Je rentre du djebel Nefoussa, ce plateau montagneux, au nord-ouest de la Libye, qui constitue, après celui de Misrata à l’est, puis celui de Brega encore plus à l’est, le troisième front de cette guerre. Ce que j’y ai vu me porte à m’inscrire en faux, plus que jamais en faux, contre les déclarations étrangement défaitistes que l’on entend, depuis quelques semaines, à Washington, Londres et Paris.
On nous parle de l’armée rebelle comme d’une armée désorganisée, mal préparée au combat, indisciplinée. Sur le poste le plus avancé du front de Goualich, qui est sa première ligne d’attaque face aux forces kadhafistes, j’ai constaté l’inverse : une cinquantaine d’hommes bien entraînés, encadrés par d’ex-militaires ayant fait défection et fiers d’avoir, en dix jours, repris les soixante kilomètres qui les séparent de Zintan, base du commandement unifié de la région. Le contraire de l’enlisement.
On nous dit qu’il s’agirait de combattants qui ne verraient pas plus loin que le bout de leur village et seraient incapables d’une vision stratégique d’ensemble, en vue de la prise de Tripoli. À Zintan comme à Yefren, en terre arabe comme en pays berbère, on entend et voit tout autre chose. À savoir une rébellion pour qui Tripoli est l’objectif. Des chefs de tribu pour qui l’unité de la Libye est, dans le feu des combats, devenue un impératif. Des officiers parfaitement conscients du fait que ce but n’est atteignable qu’en coordination étroite avec la direction opérationnelle des forces de l’OTAN. Rien à voir, à nouveau, avec le désordre, l’improvisation, « l’esprit tribal », dont on nous rebat les oreilles.
On s’inquiète de la qualité de l’armement des insurgés et du déséquilibre des forces qui en serait la conséquence. Qu’il leur manque, pour être en mesure de marcher sur la capitale, des armes lourdes et semi-lourdes, c’est probable. Et probable aussi que l’OTAN devrait répondre, sans tarder, à leur demande de bombarder les positions de Jawsh, Tidji, Al-Jhizaya, Al-Rouess et Badr d’où l’artillerie ennemie continue, à l’heure où j’écris, de tenir en joue les populations civiles de Nalout et El-Haraba. Mais un grand progrès a été accompli avec la livraison, en particulier par la France, de plusieurs dizaines de tonnes d’armes dont une large part est allée dans cette région du djebel Nefoussa. À ceux qui en douteraient, l’équipe qui m’accompagnait tient à disposition les images qu’elle a pu filmer d’une de ces livraisons. C’était en fin d’après-midi, sur un tronçon de route qui surplombe la vallée mais qui est, lui, plus ou moins à l’abri des tirs. Les rebelles l’ont transformé en une piste d’atterrissage, balisée comme telle et éclairée sur mille six cents mètres. Un gros-porteur, en provenance de Benghazi, s’est posé là. Il a déchargé du matériel, totalement bâché et immédiatement pris en charge par des pick-up venus de Zintan et qui y sont aussi- tôt repartis. D’après l’un des hommes en charge du checkpoint : une demi-tonne de semi-lourd destiné aux premières lignes.
On nous décrit, enfin, l’armée de Kadhafi comme une armée qui « résisterait » – sic – à la coalition. Outre qu’appliquer le beau mot de résistance à la soldatesque d’un tyran aux abois me semble être une injure au bon sens, outre que nous rapportons des indications laissant soupçonner la possession, par ce tyran, de l’arme sale par excellence qu’est le napalm, il se trouve que nous avons pu entrer, à Zintan, dans une madrasa transformée en prison militaire ainsi que dans une salle de l’hôpital où sont soignés les prisonniers blessés. Et, là, nous avons recueilli deux sortes de témoignages. Des récits de mercenaires venus du Niger, du Mali, du Soudan et qui, à Al-Assaba, face à Goualich, constituent apparemment une moitié des effectifs. Et le témoignage, ensuite, d’un artilleur libyen qui nous a raconté, dans des conditions déontologiquement acceptables, c’est-à-dire hors de la présence de ses geôliers, comment ses camarades ne restent à leur poste que parce qu’ils ont, dans leur dos, des gardes-chiourmes chargés de les abattre à la moindre tentative de désertion. Est-ce là, vraiment, une armée « loyaliste », prête à mourir pour son « Guide » ?
