Voilà. Ça y est. La bête est revenue. Tout doucement d’abord, et comme à pas de loup. Et puis d’un seul coup, sans crier gare, dans le plus horrible des tumultes. Dans le fracas des balles et la plainte des suppliciés. Dans l’horreur nue, brute, sans visage ni vraiment de nom. Et la première réaction, pour un homme comme moi, c’est d’abord l’effroi. La stupeur. Un étrange, irrépressible accablement. Et puis, bien sûr, le silence.

Car on va en entendre, des discours, à partir de ce soir ! Il va aller son train, le manège fou aux thèses et aux interprétations contradictoires ! Il va y en avoir, des accès de colère, de fureur, de paranoïa parfois, à quoi l’on aura bien du mal à intimer quelque raison ! Ce seront, que dis-je ? ce sont déjà les assurés tenants de la piste Arafat. Ceux qui parient plus volontiers sur une branche dissidente de l’O.L.P. D’autres qui, plus malins, évoqueront l’hypothèse d’une provocation arménienne. Et je gage qu’il se trouvera même un ministre pour voir dans la tuerie de cet après-midi la preuve enfin produite de ce fameux complot d’extrême droite dont on ne se lassait pas, depuis des mois, d’invoquer la sourde menace. Le malheur, c’est qu’ils auront tous peut-être tort. Qu’ils ont tous aussi, en un sens, d’ores et déjà raison. Et cela parce que, aujourd’hui, au point où en sont les choses, et dans l’état d’ignorance où nous nous trouvons tous, la question n’est tout simplement pas là.

Car quelle est la question ? Je crois qu’elle est d’abord de comprendre. D’essayer au moins de comprendre. De rendre un peu de sens à cette insensée brume de signes qui nous vient, depuis tout à l’heure, du trottoir de la rue des Rosiers. De tenter d’expliquer, si l’on préfère encore, dans quelle étrange France nous sommes pour que le mufle antisémite ait pu si vite, si spontanément, j’allais dire si naturellement, venir s’y repointer. La barbarie est loin. Infiniment étrangère. Et puis la voilà tout à coup, familière, ordinaire, singulière lettre volée au cœur d’une belle journée d’été. Pourquoi ?

Ma tentation, à l’instant où j’écris, c’est, bien entendu, et comme tout le monde, je crois, de me dire que ce n’est peut-être pas tout à fait un hasard si l’événement est survenu aujourd’hui. Dans le climat politique, ou plutôt géo-politique, ambiant. Au moment où la bataille de Beyrouth semblait enfin toucher à son terme. Et dans le contexte, ici, à Paris, et pour ainsi dire par ricochet, de cette autre guerre, plus subtile, qui se menait dans le discours, à l’ombre des idéologies et de leurs plus sombres dictionnaires.

En clair, et pour être tout à fait précis, je pense qu’il y avait quelque chose de malsain dans l’étrange usage qui se faisait de mots aussi lourds, aussi explosifs, aussi profondément chargés d’histoire que « génocide », « holocauste », « solution finale » ou « semi-fascisme ».

Je pense qu’il n’était pas possible de continuer longtemps encore à jeter uniformément l’opprobre sur un Etat, une nation, un peuple dont la majorité se souvient encore d’Auschwitz et de Buchenwald et que l’on voyait soudain mué en une assemblée de nouveaux assassins programmant silencieusement, et cette fois à son profit, les Auschwitz et Buchenwald de demain.

Je dis que la France est un pays chargé d’histoire lui aussi, où dorment d’étranges cadavres, où s’agitent des monstres mal maîtrisés, et où l’on ne peut pas impunément non plus inviter le « peuple de gauche » à venir manifester sa haine devant l’ambassade d’un pays qui demeure, jusqu’à nouvel ordre, celui du peuple juif.

