DONATIEN GRAU : Comment avez-vous découvert l’œuvre de Milan Kundera ?
BERNARD-HENRI LÉVY : Je n’en suis plus très sûr. Mais il me semble bien que le premier texte de lui que j’aie, non seulement eu entre les mains, mais vraiment lu a été L’Art du roman. C’est l’époque où je commence à songer au Diable en tête qui sera mon premier roman. Et où je commence donc à me poser, moi-même, des tas de questions, à la fois techniques et fondamentales, fondamentales parce que techniques, sur le passage à la fiction. Le livre de Kundera répond à la plupart de ces questions. J’ai le souvenir d’une lecture enchantée, miraculeuse, où se dénouent tous les mauvais nœuds qui m’empêchaient de passer à l’acte et d’écrire. La question du point de vue… La compatibilité, ou non, du philosophique et du romanesque… Ce que doit être un personnage pour que le philosophique ne plombe pas la narration mais l’enrichisse… À ces questions, je trouve des réponses chez Sartre, dans sa polémique fameuse avec Mauriac ainsi que, soit dit en passant, dans ses propres tentatives romanesques, honteusement sous-estimées. Chez Danilo Kis que je vois, à l’époque, beaucoup et qui me déniaise quant à l’usage, dans la fiction, du matériau historique et documentaire. Mais la vérité m’oblige à vous dire que c’est quand même L’Art du roman de Kundera qui sera l’illumination majeure, le détonateur principal, ce par quoi se verra levé, en moi, le surmoi qui faisait obstacle au roman.
D.G. : Sa culture est profondément internationale : il cite l’allemand aussi bien que le grec, réfléchit sur Proust et Joyce. Que pensez-vous d’une telle figure de l’intellectuel ?
B.-H.L. : De l’Intellectuel, je ne sais pas. D’autant que je ne suis pas sûr que Kundera lui-même aimerait tant que cela être qualifié d’intellectuel. En revanche, pour un romancier, je ne vois pas d’autre manière de procéder. Prenez la France. Vous avez deux solutions pour un romancier de langue française. Ou bien la France seule, l’enfermement dans l’histoire nationale, le seul contexte patriote pour situer, évaluer, ce que l’on fait : cela donne, dans le meilleur des cas, Giraudoux, Chardonne ou leurs épigones d’aujourd’hui. Ou bien la France ouverte, le souffle de langues autres venant balayer le terrain de la langue nationale, le grand contexte de la littérature mondiale dont on se nourrit avant de s’y mesurer : c’est Sartre lecteur de Dos Passos, Malraux à l’école de l’Orient et, aujourd’hui, les plus ambitieux de nos contemporains. Eh bien c’est cela la leçon de Kundera. Pas spécialement sur la France, bien entendu, puisqu’il n’en a adopté la langue que récemment. Mais sur n’importe quelle langue nationale qui ne devient langue littéraire que si elle consent à s’inscrire dans le « grand contexte » de cette littérature mondiale. Il faut deux mouvements à la fois, en vérité. Deux mouvements de sens inverse mais, au fond, complémentaires. L’un qui consiste à rétrécir sa langue, la singulariser et donc la rétrécir, la réduire à une sorte de microlangue ultra-indigène car taillée, pour mon propre usage, dans le drap de la langue nationale. Et l’autre qui, au contraire, joue le jeu de l’Universel, greffe les parlers les uns sur les autres et ne se satisfait d’un mot, d’un nom, d’un phrasé, que lorsque commence d’y vibrer le ton de la langue inconnue.
D.G. : Quelle est, selon vous, la relation entre les romans – au caractère souvent réflexifs – et les textes qui sont proprement des essais ?
