Lundi

Premières réactions à la fusillade de la rue des Rosiers. La classe politique, une fois n’est pas coutume, se conduit plutôt très bien. Tous, à quelque bord qu’ils appartiennent, semblent avoir à cœur de ne point utiliser le drame à des fins partisanes. Et le président de la République lui-même, en se rendant aussitôt sur les lieux, a fait le geste décisif que nous avions tant attendu, jadis, au soir de la rue Copernic, de son prédécesseur. Symboliquement, c’est important. C’est l’essentiel. C’est déjà, et en soi, une réplique à la tuerie.

Mardi

Las ! Cette belle unanimité, apparemment, ne devait pas durer. Voici Pierre Juquin, en effet, qui lance à la cantonade que l’attentat ne peut être qu’une « provocation destinée à faire diversion ». La C.G.T., dans la foulée, qui confirme son appel à la manifestation anti-israélienne prévue pour cet après-midi. Une radio libre parisienne où l’on apprend que cette « mitraillade » n’était probablement rien qu’un « règlement de comptes » interne au « camp sioniste ». Et un membre du bureau politique du P.C.F. qui, dans une brève interview à paraître dans le Matin de mercredi, met explicitement en cause « ceux qui, comme le général israélien Sharon, refusent la paix ». Je n’ai pas particulièrement envie d’attiser les passions. Ni d’envenimer un climat qui n’a que trop tendance, déjà, à virer à l’hystérie. Mais je pouvais difficilement, tout de même, laisser passer cette nouvelle : il y a aujourd’hui, à Paris, à l’heure où la rue des Rosiers commence à peine de pleurer ses morts, des responsables politiques et syndicaux pour insinuer clairement que ce sont les juifs eux-mêmes qui programment, organisent et mettent en scène l’horreur de leur propre martyre.

Mercredi

Que veut dire Gaston Defferre lorsqu’il parle de « mieux définir » le droit d’asile ? Cela non plus, on ne peut pas le laisser passer sans commentaire. Car le ministre de l’intérieur sait bien qu’il y a peu de droits qui, dans nos codes, soient aussi bien « définis », justement, que celui-là. Il ne peut pas ignorer la profusion de textes qui, de la Déclaration des droits de l’homme à la Constitution de 1958, en passant par la loi de 1927, donnent corps à ce vieux « privilège » hérité de l’Ancien Régime et dont le strict respect est l’un de nos meilleurs remparts contre le risque totalitaire. Ce n’est pas à moi de lui apprendre surtout que, limitation pour limitation, il y a déjà les conventions internationales de Tokyo (1963), La Haye (1970) et Montréal (1971) qui, quoique explicitement consacrées à la question de la piraterie aérienne, suffiraient tout à fait, s’il le fallait vraiment un jour, à instruire un dossier d’extradition.

De deux choses l’une. Ou bien Gaston Defferre est sérieux et envisage réellement d’alourdir encore cet arsenal législatif : et alors il est en train de défendre la démocratie en en sapant l’un des meilleurs, des plus assurés fondements. Ou bien il a parlé en vain et jeté sa parole en pâture à une opinion publique affolée : et alors il a pris le risque de voir demain confondus, en un identique sursaut raciste et xénophobe, les réfugiés politiques authentiques et les poseurs de bombes avérés. Dans les deux cas, c’est un mauvais coup. Une méchante action. Une piètre parade. Et le commencement du programme, cette fois, des assassins d’avant- hier.

Jeudi

La solution ? Je ne l’ai pas, bien entendu. Et les deux nouveaux attentats qui viennent encore d’ensanglanter Paris me laissent, comme tout le monde, parfaitement pantois. Je suis sûr néanmoins d’une chose. C’est qu’une telle série noire exclut l’hypothèse du tueur isolé. Que tout cela n’a rien à voir avec la classique image du desperado romantique et anarchiste réglant des comptes obscurs avec la société bourgeoise. Qu’il faut en finir, si l’on préfère, avec les vieux modèles auxquels nous songeons spontanément, du « possédé » dostoïevskien, de l’« irrégulier » à la Vaillant, du « sacrificateur » façon Malraux ou du « conspirateur » de Paul Nizan. J’ai toujours pensé pour ma part qu’il n’y avait jamais, à la lettre, de terrorisme que d’Etat. J’ai toujours considéré qu’on n’entendait rien à ses manifestations récentes hors du cadre général des relations entre les Etats. Aujourd’hui encore je suis persuadé que le phénomène restera mystérieux — et donc incontrôlable — tant qu’on refusera d’y voir l’exutoire nécessaire d’une véritable guerre qui, pour n’être pas tout à fait déclarée, n’en est pas moins réelle.

