N’y a-t-il pas quelque chose d’assez obscène dans la joie mal dissimulée des éternels ennemis de l’Amérique face aux premiers effets de cet ouragan ? L’hyper puissance mise à genoux par la « Mère nature » même… L’Empire, le redoutable Empire, ravalé au rang d’un pays du tiers monde recevant des propositions d’aide du Sri Lanka quand ce n’est pas de Chavez ou de Castro… Quelle jubilation ! Quelle aubaine ! Et, pour un ami de ce pays, quelle pitié !

Quelque chose de fétide, aussi, dans l’argument de ceux qui, comme Michael Moore dans sa « Lettre à George Bush », profitent de la circonstance pour incriminer, une fois de plus, la guerre en Irak. Il existe bien assez des raisons de s’opposer à cette aventure irakienne. Faut-il y ajouter celle, qui sent toujours un peu sa droite populiste, d’une incompatibilité de principe entre le côté de New Orleans et celui de Bagdad ? Est-il bien raisonnable de prétendre obliger le peuple américain à choisir, en gros, entre faire des digues chez soi et construire la démocratie chez les autres. La Corrèze ou le Zambèze disaient, jadis, les homologues français de Michael Moore.

Les grands incendies de Chicago et leur contribution au remodelage de l’idée même d’urbanité américaine… La crue du Mississipi de 1927 et le rôle qu’elle joua dans la genèse, puis la mise en œuvre, du rooseveltisme et du New Deal… Les mythes et réalités du Big One – leur rôle dans la définition de l’espace-temps californien… Et maintenant la Big Easy saccagée par Katrina – analyseur de la société américaine, révélateur de sa face cachée. La Nature, ce sociologue. La Nature, ce politologue. La Nature, ce grand livre où les Américains en ont toujours appris, sur eux-mêmes, autant que dans les bibliothèques ou même l’analyse de soi. Leçons de Katrina. Pédagogie sinistre de Katrina.

Les pauvres, par exemple. On les croyait parqués, les pauvres, dans le cœur déserté des villes – les voilà sur CNN. On se disait : il n’y a que des esthètes de la vieille Europe pour s’émerveiller de l’esprit d’une New Orleans qui n’est, depuis longtemps, qu’un cloaque, un ghetto de pauvres, une ville maudite, à la rigueur un remords – voilà que le cloaque envahit les écrans du pays ; voilà que le remords fait la une des journaux et fait honte à l’Amérique. On les croyait réduits à une statistique – la statistique s’est animée. On les croyait pétrifiés dans leur nombre, abstrait à force d’être répété – c’est la révolte du nombre ; c’est, au moment même où il se meurt, le nombre qui prend vie, s’incarne dans des corps et des visages. Katrina ou l’apparition paradoxale des invisibles. Katrina ou le surgissement de cette première Atlantide, antérieure à l’inondation car abîmée dans les consciences, qu’était le continent de la pauvreté.

La question raciale. La question de ces mêmes pauvres qui sont aussi des Noirs et dont l’Amérique démocratique découvre, avec honte encore, que le délaissement n’est pas sans rapport avec la couleur de la peau. La mort, le Onze Septembre, avait frappé indistinctement. Là, elle a fait des listes. Elle a sélectionné ses clients. Elle a renoué avec l’esprit, que l’on croyait éteint, de la ségrégation et du racisme. Et c’est pourquoi il est juste de dire, à la fois, que l’ouragan du 29 août est un anti-Onze septembre et que ce péché originel de l’Amérique qu’est l’humiliation méthodique de la communauté noire est loin d’appartenir au passé. Autre leçon de Katrina.

Et puis la violence enfin. Violence du sauve-qui-peut des Riches et des Blancs quittant la ville comme on abandonne une bête enragée. Violence des laissés pour compte, pauvres et blacks, détruisant ce qui restait de leur quartier avec la même sorte de colère, étrangement désespérée, que j’ai connue dans les villes fantômes des guerres oubliées d’Afrique et d’Asie. Violence des policiers, déployés pour secourir, et dont le premier réflexe fut de mettre en joue et de tirer. Violence enfin de ces images de cadavres qui furent, on s’en souvient, le grand tabou indiscuté des lendemains du 11 septembre – mais, là aussi, les digues ont cédé ; là aussi les verrous ont sauté ; et c’est, là aussi, le retour terriblement brutal et, peut-être, dévastateur d’un des refoulés les plus têtus de la conscience américaine contemporaine.

Un Ground zéro moral et symbolique. Une sorte de Ground -1, où c’est le lien social lui-même qui se serait rompu. Hobbes contre Tocqueville. Mad Max versus Monsieur Smith au Sénat. Ce fameux état de nature qui n’est, en général, qu’une hypothèse, une fiction, et dont on crut qu’il était là, l’espace de quelques heures, telle une réalité désengloutie. Ce n’était pas l’état de nature, évidemment. C’était l’état, hélas social, d’une Amérique qui n’est pas toujours conforme à son visage rêvé. Mais voilà. C’était tout comme. Et de même que le 11 septembre avait montré la vulnérabilité du pays aux attaques extérieures, de même l’anti 11 septembre aura exhumé cette autre vulnérabilité, venues du dedans, dont la société américaine ne voulait rien savoir non plus : une vulnérabilité d’autant plus périlleuse qu’elle prend, cette fois, le masque de la violence.


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