Le trajet de Bernard-Henri Lévy, qui va de La Barbarie à visage humain au Testament de Dieu, est logique. Et il est logique aussi, comme on le verra, que cela passe aujourd’hui, comme un signe des temps. Quelle époque exorbitante : l’impasse humaine continuée, aggravée, et en même temps mise à jour ; les idéologies de plus en plus puissantes et parallèlement démasquées, risibles ; l’horreur partout présente et simultanément éclairée de vide ; les messianismes s’accélérant, pullulant, passant de la croix à la faucille, du marteau à la croix gammée et sans doute, désormais, une fois de plus au croissant, mais leur fausseté de plus en plus rapidement visible ; partout de nouveaux faux prophètes, mais également la marque de leur fragilité ; des révolutions au nom de la Race, du Peuple, de la Plèbe, des Masses, de la Collectivités, de la Communauté, du Sexe, et, pourquoi pas, de Dieu, comme si Dieu existait, c’est bien là le problème… Majuscules se pressant les unes sur les autres et se détruisant les unes les autres comme des idoles aux pieds d’argile… Et une seule chose certaine : les totalitarismes, les cultes du Tout, s’étendant mais allant aussi à leur effondrement lent, trop lent, à travers charniers, camps, exécutions et révoltes ; la liberté rétrécie, partout menacée, mais paradoxalement de plus en plus forte… La plus grande confusion jamais vue, la plus grande clarté. Y a-t-il une phrase plus évidente de justesse, ces jours-ci, que : « Le meurtre est l’ordinaire, la démocratie l’exception » ? Vous venez de regarder votre journal télévisé, passons.

Pas le mot « holocauste »

Ce qui se dévoile est ceci, contraire sans aucun doute à toute vision du monde philosophique : il n’y a pas « la Religion » d’un côté et, de l’autre, autre chose qui serait « la Raison » enfin débarrassée de la Religion. Mais plutôt le fait qu’il n’y a de toute façon, quoi qu’on en dise, que des religions, et que les pires sont celles qui se dénient comme telles, y compris au nom de la science. Car il faut toujours à un moment ou à un autre, poser une « nature », un fond, une origine, voire simplement un sens de l’espèce. Et c’est là que la pétition de principe religieuse, même non-dite, intervient. Il y a toujours un dieu quelque part, et parfois silencieux comme la mort elle-même. Le moindre dieu serait alors celui qui en dit le plus long sur lui, en personne, qui abat le plus nettement son jeu de façon complexe, qui est en somme le plus « écrit ». N’était-ce pas ce que voulait dire le plus grand philosophe de notre temps, pris lui-même à un moment très précis, dans un effet de « divin » parodique et mortel, Heidegger, quand, à la fin de sa vie, il confiait à un journaliste : « Seul un dieu pourrait aujourd’hui nous sauver » ? Quel Dieu ? Il suffit d’ouvrir, là, sous la main, le Vieux Livre. Le moindre dieu, et du même coup le plus haut, il est là, il parle, il suffit de l’écouter pour savoir comment échapper au tourbillon fabuleux et implacable des dieux. Et c’est lui, l’ancien des jours, le plus ancien de tout langage, qui est à nouveau le plus nouveau et qui, Lévy le montre pas à pas, éclaire notre histoire, son incohérence apparente, ses bruits, ses fureurs.