Je prétends même, et pour aller droit au fait, qu’un pas a été franchi dans une escalade silencieuse dont nous ne devinons peut-être pas encore ce que seront les derniers degrés, quand des militants pacifistes ont défilé à Paris il y a quelques semaines. Que certains d’entre eux se sont rassemblés derrière une bannière portant : « Mitterrand complice des juifs assassins. » Et que l’événement est passé inaperçu, ou presque, dans la plupart des journaux et des médias audiovisuels.

Mieux et plus généralement, j’affirme qu’un tournant décisif a été pris quand, à la suite d’une série de discrets et subtils dérapages sémantiques, des hommes ont commencé de proclamer, de plus en plus nombreux, que c’en était assez, après tout, du monopole juif de la souffrance. Qu’il fallait en terminer avec cette incroyable prétention à avoir atteint, eux et eux seuls, on ne sait quel sommet de misère. Qu’il était temps d’en finir avec cette affaire d’holocauste, de chambres à gaz, et avec la mauvaise conscience qu’elle faisait planer sur l’ensemble de la planète. Bref, qu’il était plus que l’heure de les remettre au pas, ces nantis, ces repus, dont la mémoire fait comme une grande ombre aux vrais persécutés du siècle.

Pour les hommes de mon espèce, cela a fait un drôle d’effet, tout de même, de se retrouver un beau matin dans la peau d’un usurpateur ou, pis, d’un gardien de camp. Pour ceux qui, de l’autre côté, avaient la tête tout enfiévrée encore des vieux démons, mal assoupis, de la religion antisémite, il y avait là, je suppose, l’indice d’un beau programme…

Qu’on m’entende bien. Je n’accuse pas. Je n’incrimine pas. Je laisse à d’autres, je le répète, le soin de traquer et de trouver des coupables. Mais je dis que les mots, simplement, sont parfois plus que des mots. Qu’il leur arrive d’avoir le poids, la gravité des choses. Que les bombes, à leur tour, peuvent avoir parfois le poids, la légèreté des phrases. Et qu’il y a dans ces jeux de mots, dans ces trafics de langue, dans ces menus égarements où nous mène souvent l’hystérie linguistique ambiante, la source de la pire erreur qui soit pour les hommes et les femmes qui font métier de parler : la banalisation de ces minces, ô si minces garde-fous, au- delà desquels, nous le savons, grouillent toutes les barbaries.

Je sais, bien sûr, que la France entière va s’émouvoir. Tous les partis sans exception vont dénoncer le retour de la bête. Ce sera une belle clameur, d’un bout à l’autre de l’arc idéologique et politique, pour communier dans le même refus du hideux passage à l’acte. Comme au moment de Copernic, la bonne vieille gauche de jadis se retrouvera peut-être même là, au coude à coude et en rangs serrés, pour hurler d’une seule voix son éternel et piteux : « Le fascisme ne passera pas ! » Pour moi, hélas, les choses sont jouées. Les dés sont jetés. Le fascisme est passé. Et il est d’autant mieux passé qu’il l’a probablement fait là où personne, bien entendu, ne l’avait prévu ni attendu. Quoi que nous apprenne, en effet, l’enquête, la boucherie de la rue des Rosiers marquera peut-être à cet égard un jalon essentiel dans l’histoire, si sombre déjà, de l’antisémitisme : comme si l’antijudaïsme chrétien s’était tout doucement éteint ; que le racisme d’antan avait peu à peu déserté les juifs pour se porter sur d’autres victimes : que les schémas classiquement puisés au bestiaire aryanisant n’étaient plus bons qu’à nourrir nos commémorations grand- guignolesques ; et qu’il fallait s’habituer désormais à vivre avec ce délire nouveau, imprévu, qui développe sous nos yeux ses cercles et ses ambages sans que nous nous avisions, pourtant, de reconnaître son irruption : sur fond d’antisionisme et dans le décor fantasmatique de la guerre du Proche-Orient, c’est la lente mais sûre transformation du peuple de « victimes » en une communauté de « bourreaux » livrée, à ce titre cette fois, à la fièvre meurtrière.


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