Et c’est pourquoi je me demande si la meilleure des mesures antiterroristes ne serait pas de prendre officiellement acte de cette guerre. De cesser d’admirer par exemple « l’incontestable autorité » d’un Kadhafi, premier bailleur de fonds de l’internationale néo-nazie. De manger un peu moins de langoustes, peut-être, avec quelqu’un comme Fidel Castro, parrain et ami politique de Carlos et de quelques autres. Ou d’envisager, comme fit le Congrès américain en 1972, de suspendre nos relations avec tout pays qui accorderait aide, soutien logistique ou moral aux auteurs d’attentats du type de ceux de ces derniers jours. En sera-t-il question mardi matin, au conseil ministériel restreint qui se tiendra sur ce thème à l’Élysée ?

Vendredi

Je n’ai pas apprécié moi non plus, cela va sans dire, l’étrange adresse de Menahem Begin à la jeunesse juive de mon pays. Mais fallait-il pour autant parler, comme Roland Leroy dans l’Humanité de ce matin, d’un « appel à la guerre civile » ? Risquer de douteux jeux de mots sur « Beyrouth sous les bombes » et « la France sous l’insulte » ? Emboucher les trompettes du patriotisme le plus plat, du chauvinisme le plus démagogique ? Et repartir pour un tour dans un délire anti-israélien dont on ne sait que trop, désormais, les périlleuses connotations ? La direction du Parti a jugé, semble-t-il, que oui : comme s’il s’agissait de faire savoir qu’entre elle et la communauté, les valeurs, l’héritage juifs, l’affrontement serait à l’avenir, et sur le fond, inexpiable.

Samedi

Message reçu, aujourd’hui, à Varsovie. Ce sont des catholiques, bien sûr, qui sont, cette fois, dans le collimateur. C’est au nom de la foi chrétienne qu’ils bravent l’interdit de leur propre Parti. Et c’est en hommage à Mgr Glemp ou au pape Jean-Paul II qu’ils se sont réunis par milliers pour résister à une autre terreur. Reste que j’ai peine à me déprendre, face à ces hommes et à ces femmes, d’un obscur, tenace, presque substantiel sentiment de solidarité. Qu’il me paraît y avoir plus qu’une communauté d’esprit entre ces cortèges de pèlerins, victimes de leur dévotion à la Bienheureuse Vierge Marie, et ceux qui, à Paris ou ailleurs, continuent d’être rejetés parce qu’ils sont la descendance du peuple de la Bible. Que l’ennemi, leur ennemi à tous, la force qui, ici comme là, s’acharne dans la persécution, me paraît s’armer fondamentalement — et planétairement — aux mêmes infâmes arsenaux. J’appelais cela, il y a quelques mois déjà, la « guerre métaphysique » de la modernité : le moins que l’on puisse dire est qu’elle se poursuit, cette guerre, sur tous les fronts. Même si son épicentre passe, lui, au gré de l’occasion, de Czestochowa à la rue des Rosiers ou aux parages de Jérusalem.

Dimanche

La télévision, comme toujours, a tout dit. Et aucun discours ne vaut face à cette séquence d’images qui, tout à l’heure, au journal télévisé, nous montrait successivement la longue cohorte de manifestants réunis au sanctuaire de la Vierge noire polonaise ; le début d’un reportage sur la vie quotidienne des habitants de Beyrouth-Est, le quartier non bombardé de la capitale libanaise ; et puis, soudain, alors que la caméra commençait de nous dire le sentiment de ces chrétiens qui se sont sentis littéralement libérés par l’armée juive de Tel- Aviv, cinquante secondes de silence, de nuit sur nos écrans — avec ce simple commentaire : « Censuré par la Syrie. »


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