Donc : « L’antifascisme est une idée neuve en Occident et à l’Orient. » Et : « Les auteurs du Livre sont aussi les inventeurs de l’idée moderne de résistance. » Il faut penser jusqu’en ses racines sexuellement métaphysiques l’irruption de l’énorme abcès nazi. Une pensée, désormais, se mesure à cette mesure démesurée. Car la « forme exaspérée de la religion déniée », elle est là, dans ce magma d’abjection teinté de scientisme. Dans cette sacralisation du pouvoir de l’espèce réduite à l’espèce. Il convient maintenant, après ce débordement crapuleux, de « limiter la politique pour faire place à l’éthique ». Ce n’est pas tant un « holocauste » qu’ont subi les juifs (comme on a sans doute tort de le répéter) mais une tentative d’extermination « scientifique », religieusement scientifique, le mal quantitatif pour le mal. Dire « holocauste », c’est encore sacraliser le criminel : c’est, en un sens, ne fût-ce qu’un instant, entrer dans sa religion monstrueuse visant à créer, comme le voulait Himmler, un « ordre du sang ». Et, de même, ne voir dans le racisme ou le nazisme, rationalistement, qu’un renforcement maximal de l’Etat, c’est se tromper sur un arrière-plan beaucoup plus important. « Le point de départ de la doctrine national-socialiste, disait Hitler, ne se situe pas dans l’Etat mais dans le Peuple. » C’est une des thèses les plus originales de ceux qui font de l’abolition de l’Etat un « fantasme nazi ». Fantasme d’ailleurs partagé, à l’autre bout de la chaîne, par l’anarchisme antisémite comme par le marxisme. Fragile, timoré, le libéral sera par la suite toujours attaqué comme « juif », parce que, étant un Etat sans idéal, il s’oppose à l’idéal d’Etat et que l’idéal d’Etat cache dans ses replis le désir d’une théocratie avouée ou non.

Chant de mort sexuel

Quel livre scandaleux qui se permet l’insolence de douter du miracle grec et de parler du génie du christianisme ! Voici la première critique systématique de « l’antiquité dans les têtes » (autrement dit de tout le savoir universitaire ou peu s’en faut). S’est-on demandé pourquoi les révolutionnaires français empruntaient toutes leurs références et leurs modèles à l’Antique, pourquoi ils ont vécu et sont morts dans cette rhétorique emphatique, appliquée. Et pourquoi, deux siècles plus tard, tant d’intellectuels, entre Berlin et Moscou, auront été à nouveau saisis par l’adoration de l’idole communautaire ? C’est que, sans cesse, revient la même étreinte naturaliste, matricielle, qui voudrait que je m’éprouve comme partie d’un ensemble physique, cosmologique, que je me laisse materner par une substance originelle, que je ne serais qu’une feuille, une goutte, une modulation. La mort de Dieu, ou de l’Homme, ce sont là des évangiles inversés qui me promettent une fusion et comme une mort immortalisée dans la répétition de l’espèce. Alors que le Dieu hébreu, au contraire, est individuel et établit avec moi, tiré du serpent des siècles, un contact direct, personnel, qu’il « m’appelle » moi et moi seul, pour ma plus grande stupeur comme on l’entend résonner inoubliablement chez les prophètes. Si Dieu n’existe pas « tout est indifférent », mais s’il existe au niveau de cette parole unique « tout est permis », à commencer par le Sujet, qui peut dès lors s’inventer une singularité et une liberté de tous les instants. La Bible a été cette résistance obstinée à la mise en ordre grecque des dieux de la cité ; le Nouveau Testament une nécessaire « fuite en avant », l’émergence de l’aventure individuelle où « chaque sujet vaut mieux que tout objet et tout être matériel ». Le paganisme, lui, ne peut, à la lettre, pas tolérer qu’on ose prétendre à un au-delà du monde et du corps : il y tient à ce corps du monde, il y adhère de toute la force de la séduction maternelle comme à une source perdue. La crise actuelle du christianisme peut être ramenée entièrement à cette soudaine mise en demeure qui lui est faite de reconnaître enfin son fondement judaïque (ce qui inquiète tellement nos néo-païens). Tandis que le retour du paganisme, partout sensible, retour à la fois sexuel et sacré, chant de mort sexuel et sacré, « romantique », n’est que la répétition d’une vieille, très vieille chanson de fascination. Décor égyptien : momies et mythes… Et puis, tout à coup, deux mille ans plus tard : étoiles jaunes, chambres à gaz.

