Dans ses mémoires de guerre, Churchill évoque un moment fameux de ses années belliqueuses ; à la fin du second conflit mondial, après une victoire locale des forces alliées contre le Japon, quelque part en Birmanie – de mémoire à Rangoon – le vieux lion s’était exclamé devant les micros de la presse internationale : « C’est un moment très important. C’est une victoire majeure contre l’Axe. Et c’est la première bataille que nous remportons qui ait un nom aisément prononçable ».
La bataille de Mossoul, ce titre donné par le gouvernement irakien, et que Bernard-Henri Lévy reprend pour nommer son documentaire diffusé le 4 mars sur Arte, est une sorte de leurre. La bataille de Mossoul, ce nom si épique, revêt déjà l’étoffe des héros. Entre Monte-Cassino et Pharsale, Mossoul c’est une bataille (et presque donc, déjà, une victoire), arrachée à une tragédie contemporaine, dans un monde pour qui la guerre est si loin, avec sa rumeur étouffée, son cortège de gloire et ses racines étymologiques de gladiateurs nimbés de lumière. Pourquoi faut-il voir le film de Bernard-Henri Lévy ? Parce que, très précisément, il raconte contre son titre, et déroule à rebours de ce syntagme de bataille, montrant de la boue là où la poétique indiquait de la gloire. Si bataille il faut qu’il y ait, et bataille si possible « au nom prononçable », c’est parce que le terme induit une esthétique de l’héroïque, et même une téléologie de la victoire, qu’on serait bien en peine de trouver dans ces images.
Car en effet que voit-on ? Ce sont les avancées, d’abord des Kurdes autour du siège de Mossoul, puis de la Division d’Or, cette armée chiite du gouvernement irakien pénétrant à l’est de la ville. C’est cette guerre des snipers de Daech, courageusement délogés un à un des terrasses, et qui, dans une disproportion sans égal, tiennent à un contre cent les avancées de l’armée irakienne. Et poursuivis comme des djinns d’un mauvais conte oriental, les tireurs de l’ombre gambadent de patios en tunnels, de cachettes en contreforts ouvragés, jusqu’à ce que, au bout de trois jours ou une semaine, après des dizaines de morts, ils se retrouvent rattrapés, et aussitôt ressuscités, régénérés et raffermis chez un de leurs complices, un peu plus loin vers le Tigre. Ce sont, encore, ces femmes, rescapées par miracle, s’avançant dans une désolation lumineuse, et à nouveau prises pour cible par les hommes de Daech. Tant de visages et tant d’images. Zara Ghoulami, une combattante Peshmerga, blessée et hissée à dos d’hommes pour fuir le front, et qui s’écrie, de plus en plus faible « Je ne sens plus mon cœur … ». Tant de douleurs et de rancœurs, dans ces aubes ocre, et ces crépuscules comme un âtre rougeoyant. L’inverse d’une bataille – avec un début, un milieu et une fin – mais plutôt une ronde infinie dans un cercle de l’enfer, une bataille rebiffée, raturée et contredite à chacun de ses mouvements.
C’est donc un beau film triste, qui est moins le récit d’une bataille, que la déconstruction du terme. Des images inédites et violentes, qui font alternativement passer de l’effroi à la sidération. Cette cathédrale des faubourgs chrétiens de Mossoul, dont les idoles, jonchées et éparses, ces bustes écarquillés et à jamais morts, figurent un Chirico sableux et morbide. Cette petite fille innocente, tenant solidement un chat roux prélassé, et qui semble soudain être la plus lucide et la plus déterminée de tous les personnages. Ce vieil homme des banlieues de Daech qui, en plein cataclysme, a scrupuleusement veillé au vert de son gazon et au rose de ses trémières, soit qu’il fut peu innocemment protégé, soit qu’il ait été un spectateur inconscient du désastre. Cette foule malheureuse, prête à se jeter sous les roues d’un camion pour un quignon de pain tombé des mains des bataillons pro-gouvernementaux. Tout cela est neuf, frappant de manière indescriptible, et laisse un goût de cendres, sans la lumière des lys. Et tout cela, pour être capté, exige une robuste dose de courage, ou d’inconscience, tant les preneurs de vue sont sans cesse à portée de tir, sous la lunette des snipers, dans des blindés avançant sur des routes où tout conspire au traquenard, d’autres fois lancés dans une cavalcade, caméra à l’épaule, sur les talus de l’Etat Islamique.
Vertu du documentaire, bien sûr, courage de la captation du réel, on l’admirera, déconstruction des mythologies politiques, c’est certain, et au final, dans cette bataille sans fin et sans cadence, reste quelque chose d’une Semaine Sainte, le roman vrai d’une guerre civile, le divorce d’un peuple qui ne s’aime pas, entre assiégés de Mossoul, héros de Erbil, revanchards de Bagdad, civils alternatifs et jeux de pouvoirs sur les cartes d’état-major. Non pas qu’il y ait équivalence de valeurs entre eux, mais notre inaction et nos lâchetés, ont, de toute évidence, amené la catastrophe dans laquelle ceux qui combattent Daech se débattent ensemble. Une Semaine Sainte, ainsi, pour cette plongée subjective, mélancolique et rétrospective sur un art des batailles vu ici comme une lente combustion vers le désastre.
L’une des dernières images du film montre la ville de Mossoul, observée depuis l’université, tout juste reprise, et limite orientale de l’avancée. A l’horizon de ce cauchemar façon Sardanapale, avec ses piliers renversés, ses coupoles détruites, flotte une skyline de quiétude, presque endormie, un dédale de ruelles paisible. Au loin, s’élève la mosquée de Mossoul, d’où Al-Baghdadi, un jour de 2014, proclama le califat. C’était cette même mosquée que l’on apercevait dans Peshmerga, le précédent film de Bernard-Henri Lévy, mais vue d’un drone lancé à des dizaines de kilomètres de là, en zone libre. Entre les deux films, les Kurdes, pour le coup, héroïques, ont percé le front, et les chiites pénétré la grosse ville. Mais l’on sent pourtant que c’est un espace reconquis qui demeure. Une mesure de cette guerre juste qui exhibe sa misère et ses dangers. Un gain de territoire qui serait une perte de politique. La Bataille de Mossoul est certes un film à thèse – la reconquête irakienne est grosse de périls ethniques et de complications inextricables. C’est loin d’être du cynisme – la rengaine connue sur cet Orient compliqué où il faudrait se résoudre à ne rien faire, ou pire, du relativisme –, l’abjection sans commune mesure de Daech y est dépeinte sans fard. Mais tout ce qui faisait en son temps la lumière de L’Espoir et irriguait, au moins partiellement, les précédentes œuvres de l’auteur Lévy, s’est envolé. Il reste, d’une façon brutale, un « désespoir » de la violence et de la peine humaines, une bataille intérieure où s’affrontent, sur des redoutes intimes et des tranchées mélancoliques, les impératifs du devoir et la réalité d’une déchirure. Une lézarde intime qui montre tous les héros du film fatigués et incertains, les séides obscurs et triomphants, les hommes et les femmes de Mossoul, privés de lumière. C’est dans cette bataille d’un auteur face à une bataille du monde que réside le souvenir, presque suffoquant, du documentaire. Et il est nécessaire de le voir, pour le savoir vraiment.
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