Il faut croire que les morts ont tous la même peau et les damnés de la Terre partout le même visage. Un visage croisé par hasard, tandis que le regard s’hasarde sur le Journal Télévisé. Nous sommes comme engoncés dans notre confort moderne, nos certitudes bourgeoises et nos débats inutiles sur une pseudo fin de notre civilisation. A l’heure du dîner, entre deux bouchées rapidement avalées : syriens, darfouris, royinghas, yéménites, haïtiens, yézidis, chrétiens d’Orient étalent leur misère crasse. Ils souffrent. On leur en voudrait presque. On leur en voudrait presque puisqu’ils créent soudain une brèche dans nos existences tranquilles en nous infligeant la vision de leur martyr immémorial. La suite : certains se posent des questions. D’autres passent leur chemin et regardent Patrick Sébastien, Cyril Hanouna, Kim Kardashian. Ils se divertissent pour rendre la vie futile ou bien peut-être parce que le monde est trop lourd. C’est ici qu’intervient BHL. Depuis son combat originel pour raconter le Bangladesh en souffrance, le grand mérite du philosophe est de nous confronter à l’Ailleurs maudit. De nous le décrire sans éluder son humanité. Et puisque dans le marasme, il demeure toujours un brin de bravoure, le philosophe tikkuniste part à sa rencontre, joue son rôle dans le monde : il rapporte un texte et des images. Dernier récit en date : Peshmerga. Lévy y décrivait alors le combat teinté d’héroïsme et de romantisme des combattants kurdes à la frontière irakienne. A l’époque, Daech reculait à peine mais l’on sortait de la projection du documentaire en imaginant les contours d’une victoire rendue possible. Pourquoi ? Car aux confins du monde, plus précisément dans son berceau, des combattants appelés Peshmergas défendent des valeurs : les leurs et les nôtres. Les images de BHL constituaient alors un habile plaidoyer pour que nous les aidions, ces combattants qui vont au devant de la mort, plus et mieux. D’un seul coup, c’était déjà le début de la fin pour ISIS…
Janvier 2017. Lévy revient du front irakien avec un nouveau témoignage, La Bataille de Mossoul. Cette fois, l’intellectuel offre un visage plus sombre. Son documentaire débute sur la plaine de Ninive, terre biblique trois fois sainte et pourtant méthodiquement dévastée. On y trouve le tombeau du prophète Jonas. C’est troublant. D’autant plus troublant que l’on y voit les preuves de la destruction tant redoutée. A la place du paysage ancestral, on trouve désormais un espace digne d’un jeu vidéo. Un Doom-like bien réel où tout est en ruines. Les villes par lesquelles cheminent Lévy et son compère Hertzog font froid dans le dos : elles ont perdu leur fonction de rencontre, tout le monde s’y terre. Elles sont fantomatiques. Parmi les carcasses de voitures et d’humains jonchées sur le sol, on circule comme on peut à bord de voiture blindée. Le terrain est miné. Et si le convoi sautait ?
Quasi-suite de Peshmerga, le documentaire recèle de séquences qui interpellent. Parmi celles-ci, une émeute de la faim. A Mossoul, on organise une distribution de victuailles. Il n’y a pas assez de rations pour les centaines de personnes qui sont rassemblées sur la place d’un village. Directement depuis le camion, on lance les derniers cartons de nourriture. Les gens s’accrochent au véhicule. Ils se battent pour un sachet de riz, déchiquètent ce qu’on leur lance, jettent leurs dernières forces dans un combat pour grappiller de quoi tenir jusqu’à la prochaine distribution. Vidé et attaqué, le camion démarre en trombe. Un homme parvient à se hisser sur la plateforme arrière : « Je t’en prie, donne moi un carton ! Un carton et je descends… » supplie-t-il. C’est glaçant…
La thèse de ce nouveau documentaire est la suivante : tout se passait mieux lorsque les Peshmergas s’occupaient de la guerre contre Daech. Désormais, avec Mossoul en ligne de mire, les combattants kurdes ont laissé leur place à l’armée régulière irakienne. Quelles sont ces forces spéciales à qui on a laissé le champ libre ? Comment combattent-elles ? Pour le savoir, Lévy a embarqué avec la « Golden division » sur le théâtre des opérations. Changement d’ambiance… Par mimétisme conscient ou inconscient avec l’ennemi, les soldats d’élite irakiens patrouillent affublés de têtes de mort et parfois de swastika dans le dos. Kalachnikovs tatouées sur l’avant-bras, ils font le sale boulot. Quelqu’un doit bien s’y coller. La mort omniprésente semble les fasciner. Soudain, un doute nous assaille : et si ces soldats irakiens, à la différences des Peshmergas, étaient en train de faire la guerre en l’aimant ? Difficile à trancher, la question mérite néanmoins qu’on la pose. Tout comme certaines images méritent d’être montrées. Ainsi, parcourant le film, ces séquences de terreur engendrées par des snipers. Au hasard, à couvert, ces derniers visent des têtes qui soudain se mettent à pisser le sang. On soigne comme on peut, avec les moyens du bord. La mort est au coin de la rue, derrière une dune ou dans le coffre d’un pick-up. Sur les rives du Tigre, chaque jour est un deuil. La Bataille de Mossoul raconte cela sans filtre et nous remet les idées en place. On est comme happé par le récit du réel…
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