, assiégée sans répit depuis deux ans, et nous vîmes sortir BBG du palais présidentiel sous les quolibets de la foule, indignée de la passivité de l’ONU et de la non-intervention des puissances occidentales, qui n’avaient, tous, que les Droits de l’Homme à la bouche, pour mettre un terme au siège de la ville par les fascistes serbes postés sur les hauteurs. Bernard donnera peut-être un récit détaillé de l’échange, qui fut aussi courtois que sans concession. Nouvel échange, tout aussi à fleuret moucheté, sur la révolution égyptienne en cours, que le vieux Monsieur sceptique regarde d’un œil moins paternaliste que critique, et à laquelle, tout aussi libéral soit-il, le haut fonctionnaire international, ami des puissants, qu’il est resté n’adhère que du bout des lèvres. Malgré toute son autorité morale qui est grande en Égypte, il ne se sent, dit-il, ni la force physique ni véritablement la conviction de s’en faire l’un des parrains tutélaires et des garants. Et il laisse ouverte la question du jour, la demande de passage du canal de Suez par deux bateaux de guerre iraniens à destination de la Syrie, venus « tester » le nouveau pouvoir égyptien, question qui met en émoi toutes les chancelleries. Quant à la perspective d’un Iran nucléaire ouvertement « offensif » dans les années à venir, le fait qu’Israël soit lui-même une puissance atomique lui paraît de valeur et signification égales. Pas d’européocentrisme discriminateur, nous fait-il valoir.
Nous le quittons partagés.
Un peu plus tôt dans la journée, long moment de détente et d’amitié dans un restaurant du vieux Caire avec Karima Mansour, grande danseuse contemporaine, qui fut en butte, à l’Opéra du Caire, aux manœuvres d’empêchement du responsable de la Danse égyptienne, un intime du Ministre de la Culture, Farouk Hosni de sinistre mémoire, grand Maître, entre autres, des Antiquités égyptiennes, aujourd’hui accusé de s’être approprié une fraction du patrimoine national avec Suzanne Moubarak, la propre épouse du Président déchu, et qui fut non moins le non-désirable candidat, il y a un an, au poste de directeur général de l’UNESCO nonobstant ses déclarations tonitruantes contre la présence de livres israéliens dans la Bibliothèque universelle d’Alexandrie, ouvrages qu’il se proposait de faire brûler. Candidat indigne, auquel, BHL, entre autres opposants, s’opposa avec le succès que l’on sait.
Refusant de se plier aux canons de la danse à la Béjart imposés par le protégé du Ministre, Karima fut interdite de danse sur les théâtres publics égyptiens. Comme excepté ces dites scènes, aucune autre n’existe en Égypte pour la danse, sinon à l’orientale, elle s’exila en Europe. Elle devait jouer en solo quatre soirs de suite un ballet de sa composition en janvier dernier dans la plus grande salle de Berne, quand la révolution éclata sur les bords du Nil. Elle sauta dans le premier avion pour le Caire. La suite est connue. Karima va bientôt danser dans son propre pays.
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