Sur le rôle libérateur de cette convocation du Grand Sanhédrin, sur ce moment d’exception que furent, pour les Juifs de France, ces journées de 1807, sur le fait que Napoléon achève le geste entamé, mais entamé seulement, par la Révolution française, je crois que l’essentiel a été dit, et ce n’est pas sur ce point que je vais insister.

Je voudrais plutôt vous dire, en quelques mots, comment, aux yeux de l’intellectuel, du philosophe, que je suis, se met en place, pendant ces quelques journées que durent la convocation, puis les débats, du Grand Sanhédrin, un dispositif de pensée dont l’actualité est plus brûlante que jamais.

1

Ce dispositif de pensée, énoncé par les soixante et onze rabbins et notables rassemblés par l’Empereur, comporte une première proposition qui est, comme vous savez, la suivante : « l’obéissance à la Loi n’est pas exclusive de l’amour de la patrie ».

La tradition antisémite dit, depuis des siècles, exactement l’inverse.

La grande philosophie de l’époque, la philosophie déjà en train de s’imposer au moment où se réunissent les soixante et onze rabbins et notables, à savoir la philosophie de Hegel, dit, également, l’inverse puisqu’elle dit que l’histoire universelle est l’histoire des Nations et que, à cette histoire universelle, un peuple résiste, un peuple s’oppose et qu’il faut, ce peuple, le peuple juif, le haïr pour cette raison.

Mieux, il y a dans la tradition française et occidentale, jusqu’à cette date – et cela dure, d’une certaine manière, jusqu’à nos jours – une thématique de la double appartenance, on dirait aujourd’hui de la double allégeance, qui est dans le fil de cela, qui est imputée à crime aux juifs et qui suppose, donc, que l’on ne peut aimer à la fois la Loi et la Patrie.

Eh bien les notables et les rabbins, reprenant, somme toute, le principe de Maimonide : « la loi du pays fait loi », énoncent : « non, les deux ne sont pas incompatibles car ils n’ont rien à voir ; et ils n’ont rien à voir en ce que – et là est le cœur du raisonnement – l’on ne saurait confondre l’obéissance à une idée et la fidélité à une patrie. »

Bien sûr, et ils le savent, la France est aussi une Idée.

Bien sûr, et ils ne le savent pas encore, mais ils le devinent car l’empereur Napoléon Ier en avait lui-même anticipé, préfiguré le dessein, un jour viendra où l’autre Idée, la juive, deviendra à son tour une Nation qui prendra le nom d’Israël.

« Mais justement, disent les rabbins et les notables ; tel est l’enjeu ; tel est le défi ; cette Nation-Idée et cette Idée-Nation, cette Nation qui est aussi une Idée et cette Idée qui deviendra un jour une Nation, sont parfaitement et éminemment compatibles. »

Beaucoup, beaucoup plus tard, un grand écrivain, un grand historien, Marc Bloch, le confirmera : « c’est un pauvre cœur que celui auquel il est interdit de renfermer plus d’une tendresse. »

D’autres grands juifs, d’autres princes, et de la gentilité et du judaïsme, d’autres Resh Galuta, princes des exilés, au sens où on le disait, en Angleterre, de Isaïah Berlin, insisteront sur la possibilité, que dis-je ? la gloire de la double appartenance, c’est-à-dire de la conjonction du patriotisme et de l’être-juif : ce sont les Durkheim, les Mauss, les Reinach.

Mais, dès ce moment, tout est dit.

Et tout est dit à travers une réponse dont la formule affinée est : le judaïsme est une Idée ; ce n’est pas une particularité, une ethnie, une appartenance à je ne sais quelle communauté, tribu, ou nation, c’est, vraiment, une Idée ; ou, si communauté il y a, cette communauté n’est pas en compétition avec l’autre puisqu’elle est, par hypothèse, une communauté imaginaire.

Victoire de Kant sur Herder.

Triomphe de l’idéalisme transcendantal sur le romantisme de l’appartenance.

Des deux hommes de Königsberg, l’un (Kant) est mort trois ans plus tôt, l’autre (Herder) quatre ans plus tôt : eh bien de leur duel encore tout chaud, de cet affrontement de géants encore présent dans tous les esprits, de ce dilemme métaphysique dont les deux siècles à venir ne vont faire, d’une certaine façon, que dérouler les péripéties et la logique, les rabbins sont les premiers à tirer une première conclusion – au bénéfice, donc, de l’homme des Lumières et au détriment de l’homme des anti-Lumières ; au bénéfice de l’auteur d’Idée d’une Histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique et au détriment de celui qui lui répond dans la deuxième partie des Idées pour la philosophie de l’Histoire de l’humanité, puis dans la Métacritique de la Critique de la Raison pure.