B.-H.L. : À première vue, bien sûr, on a envie de répondre que les seconds sont là pour donner la théorie des premiers ou les premiers, comme vous voudrez, pour être des applications des seconds. La réalité est loin d’être aussi simple. D’abord parce que les romans ont, comme vous le dîtes, un caractère « réflexif » et qu’ils sont donc, sans cesser d’être des romans, bourrés jusqu’à la gueule de philosophie et de pensée. Mais ensuite parce que les essais – c’est-à-dire, en tout cas, L’Art du roman et Les Testaments trahis – sont des livres passionnants qui se lisent comme des romans et dont on peut se demander s’ils ne sont pas, à leur manière, des sortes de romans. C’était le cas chez Proust. Il était convaincu que la Recherche était un livre de pensée et que c’était le Contre Sainte-Beuve qui était l’ébauche de son vrai roman. Je ne sais pas si Kundera irait jusque-là. Mais qu’il y ait de la philosophie dans, par exemple, La Lenteur, qu’il y ait du romanesque dans Les Testaments trahis, que l’un et l’autre, par conséquent, échangent leurs rôles et leurs positions dans l’ordre du discours, voilà qui n’est pas douteux et invite à relativiser, chez lui, l’idée d’une frontière trop tranchée, rigide, entre les deux genres.
D.G. : Milan Kundera se livre à une réflexion sur l’identité, qui a donné son titre à un roman de 1997. Son œuvre peut-elle apparaître comme l’héritière de la « crise du sujet », que l’on avait attribuée au roman du début du XXe siècle ?
B.-H.L. : Il n’y a pas d’œuvre moderne qui n’ait à déclarer sa dette à l’endroit de cette crise du sujet et de ceux qui l’ont provoquée. Kundera comme les autres. Kundera ni plus ni moins que les autres. À commencer par ceux dont on oublie toujours qu’il est le quasi-contemporain ; dont l’œuvre l’a inévitablement influencé au temps, au moins, de sa jeunesse pragoise ; et dont je ne comprends pas qu’on ne songe jamais à eux quand on essaie de définir le contexte où il apparaît. Kundera, en d’autres termes, a évidemment été marqué par Musil et Kafka. Le texte sur Hermann Broch qui figure au cœur de L’Art du roman est, sans aucun doute possible, l’une des clefs, longtemps secrètes, de l’œuvre tout entière. Mais dire cela ne devrait pas interdire de s’interroger sur l’influence, aussi, de la deuxième crise du sujet, bien postérieure à la première : celle qui donne le nouveau roman, l’antihumanisme philosophique des années 60, le structuralisme ou encore ce que l’on appelait, à Prague, le formalisme – tous dispositifs dont il faudra bien que quelqu’un se décide à analyser, un jour, l’impact qu’ils auront eu sur l’imaginaire kundérien.
D.G. : Vous êtes vous-même l’auteur de plusieurs ouvrages de fiction. Comment vous positionnez-vous comme romancier face à l’œuvre de Milan Kundera ?
B.-H.L. : Je vous l’ai dit. La découverte de son œuvre et mes premiers pas dans le roman sont concomitants – et je ne pense pas que ce soit un hasard. J’ai fait, en ce temps-là, deux romans. Ils étaient aussi différents qu’il est possible de l’être. Mais ils avaient un point commun : cette narration éclatée, décomposée en plusieurs points de vue, et où chaque point de vue dément, corrige, brouille le point de vue précédent. Or elle vient d’où cette idée ? De Dos Passos, sûrement. Du Faulkner, de Tandis que j’agonise, naturellement. De Sartre que j’ai toujours, je vous le répète, tenu pour un romancier de grande importance, cela n’est toujours pas douteux. Mais il y avait une autre origine, pour moi, à cette idée de multiplier les angles, les systèmes de perception, les visions du monde. Et une autre origine, surtout, au parti pris voulant qu’aucun de ces points de vue n’ait, jamais, le dernier mot. Cette origine c’était la théorie kunderienne du personnage comme subjectivité hypothétique, dépositaire d’une partie, et d’une partie seulement, de la vérité. C’était son hypothèse d’une vérité jamais catégorique, encore moins apodictique, dès lors qu’elle passe à la centrifugeuse du roman. Mon hypothèse. Ma théorie. Le parti pris qui, contre le dogmatisme du narrateur-Dieu du roman traditionnel, fait, dans Le Diable en tête par exemple, se succéder le journal de Mathilde, l’Interrogatoire de Jean, les lettres de Marie, le témoignage d’Alain Paradis et, enfin, la confession du héros. Tout cela, je le dois, en grande partie, à Kundera.
D.G. : Y a-t-il une portée philosophique de son œuvre ? Et si oui, en quel sens ?
