Le Festival de Cannes a toujours tort, c’est un principe. Qu’il couronne Ken Loach ou accueille Bernard-Henri Lévy, il se trompe. Qu’il décerne la Palme d’or à un film social, qui dépeint le quotidien d’un homme victime du capitalisme sauvage, et les critiques de déplorer le choix trop classique du Jury, qui vient récompenser un film « vintage », de facture trop traditionnelle. Qu’il accueille le film de BHL, Peshmerga, documentaire saisissant de vérité sur la guerre menée par une poignée de combattants en première ligne contre l’ennemi du Monde, et les critiques de se lamenter sur cette programmation de dernière minute, symbole de tous les maux de la vie culturelle à la française.

De quoi sont donc coupables Ken Loach et BHL ? D’être des hommes de gauche, plutôt de bonne volonté dans leur genre, et d’avoir été déjà trop couronnés aux yeux de certains ? Étrange univers en vérité, où l’on désespère de la force politique du cinéma offert à Cannes au lieu de s’en réjouir. Le Festival de Cannes renoue avec sa conscience de gauche, enfin ! et il se trouve des consciences de gauche pour le dénoncer.

Commençons par Ken Loach. Moi, Daniel Blake est l’anti Merci patron de François Ruffin, le créateur de Nuit debout. Contrairement au français, Loach respecte son sujet. Le spectateur est invité à suivre le pathétique parcours d’un homme privé de ressources dans l’Angleterre post-Thatchérienne de David Cameron, sans manipulation, ni entourloupe. Loach n’est pas Ruffin, qui trafique le destin de gens fracassés par la vie pour en faire les instruments de son combat politique.

Autopsie d’un système économique

Moi, Daniel Blake est l’autopsie d’un système économique et social qui déchiquète les êtres humains en bout de chaîne alimentaire du capitalisme. Sauf que là où Ruffin exerce une impitoyable violence culturelle de classe sur ses héros, se jouant de leur malheur, s’amusant de leur détresse, se divertissant de leur difficulté, alors même qu’il prétend pourtant les défendre, Loach pose une caméra pudique et réservée. On suit le héros dans une impossible quête à l’aide sociale. Ni plus, ni moins. Le chaleur du film naît de sa froideur apparente.

Ken Loach est plus efficace que Ruffin. Et plus convaincant. Fort d’un film impeccable, Palme d’or en mains, il n’en est que plus légitime à condamner « les pratiques néo-libérales qui ont entraîné dans la misère des millions de personnes, de la Grèce au Portugal, avec une petite minorité qui s’enrichit de manière honteuse ». Pour ceux qui en doutaient, le cinéma debout est plus utile que Nuit debout. Et infiniment plus respectueux de la cause de ceux dont il entend se faire l’avocat.

A la conscience de gauche version sociale incarnée par Ken Loach, le festival a ajouté la conscience de gauche version internationaliste de Bernard-Henri Lévy, décidant en urgence de projeter son dernier film, Peshmerga, hors compétition.

BHL ne laissant jamais indifférent, aussitôt la nouvelle connue, et avant même toute projection, les critiques ont fusé. Et elles ont repris de plus belle ladite projection. Tout en changeant de nature. Donc, BHL a eu droit à la traditionnelle critique du tout à l’ego, illustrée de manière convenue et vaine par Charline Vanhoenacker sur France Inter, « L’Homme qui voyage à la seule puissance de son ego », le tout rehaussé d’une touche de complotisme « Si vous voulez une table, il faut suivre BHL […] En revanche, ne suivez pas Emir Kusturica, deux fois palmes d’or, ok, mais qui a livré son film un jour en retard, il a donc été rejeté. Évitez de suivre un réalisateur palestinien, déprogrammé aussi. » Un nationaliste admirateur de Milosevic et un Palestinien déprogrammés, et voilà que la chroniqueuse de France Inter suspecte de manière implicite le Festival de Cannes d’avoir choisi un camp plutôt que d’autres….

Hélas pour Charline Vanhoenacker et les autres, l’auteur de Peshmerga ayant sagement opté pour une présence discrète à l’intérieur de son documentaire, et les combattants Kurdes montrés dans le film étant des combattants honorables, il a fallu inventer un autre moyen de l’accrocher pour faute. Du coup, certains ont opté pour la dénonciation des héros kurdes suivis par l’objectif des caméras de BHL. Ce dernier aurait choisi les méchants Kurdes au lieu de suivre les gentils…

Immersion totale dans la guerre

Or, pour qui veut bien regarder Peshmerga en oubliant son auteur (et qu’il assure lui-même le commentaire) il y a matière à saluer le travail accompli. Notamment celui des cadreurs qui ont pris des risques considérables (l’un d’entre eux a été blessé lors du tournage) pour rendre compte au plus près de la guerre menée par les Peshmergas en première ligne contre les forces de l’État islamique.

L’immersion dans cette guerre qu’il faut mener contre un ennemi invisible et insaisissable est totale. Peshmerga est l’un des rares documents filmés qui montre ce qu’est la réalité de la guerre, en Syrie et en Irak. En cela, c’est un document précieux, et BHL a su préserver ses héros en renonçant à la tentation du partage de vedette ostensible entre lui et ses héros. Convenons cependant qu’il est bien obligé de se montrer, tel un Hitchcock jouant les Malraux, à trois ou quatre reprises… S’il ne se montrait pas, il se trouverait sans aucun doute des critiques pour émettre des doutes quant à la réalité de sa présence sur place… La cause du film devrait inciter les uns et les autres à dépasser le permanent objet de polémiques BHL, mais ils n’y parviennent pas. Dommage.

Si Peshmerga n’était pas signé BHL, on ose ici parier que le film serait sans doute accueilli différemment. Mais c’est ainsi. Il en va de BHL comme de Ken Loach. Ils n’ont pas la carte de la vraie gauche cinéphilique, qui sait distinguer entre les vrais films d’auteur et les autres. Qui s’enthousiasme pour Ruffin et dédaigne Loach. Qui s’emballe pour les Kurdes, sauf lorsqu’ils sont filmés par BHL. Qui est incapable de dépasser son propre prêt-à-penser. Le philosophe est trop médiatique pour être reconnu. Et le cinéaste est trop classique pour être soutenu. Fermez le ban.

Et pourtant, en accueillant l’un et en sacrant l’autre, il est patent que le Festival de Cannes a renoué avec son ADN, à savoir une certaine idée de sa conscience de gauche. Qui se souvient que ce festival été créé par le socialiste Jean Zay, en 1939, afin de combattre la Mostra de Venise livrée aux fascistes de Mussolini et aux Nazis d’Hitler ? Pas grand monde en vérité.


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