Dans cette histoire immémoriale, il y a pourtant une fracture : celle qui fait succéder à l’antisémitisme chrétien un autre antisémitisme, de « gauche » si l’on peut dire, et d’où vient, en grande partie, on le voit de mieux en mieux, le cancer fasciste et nazi. « Anticlérical autant qu’antibourgeois, anticlérical même avant d’être antibourgeois, cet antisémitisme nouveau voit dans le judaïsme la matrice plus que le négatif du catholicisme. » Après avoir reproché aux juifs de n’être pas chrétiens, voici venu le temps de leur reprocher d’avoir inventé le christianisme. Lisez ce que dit l’Encyclopédie au mot « juif ». Lisez les incroyables déclarations de Voltaire. Voltaire annonçant en ce point, déjà, Hitler ? Voilà ce qu’il faudrait débattre, n’est-ce pas, dans les écoles françaises…

Les possédés modernes

Autant de fausses représentations du monde, autant d’incitations au meurtre. Autant de dénégation de la Loi à coup de fausses lois. Ce que la loi hébraïque propose, en revanche, c’est, comme l’écrit admirablement Lévy, « un coup d’Etat sur et contre le monde. » Elle dit au sujet qu’il est la Loi, « loi plus sainte que l’Histoire » et que tout événement. Loi qui « ordonne sans commander, témoigne sans s’incarner, nombre sans chiffrer ». Loi et nom. La dénégation de la Loi est celle du Nom. Nous sommes là aux antipodes d’une « âme (anonyme) du monde » où viennent périodiquement se prendre tant et tant de remous désirants. Ce Sujet-Loi libre que tous les serviteurs d’ensembles essaieront en conséquence de nier se définit par une étrange capacité d’interruption, comme pratiquant une « perpétuelle mise en suspens de toutes les adhésions ». C’est l’universel absolument singulier contre les regroupements de singularités au nom d’un universel « total ». C’est le cosmopolite par anticosmicité. Dans un « exil », un « retrait » délibéré par rapport à toutes les localités et les pseudo-familles mythologiques. Refusant d’être assigné à résidence, refusant les identités de sol et de sang, les « racines », les définitions régionales, nationales, sexuelles ; répondant à une éthique de solitude, ne se pliant à aucun projet d’avenir pour tous. Et surtout pas lié à un simple projet politique, puisque « la vérité est étrangère à la politique ». Ne voulant pas être un rouage du « différé ». Ni d’aucune langue soi-disant maternelle. Prophète, par conséquent, ne rêvant pas du mal radical et, par conséquent, ne rêvant pas d’un retour à une bonne origine, pure et pleine, puisqu’au début était non pas le sein tout-puissant comblant, mais le manque, la chute, la désagrégation, le poison. Ce dernier point est essentiel pour la définition d’une nouvelle éthique : le mal vient, en effet, non la dénégation du Bien, mais de celle du Mal. Le crime découle d’une sorte d’innocence, de niaiserie. Regardez nos « possédés » modernes : avant tout, et plus ils se veulent ignobles, ils sont innocents, trop purs, inaffranchis, incapables de comprendre que le mal était toujours déjà là, qu’ils ne font qu’en répéter la milliardième version en plus fade. Ce que la Bible, en revanche, n’arrête pas de dire, c’est que la vérité est coupure, recommencement, déplacement, greffe. C’est une dramaturgie à éclipse, d’où son inspiration. Dieu, ce « rocher » énigmatique sur lequel Lévy médite longuement, ce roc parlant avant toute conception, demandant de chaque sujet qu’il soit un « témoin », un « guetteur ». L’éternité ne se noie pas au fleuve de boue et de sang du temps. Cette éternité se parle, en effet, à travers la plus grande littérature de tous les temps, et il se fait temps, en effet, qu’elle nous devienne plus familière. Nous relirons les Grecs une autre fois et voici donc, dans une nouvelle lumière, la Genèse, l’Exode, les Nombres. Et voilà, comme s’ils parlaient aujourd’hui, pour la première fois, Isaïe, Ezéchiel, Jérémie, ces écrivains considérables, nos écrivains considérables, comme le prouve ce livre écrit dans le plus beau français qui soit.


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