Tel est le théâtre.

Tel est, aussi, l’enjeu.

Et tel est l’esprit, donc, de la réponse du Grand Sanhédrin.

2

Les rabbins et les notables du Sanhédrin soutiennent, alors, une seconde proposition. Ils disent : « l’apprentissage des savoirs modernes, des sciences, de la philosophie, n’est pas incompatible, au contraire, avec la fidélité à l’étude traditionnelle. »

Là encore, la tradition dit le contraire.

Elle a produit d’abord, tout au cours du siècle qui s’achève, c’est-à-dire du siècle des Lumières, tant et tant de juifs dont l’apprentissage des savoirs modernes s’est payé d’un effacement, d’une occultation, d’un oubli de leur être- juif, presque d’un nouveau marranisme.

L’histoire récente, notre histoire à nous, montre, à l’inverse, des juifs de piété, de fidélité, qui font grief à ceux des leurs qui s’essaient aux savoirs modernes de se nier eux-mêmes et qui leur font grief, en fait, de tourner le dos à cette église invisible du judaïsme, à cet édifice invisible, qu’est la lecture du Talmud.

C’est déjà l’histoire de Moses Mendelssohn, grand juif s’il en est, bastonné par un groupe de ses coreligionnaires parce qu’il avait été surpris en train d’étudier un livre qui ne faisait pas partie de la grande architecture talmudique.

Et c’est une histoire dont je pourrais vous donner maints exemples, certes moins caricaturaux, mais parfaitement contemporains, oui contemporains jusqu’aujourd’hui ou presque – j’en ai des personnels, nous en avons tous des personnels, à disposition de qui voudra…

Mais, là encore, les soixante et onze notables et rabbins disent : « non ; c’est faux ; les deux sont compatibles ; savoir et étude ne sont pas antinomiques ; ils peuvent aller, sinon du même pas, en tout cas du même mouvement. »

Ils donnent raison à Mendelssohn.

Ils ratifient le projet même de l’auteur des Entretiens sur l’immortalité de l’âme, par ailleurs traducteur de la Torah en allemand.

Ils disent ce que dira, par exemple, Michel Foucault dans son fameux texte sur les Lumières où il montrera la parenté de questionnements et de problématiques entre les Lumières philosophiques et la Haskalah juive.

Ils disent ce que dira, longtemps après eux, un siècle et demi après eux, ce grand philosophe juif et français dont nous avons ici le fils et qui n’a jamais, au grand jamais, accepté de choisir entre ses deux identités et leurs deux régimes de pensée – Emmanuel Levinas.

Car c’est lui, n’est-ce pas, le philosophe qui tirera toutes les conséquences de la seconde proposition du dispositif de pensée du Grand Sanhédrin ?

Emmanuel Levinas, vous le savez, mènera, toute sa vie, une double œuvre : une œuvre dans le registre du savoir, une œuvre philosophique, une œuvre continuant celles de Platon, de Descartes ou de Husserl – et, de l’autre côté, une œuvre dans le registre de l’Etude, une œuvre post-talmudique, une œuvre continuant celle de Franz Rosenzweig ou de Martin Buber, une œuvre proprement juive.

Est-ce qu’il n’y a pas des vérités juives, demandera Levinas – dans le droit fil de ce que pressentaient les rabbins et les notables du Grand Sanhédrin –, qui sont inaudibles dans la langue philosophique et intraduisibles, donc, en grec ? Est-ce qu’il n’y a pas, inversement, en grec et en langue philosophique, des vérités et des valeurs qui n’ont pas de sens en pensée juive ? Oui, répondra-t-il. Oui, naturellement, répondaient déjà les membres du Sanhédrin. Mais tel est, justement, le défi. Tel est, là encore, le pari. Il est de mener les deux de front. Il est de penser, et pratiquer, cette indissociabilité nouvelle du savoir et de l’étude.

Il y a un apologue du Talmud qui raconte comment un groupe de rabbins, se présentant dans une ville ou un village d’Europe centrale, et demandant à en rencontrer les gardiens, sont amenés aux soldats qui gardent la ville, aux sentinelles. « Mais non ! s’écrient-ils. Ce ne sont pas ces gardiens-là que nous voulons. Pas les soldats. Ce sont les instituteurs que nous cherchons. Les sages. Ce sont eux, les vrais gardiens de la ville. » Et, quand ils s’écrient cela, quand ils demandent à voir les écoles ou, plus exactement, quand les Sages du Sanhédrin se souviennent de ces ancêtres qui demandent à être conduits aux lieux où se transmet la sagesse, ils entendent indifféremment écoles juives et écoles laïques, lieux d’étude et de savoir, ceux où l’on continue d’étudier les lettres de feu du Talmud et ceux où l’on fait l’apprentissage de la citoyenneté.

