C’est le pari le plus audacieux de cette rentrée littéraire. Un peu à la façon de Perec tissant jadis une intrigue (La Vie Mode d’emploi) autour de l’existence des habitants d’un immeuble, Guy Konopnicki donne aujourd’hui un gros roman (Ligne 9, Gawsewitch éditeur) dont l’action se déroule tout entière sur une ligne de métro. Trente-huit stations, trente-huit chapitres. Et, de Mairie de Montreuil à Pont de Sèvres, de Maraîchers à Buzenval, de Rue-Montmartre à Charonne, de Robespierre et du café du même nom à Bonne-Nouvelle, au Grand Rex de la rue du Faubourg Poissonnière ou à Ménilmontant et son Carré des Déportés, un long voyage de 500 pages dans les coulisses d’une époque glorieusement née, nous dit l’auteur, sous les auspices du Front Populaire et s’achevant – provisoirement – dans les cuisines d’un mitterrandisme où son héros, Joseph Kaplan, a le plus grand mal à retrouver les siens. Défilent, pêle-mêle, Sartre sur son tonneau. Aragon en son Musée Grévin. Un ghost writer socialiste payé au black. Les fantômes de Jacques Duclos et des princes de l’église communiste. Une réunion de cégétistes au Carrefour Marcel-Sembat. Les habitués d’un ancien bordel du quartier de la Nation recyclé en hôtel de passe. Les témoins d’un Kaddish rue de la Roquette. Une femme aux épaules de champagne. Une histoire d’amour bénie par des strophes d’Eluard et des lipogrammes de Raymond Roussel. Aragon encore. Le fantôme de Charles Tillon et des (rares) résistants communistes de 1940. La silhouette de Roger Vailland en qui l’on devine le héros tant du narrateur que de l’auteur. L’imaginaire de Konop n’est pas tout à fait le mien. Je n’ai pas son côté titi, amateur de tiercé et de ce qu’il nomme indifféremment, après d’autres, les bruits et les mystères de Paris. Je n’ai pas non plus son passé de jeune communiste se rappelant le « 44 », la fameuse « Grande Maison » qui fut, avant la Place du Colonel-Fabien et le monument de Niemeyer, le siège mythique du PCF. Mais j’aime son goût de ce que Malraux appelait la « grande vie ». J’aime sa façon de nous dire la nostalgie d’une existence où entreraient, à doses égales, la passion de la politique, de la littérature et des femmes. Et quand il évoque Nizan à Dunkerque ou André Marty et ses mutins de la mer Noire, quand il dit son regret d’un temps où le parti communiste se voulait le sel de la terre et ne faisait pas encore donner ses bulldozers contre les immigrés des banlieues rouges, quand il laisse deviner, enfin, le doux fantôme d’un père en uniforme des Brigades internationales ou des FTP – là, tout à coup, son histoire devient un peu la mienne et je lis son beau roman comme celui d’un frère en esprit.

Un autre amateur de « grande vie » : le philosophe et écrivain Paul Audi qui nous donne, lui, avec La Fin de l’Impossible (Christian Bourgois), son deuxième livre sur Romain Gary. Dans le précédent, L’Europe et son fantôme, paru il y a deux ans, il faisait de l’auteur de Éducation européenne, et des Racines du ciel l’apôtre d’une Europe rêvée, donc d’autant plus réelle, dont le seul déficit sérieux était un déficit d’imaginaire. Ici, dans ce nouveau livre écrit, nous dit-il, à la gloire de ce « compagnon de libération » qui enseigna, et enseigne encore, à tant de jeunes gens l’art d’échapper aux pesanteurs de leurs appartenances naturelles, nationales ou de naissance (toujours mes trois « n »…), il en fait l’inventeur d’une philosophie, une vraie, qu’il appelle « philosophie de la réjouissance » et dont il énonce, sinon les théorèmes, du moins les grandes interrogations. Qu’appelle-t-on un homme ? la part en lui de l’homme et de l’Homme ? de l’humain et de l’inhumain ? de l’« innommable » et de l’« inhommable » ? la part, autrement dit, de ce qu’il tient de soi et de l’Autre ? du petit et du grand Autre ? la part de sa première naissance et de l’autre, toutes les autres, celles qui s’opèrent en connaissance de cause, font de leur auteur la cause de sa cause et lui permettent, en muant, en faisant littéralement peau neuve (cf, entre autres, la métamorphose en Ajar), d’effacer jusqu’à ses traces ? « L’Homme ne figurait pas dans le testament de Dieu » note Gary au détour d’une drôle de petite phrase ajoutée, en 1979, à l’édition de poche de La Tête coupable et dont Audi se demande si elle n’était pas, dans le contexte de l’époque, « une manière de répondre » à un autre « Testament de Dieu », le mien, paru quelques mois plus tôt et dont la thèse était, au contraire, que seul ce « testament », ce « nom », bref ce legs « juifs », pouvaient donner un semblant d’assise à l’Homme, cette « espèce ratée » dont le siècle écoulé venait, à tous égards, de nous annoncer la fin. Je n’ai pas le moyen, bien sûr, de confirmer ou non l’hypothèse de Paul Audi. Mais que Gary ait eu ce livre entre les mains, qu’il nous soit arrivé d’en parler et de discuter, à partir de là, dans les conversations que nous avions alors, de ce que j’appelais le testament monothéiste et dont lui, en effet, se méfiait infiniment, que le Gary de ces années ait été curieux, en d’autres termes, de ce messianisme juif que je découvrais et dont le moins que l’on puisse dire est ne lui était pas étranger, de cela, oui, je puis témoigner ; et c’est assez, de mon point de vue, pour donner son poids d’émotion, de nostalgie et, aussi, de vérité à cette idée d’un romancier administrant, de masque en masque, entre pessimisme et espérance, à mi-chemin de la lucidité la plus sombre et de l’exultation extrême, une leçon de métaphysique.


Autres contenus sur ces thèmes