J’ajoute enfin que le militant des droits de l’homme que je suis ne pouvait pas ne pas avoir en tête, et opposer aux responsables de l’armée des Libyens libres, les accusations d’exactions récemment portées contre elle par l’ONG Human Rights Watch. Tous mes interlocuteurs, à commencer par le colonel Mokhtar Khalifa, patron en second de la défense de Zintan, les ont catégoriquement démenties. Je n’ai moi-même, sur les soixante kilomètres qui séparent Zintan du front de Goualich, pas trouvé trace d’autres destructions ou pillages que ceux systématiquement commis, dans leur débandade, par les soudards de Kadhafi. Et, sur un point au moins, celui du pillage de l’hôpital d’Aweinya, je suis en mesure d’apporter un démenti à ces accusations puisque c’est l’assemblée locale de la ville, devenue une ville quasi fantôme, qui a décidé le transfert du matériel médical qui s’y trouvait vers la ville, plus peuplée, de Zintan : cette décision a été l’objet d’un acte administratif en bonne et due forme – que j’ai vu. Un détail ? Peut-être. Mais c’est à des détails de ce genre que se juge la conduite, ainsi que l’avenir, d’une résistance.
Bref. Je ne comprends décidément pas le ton désabusé des commentateurs qui n’ont jamais trouvé trop longs les quarante-deux ans de la dictature mais qui trouvent, soudain, interminables les cent et quelques jours de la libération. Je comprends encore moins les appels répétés à une « négociation politique » qui, seule, permettrait de sortir du « bourbier » où MM. Sarkozy et Cameron nous auraient précipités. Il n’y a qu’une « solution politique » à la crise ouverte, le 17 février dernier, par l’offensive lancée par ce régime contre son peuple : c’est le départ de Kadhafi – et j’ai l’intuition que nous en sommes proches.
À quelles conditions ?
Si je mets à part le nécessaire renforcement d’une résistance qui est au bord de la victoire mais doit encore progresser, il y a trois conditions au succès.
1. Que les Français et les Britanniques ne cèdent pas à l’intimidation et continuent sur la voie qu’ils ont ouverte : cette guerre, parce qu’elle vise un dictateur qui avait promis de noyer son peuple « dans des rivières de sang », est une guerre juste.
2. Que Washington, même s’il est en retrait et laisse la responsabilité de l’essentiel des opérations à ses alliés européens, ne tombe pas dans une autoflagellation où l’on verrait cette guerre de Libye rejoindre l’absurde guerre d’Irak dans la même réprobation : la guerre d’Irak fut basée sur un mensonge d’État (les fameuses et introuvables « armes de destruction massive »), rien de tel pour la guerre de Libye ; la guerre d’Irak fut une guerre de vengeance (11 septembre… volonté, chez Bush fils, de laver l’affront fait à Bush père par un Saddam Hussein qui ne lui sut pas gré de l’avoir épargné…), rien à voir avec la guerre de Libye ; la guerre d’Irak, en une sorte de messianisme démocratique, croyait en une liberté apportée de l’extérieur et capable de fleurir du jour au lendemain – en Libye, nous nous sommes appuyés sur une revendication démocratique venue, non seulement de l’intérieur, mais des profondeurs de la société et incarnée, en particulier, par le Conseil national de transition et cela n’a, de nouveau, rien à voir.
3. Que la communauté internationale, enfin, ne tombe pas dans le piège qui consisterait à faire de Kadhafi je ne sais quel « rat du désert », défiant les forces coalisées et devenu un demi-héros se battant, le dos au mur, seul contre tous : sans même rappeler Lockerbie et le soutien militaire au terrorisme irlandais, sans avoir à revenir sur son long passé de grand argentier et stratège du terrorisme international, il ne faut perdre de vue ni la brutalité de la répression qu’il a menée contre son peuple ni le fait que sa première, sa toute première et instinctive réaction, au premier jour de l’intervention alliée, fut de menacer de répondre à nos frappes sur ses avions militaires par des frappes sur nos avions civils – ce qui est la définition même, toujours, du terrorisme. Kadhafi, autrement dit, n’a pas « changé ». Il n’a jamais cessé d’être – il demeure – un tyran baroque mais sanguinaire passé maître dans l’art du crime de masse.
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