Ce sont deux choses différentes, je le répète.

Mais ce sont deux choses qui ne sont pas exclusives l’une de l’autre. Voilà, en tout cas, ce que disent les rabbins.

Voilà ce qu’ils répondent, à l’issue de leur réflexion, à l’Empereur.

Et ce geste-là, encore, est un geste révolutionnaire – c’est un geste qui vient jusqu’aujourd’hui et dont il y a, aujourd’hui même, un vrai usage : je connais tant de jeunes juifs – je les vois, là, aujourd’hui, devant moi, dans cette grande salle de l’Hôtel de Ville – qui en savent aussi long que moi, il y a trente ans, sur Platon, les stoïciens ou Lautréamont mais qui doublent ce savoir d’une connaissance profonde, bien plus profonde que la mienne, des textes du Rambam ou de la Kabbale de Luria.

Ils sont les héritiers du geste rabbinique.

Ils sont les descendants, non pas des Reinach ou des Cohen Salvador, mais de ces Sages qui, à l’orée de la modernité, posent la compossibilité de l’étude et du savoir.

3

La troisième proposition du Sanhédrin pourrait se formuler comme suit.

Etre juif est un mode d’appartenance qui, loin de nous couper des autres humains, nous en rapproche au contraire comme jamais.

Les participants du Grand Sanhédrin savent, ô combien, qu’il y a, dans toute appartenance, un risque d’exclusion, de séparation entre ceux d’ici et ceux de là, de partage, parfois mortel, entre les autochtones et les étrangers.

Pire : ils savent que l’appartenance juive est, de toutes les appartenances nationales ou communautaires, celle qui, de manière immémoriale, a été le plus profondément suspectée de ce geste de scission ou de sécession.

L’un des grands inventeurs juifs de l’antijudaïsme contemporain, Spinoza, dit très exactement cela : le problème avec le judaïsme, dit-il, le problème avec les juifs, martèle-t-il, c’est qu’ils sont des agents de division et de sécession et qu’il ne peut y avoir, avec eux, de vraie communauté possible.

Du reste, il n’y a pas que Spinoza ou les antisémites. A la tradition elle-même, il est arrivé de dire : « c’est soit l’un, soit l’autre ; tu es juif ou gentil ; membre de la communauté ou appartenant aux nations ; il faut choisir ; tu ne peux pas ne pas choisir ; et, si tu te veux frère de tous les hommes, tu ne seras frère de personne. »

Eh bien, là encore, les rabbins et les notables s’inscrivent en faux. Là encore, ils disent : « non ; justement non ; le judaïsme est un humanisme ; le judaïsme est un universalisme ; les versets qui nous interpellent et dont il nous incombe de commenter à l’infini les mystères et les richesses, sont des versets qui nous enseignent que ce n’est pas seulement pour ceux qui sont ici, aujourd’hui, avec nous, que l’Eternel est venu, mais pour tous ceux qui n’y sont pas et, donc, par exemple, pour ceux des Français fidèles à ces commandements minimaux que nous appelons les Commandements de Noé. »

C’est la troisième proposition. C’est le troisième pilier de ce dispositif de pensée. Et c’est une proposition dont je crois que, là encore, elle sonne, en ce temps-là, comme une grande nouvelle, comme un ébranlement considérable, en France et en Europe. C’est elle qui pose les bases de l’universalisme juif et, donc, d’un vivre-ensemble dont les juifs ne seront pas seulement les débiteurs mais aussi – et quelle fierté ! – les créditeurs et partenaires à part entière. C’est elle qui fait du judaïsme cette propédeutique à toute morale qu’a entrevue Sartre à la fin de sa vie et que Levinas a passé la sienne, de vie, à expliciter. Et c’est elle enfin qui, à mon sens, donne tout son sens, et même son seul sens, à la belle idée d’Election.

Evidemment, deux siècles après, c’est-à-dire aujourd’hui, il est clair que les Juifs de France et d’Europe ont quelques raisons de considérer avec méfiance, ou avec distance, cet optimisme des rabbins et des notables rassemblés en 1807 par l’Empereur.

Ils savent que cet universalisme, non seulement n’a rien pu pour eux à l’heure où la nuit s’est faite la plus noire, mais qu’il s’est retourné contre eux – et avec quelle violence ! – en fournissant les bourreaux en semonces et munitions.