B.-H.L. : Eh bien ceci, déjà. Ce refus de privilégier un point de vue. Cette idée que le monde est une totalité intotalisée et à jamais intotalisable. Le contraire, comme le mot l’indique, du Totalitarisme. Le contraire, comme le mot ne l’indique pas mais comme il le dit, par exemple, chez Levinas, de l’Ontologie. Lévinassisme appliqué. Vraie leçon de philosophie.
D.G. : Depuis vingt ans, Milan Kundera a choisi de ne répondre à aucun entretien et se refuse à prendre la parole en public. Quel sens donnez-vous à cette forme de retraite ?
B.-H.L. : Aucun entretien, vraiment ? Je me souviens, moi, de l’époque où il en donnait mais par écrit. Son raisonnement était, en gros, que l’archive ne fait pas le détail. D’un côté les grands vrais textes, longuement mûris car écrits. De l’autre ces paroles volées, jetées aux quatre vents, lâchées à des interviewers plus ou moins attentifs et intelligents et, même quand les interviewers sont bons, improvisées, pas assez méditées, dotées du charme de l’inopiné mais certainement pas du poids qu’ont les vraies paroles articulées. Pourquoi prendre le risque, alors, de laisser tout cela se mélanger ? Comment ne redouterais-je pas de voir ces mots au statut si différent composer ensemble, sans distinction, un corpus réputé homogène ? Et n’y a-t-il pas une vraie absurdité à passer un temps infini sur une phrase écrite et à prendre le risque de voir – ou pire de ne pas voir car, un jour, je ne serai plus là, du tout, ni pour voir ni pour rectifier – un commentateur s’emparer d’une phrase, à peu près semblable, mais pas tout à fait, et que j’aurai jetée dans un magnétophone, et qu’il opposera à la première ? Il diagnostiquera une évolution… Ou un progrès… Ou, peut-être, une régression… Ou, en tout cas, une variante qui lui semblera éventuellement intéressante… Mais peu importe, en réalité. L’essentiel c’est qu’il verra, le commentateur, un effet de sens que je n’aurai, moi, l’écrivain, pas voulu. L’horreur c’est ce corpus insensé qu’il composera à partir de bribes de discours et dont il aura beau jeu de dire que c’est moi qui en suis, pleinement, l’auteur. Mais auteur en quel sens ? N’y a-t-il pas diverses façons de se dire auteur ? Et leur confusion n’est-elle pas une insulte à ce qu’a de spécifique, de non frivole, l’exercice littéraire ? C’est la grande objection kundérienne au principe de l’interview. Et je dois dire que c’est imparable. Ce pour quoi je n’ai moi-même, depuis bien longtemps, plus donné d’interview dont je n’aie eu l’assurance de pouvoir la réécrire intégralement. Les crétins protestent. Ils s’écrient : « oh ! le manipulateur ! le calculateur-né ! le qui ne fait pas confiance à la parole vive, la sienne, celle où il se révèle dans sa belle authenticité ! » Ils n’ont évidemment rien compris. Et devraient juste relire un peu de Kundera.
D.G. : Dans les années 1970, où il évoquait en tchèque son malaise face au régime communiste de Prague, son œuvre avait aussi une forme de manifeste pour la liberté. Aujourd’hui que la lueur à l’Est s’est éteinte, quelle est l’actualité de son travail ?
B.-H.L. : Ce n’est ni d’aujourd’hui ni d’hier que date l’extinction de la lueur. Et, au moment où Kundera lui-même entre en littérature, plus personne de sérieux ne croit au communisme. Alors, si ce que je vous objecte là est exact, son œuvre a-t-elle vraiment été ce « manifeste » que vous dîtes ? Rien n’est moins sûr. Et les premiers à l’avoir compris furent ses compatriotes de Bohême et de Slovaquie qui lui ont toujours reproché, justement, de n’être pas assez militant, dissident, croyant en un avenir meilleur, ami du genre humain, bon – voyez, à l’automne dernier, à la veille de l’attribution du prix Nobel, ce que lui a coûté cette position hors du rang des politiques et des croyants du « Manifeste » ; voyez l’ignoble campagne de calomnie, venue de son pays d’origine, et qui a pensé le clouer au pilori des écrivains désengagés, pas assez soucieux du sort de l’humanité et de son actualité… Que reste-t-il d’une œuvre quand elle a perdu cette « actualité » ? Elle devient inactuelle. Proprement inactuelle. Et c’est très bien ainsi.
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