Curieux que « l’insulte faite à la France » par ceux qui ont osé rappeler notre proximité avec le régime génocidaire du Rwanda ait fait plus de bruit, ait suscité plus d’indignation et, semble-t-il, d’émotion que l’outrage fait aux huit cent mille victimes du génocide lui-même. Je conçois qu’on débatte de cette proximité. Je comprends que les propos de M. Kagame aient pu heurter. Mais fallait-il que le coq gaulois, monté sur ses ergots, en oublie jusqu’au respect dû aux morts et au devoir de mémoire qu’ont honoré, mais sans nous, la plupart des démocraties ?

Dans le film d’Alexandre Arcady qui sort à la fin du mois et qui raconte le calvaire d’Ilan Halimi, le jeune juif kidnappé, puis torturé à mort, en janvier 2006, parce que juif, il y a une scène sidérante. La famille a demandé une preuve de vie. Les ravisseurs ont envoyé une cassette. Et on entend, sur cette cassette, le jeune homme dire à peu près : « je suis juif, mon père est juif, ma mère est juive » – les mots mêmes de Daniel Pearl, quelques années plus tôt, dans une situation similaire. Ces mots, le gang n’a pas pu les lui souffler. Je n’imagine pas non plus qu’ils lui soient venus par hasard. Et ma sidération vient de ce qu’à un battement de cils de la fin, alors que son corps n’est plus qu’une plaie et son âme une plainte à peine vivante, le jeune martyr ait encore trouvé la force de cette glorification du nom doublée de ce miracle de transmission.

Reste de confraternité normalienne ? Bonheur d’avoir des adversaires respectables ? Ou le fait qu’il soit l’un des plus éminents représentants, en France, de ce métier que je révère entre tous et qui est le métier de reporter de guerre ? Le fait est que je lis sans déplaisir le dernier livre de Renaud Girard, Le Monde en marche, qui regroupe l’essentiel de ses chroniques et reportages, ces dernières années, au Figaro. Je peste. Je m’insurge. Je pense, sur le Rwanda justement, le contraire de ce qu’il écrit. Mais je dévore. Je revois le film de ces événements. Et, face à telle page câblée de Mogadiscio, face à telle autre offrant un aperçu inédit sur le mystère chinois, la joie des « petits camarades » (Sartre, Nizan…) admirant, chez l’autre, une trouvaille singulière.

Beny Steinmetz passe pour l’homme le plus riche d’Israël en même temps que pour l’un de ses mécènes les plus prodigues. Je le revois, il y a dix ans, dans sa maison d’Arsuf, près de Tel-Aviv, où il donne un dîner de fund raising pour l’Institut d’études lévinassiennes que nous avons, Alain Finkielkraut et moi, fondé avec Benny Lévy. Notre ami vient de mourir. Nous sommes donc seuls, désormais, pour porter la parole de l’institut. Et je revois Steinmetz, à la fois généreux et curieux, signant le premier don et posant les premières questions, aussi passionné de philosophie juive que décidé à sauver un lieu de pensée qui, ce jour-là, vacille… Ce matin, pourtant, 12 avril 2014, cette presse anglaise qui fait de lui l’antihéros d’un mauvais roman d’espionnage. Cette intrigue rocambolesque qui nous balade de la Guinée d’Alpha Condé aux pièges tendus par le FBI. Je suis peut-être naïf. Mais je n’y crois pas. Je n’arrive pas à croire que le même homme puisse être capable de cela et de ceci.

Cette recommandation de Dumézil à Foucault : « ne rien écrire qui n’ait été prononcé ; ne rien prononcer qui ne soit destiné à être écrit. » D’un côté, le gueuloir flaubertien – on connaît. De l’autre la règle – on connaît moins – qui veut qu’une parole, même vive, recèle une écriture secrète qui en est le filigrane et en fait tout le prix. C’est cette règle que j’ai en tête chaque fois que, comme aujourd’hui, en ouverture du Congrès de l’Association mondiale de psychanalyse, je prononce une allocution. Qu’est-ce que le Réel ? Pourquoi est-il, chez Lacan, synonyme d’innommable et d’impossible ? Et est-ce moi qui suis aux prises avec lui ou lui aux prises avec moi ? Tout cela est improvisé. Mais, en même temps, comme il se doit, obscurément écrit.

Mon autre livre de la semaine. Et un autre « petit camarade » rencontré, lui, beaucoup plus tôt, à la fin des sixties, au pic de ces années rouges dont la Rue d’Ulm fut l’épicentre. Il s’agit d’Alexandre Adler et de son Quand les Français faisaient l’Histoire qu’il consacre à la Résistance et qui me fait vibrer presque à chaque page. De Gaulle, Jean Moulin, Pierre Brossolette, Daniel Mayer, Pierre Mendès France, Jacques Chaban-Delmas, Maurice Kriegel-Valrimont – plus l’ombre d’un père magnifique engagé, très tôt, dans les Brigades internationales en Espagne. N’est-ce pas, à mes yeux aussi, la plus noble compagnie du monde ? Et ne serait-ce pas, dans la France morose d’aujourd’hui, la meilleure école possible de droiture et d’espoir ?

C’est, au Théâtre de l’Œuvre, et dans une mise en scène de Michel Fau, le plus étincelant et le plus paradoxalement moderne des Misanthrope. Vérité, pourtant, des costumes. Dictions plus que classiques. Intention surjouée de donner le texte comme on devait le donner du temps de Molière. Sauf que déflation de tout érotisme. Degré zéro de la séduction. Un Alceste grimaçant, outrageusement maquillé, dont les diatribes contre le genre humain et ses comédies obligées sonnent comme des provocations terroristes ou des vitupérations polpotiennes. Et, à la fin, au centre d’un tableau vivant et noir comme un Goya, une Célimène lapidée par les mots de Philinte, Oronte, Éliante, Arsinoé, Acaste, Clitandre, Du Bois et Alceste lui-même. Courez-y. C’est saisissant.


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