Ils savent que, dans la France de 2007, il y a des signes, des mots, qui peuvent donner à certains – et comment ne pas les comprendre ? – l’envie de se mettre à l’écoute de cette autre musique du verset biblique, cette autre longueur d’onde, celle qui leur recommande de camper à part des Nations, séparés, et de ne plus faire confiance à cette universalité dont leurs ancêtres du Grand Sanhédrin prétendaient être les porte-flambeaux.

Et j’ai assez souvent dit, par ailleurs, les risques d’affadissement du message juif que recèlent cette proposition numéro 3 et l’attitude qui en procède, j’ai assez souvent dit les fâcheuses ambiguïtés de ce fameux « franco-judaïsme » qui en est la conclusion logique, pour ne pas avoir, ici, aujourd’hui, à y revenir.

Mais bon. Malgré cela, malgré ce risque, malgré les raisons que nous avons de nourrir, et nourrir encore, cette méfiance, malgré le pessimisme qui nous requiert et qui nous est, aujourd’hui plus que jamais, une ardente obligation, cette leçon du Sanhédrin reste actuelle ; ce dispositif de pensée reste la moins mauvaise des armes dont les Juifs disposent pour continuer de mener, en particulier, cette guerre de longue durée, et qui n’aura peut-être pas de fin, qu’est la guerre contre l’antisémitisme ; c’est comme cela, et comme cela seulement, c’est en restant fidèles, certes à la pensée juive, certes à ce que nous savons de la tradition de nos maîtres, mais aussi à l’idéal républicain et à une tradition universaliste posée comme non contradictoire de la tradition juive, c’est en collant à cette idée lévinassienne que juif est un autre nom de l’humain, que nous saurons résister à cette horreur qu’est la récurrence de l’antisémitisme ; et puis surtout, surtout, le monde juif a, lui aussi, ses bigots, ses tartuffes, ses sectaires, il a, lui aussi, cette tentation du repli, du fanatisme ou de la fossilisation que l’on trouve partout ailleurs, alors pourquoi pas là ? – eh bien cette troisième proposition des rabbins est le meilleur des antidotes à la tentation, il est la meilleure façon, pour les Juifs, de rester fidèles à leurs valeurs.

4

Un dernier mot.

Ce dispositif de pensée est d’une grande actualité, encore, pour d’autres que les Juifs, pour d’autres Français, ou pour d’autres communautés d’hommes et de femmes aspirant à le devenir, et qui se posent des questions du type de celles que se posaient les Juifs il y a deux cents ans.

Nombre de nos amis musulmans, par exemple, auraient grand intérêt à s’inspirer de ces quelques semaines d’histoire de France, de ces débats et de ce dispositif de pensée inventé par soixante et onze notables et rabbins rassemblés et enfermés pendant quelques semaines : je pense, là, aux musulmans modérés, naturellement ; je pense aux musulmans laïques, aux musulmans qui ont fait le

choix de dire non, avec force, à l’intégrisme et au fondamentalisme ; et, ces musulmans-là, si j’admets qu’ils ne sont pas assez nombreux, ou qu’ils ne s’expriment pas avec assez de force, il nous revient, nous, de dire avec la plus grande force, qu’ils existent, qu’ils sont là, qu’ils sont plus nombreux qu’on ne le pense – et qu’ils ont une voie possible, que nous connaissons puisque nous l’avons frayée et balisée, et qui permet, sans renier la loi de ses pères, d’entendre la voix de la loi républicaine.

Au-delà même des musulmans, comment ne pas voir que ce dispositif rhétorique, ces trois propositions solidement articulées, cette double fidélité possible, cette étude et ce savoir qui peuvent aller de pair, cette définition d’un universalisme nouveau qui ne serait plus, comme il l’a trop souvent été, réducteur ou assassin, comment ne pas voir que tout cela est d’une grande pertinence aussi, par-delà les uns ou les autres, pour la France en général, pour ce grand pays en proie à une crise et à un doute nouveau sur son identité, pour cet être-ensemble qui s’interroge sur ses fondements, ses valeurs et sur le sens nouveau à donner, ou pas, à un vieux principe bien malmené qui s’appelle le principe de laïcité ?

Pour la France guettée par le communautarisme, pour cette France mélancolique, anxieuse, où s’instille le mauvais venin de la concurrence des mémoires et de la guerre des victimes, pour la France en général, pour tous les Français sans exception, quelles que soient leurs origines et quelle que soit leur confession, il faut que soit méditée la leçon de lumière du Grand Sanhédrin.


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