Si Bernard-Henri Lévy admire en Alexis de Tocqueville l’« apôtre de la liberté de pensée » et un « esprit excellent », il y a peu de chances qu’il soit impressionné par la performance en librairie du neveu de Chateaubriand. On estime en effet à moins de 10 000 le nombre d’exemplaires du livre De la démocratie en Amérique vendus du vivant de l’auteur. Pour American Vertigo, livre dans lequel BHL sillonne l’Amérique sur les traces de Tocqueville plus de cent soixante-dix ans après son passage, Bernard-Henri Lévy et son éditeur espèrent certainement bien davantage. L’ouvrage est lancé aux États-Unis avant sa version française et avec le soutien d’une imposante logistique. Du jamais-vu pour un auteur français. Au passage, l’intellectuel français joue une bonne partie de sa crédibilité, et de son succès en France, sur la réussite de son aventure américaine.
Aussi Random House, l’éditeur d’American Vertigo, n’a pas lésiné sur les moyens marketing pour lancer cet écrivain français connu seulement d’un petit cercle d’initiés. La filiale de Bertelsmann refuse de dévoiler le budget de promotion du livre, mais elle a mis en branle la machine qu’elle réserve à ses plus grandes plumes. Selon des sources du monde de l’édition, environ 75.000 exemplaires auraient été tirés et un retirage de 20.000 copies seraient en cours, ce qui est beaucoup pour les États-Unis. « Bernard-Henri Lévy fait partie de nos auteurs au plus fort potentiel, il bénéficie du même traitement qu’un Salman Rushdie ou un Norman Mailer », explique Will Murphy, l’éditeur du livre. Même Bernard-Henri Lévy a été « bluffé », par cette machine avoue-t-il. « C’est un autre métier », raconte-t-il, en comparant l’édition américaine à l’édition française. « Il n’y a pas de différence dans la qualité du travail éditorial, mais la mise sur le marché est clairement moins artisanale aux États-Unis. »
Prestigieuse sélection
Tout a commencé lundi soir par une soirée chez la styliste Diane von Furstenberg, en compagnie du tout New York. Le lendemain, débat à Washington avec Bill Kristol, le chef de file du mouvement néo-conservateur, arbitré par Francis Fukuyama, dont la théorie de « la fin de l’histoire » a fait le tour du monde. Hier, conférence animée par Tina Brown, ex-rédactrice en chef de Vanity Fair et du New Yorker, dans la salle de 600 personnes de la bibliothèque de New York, sur la 42e Rue. Tout cela avant d’entamer un tour des États-Unis, Chicago, Houston, San Fransisco… environ 10 étapes. La couverture presse a également été impressionnante : un article dans le Los Angeles Times, un entretien dans le Wall Street Journal, une interview très enlevée dans New York Magazine. Ce week-end, pour couronner le tout, il fera la couverture de la prestigieuse section livre du New York Times. Hélas, l’article, confié à Garrison Keiller, un comique de radio célèbre aux États-Unis, n’épargne pas beaucoup le livre. « Mais ce n’est pas si grave, c’est bien de faire la couverture », assure l’éditeur.
Pour conquérir le vaste marché américain, trois conditions doivent en fait être remplies, selon Will Murphy. Le livre doit être d’abord correctement distribué, c’est le principal poste de dépense d’un lancement aux États-Unis. La maison d’édition va négocier pied à pied les meilleurs emplacements chez les Barnes & Noble ou Borders des États-Unis, les équivalents de la FNAC française. « Un livre se rentabilise sur le nombre de “hardcovers” (livres à couverture cartonnée, contrairement aux poches à couverture souple) vendus, mais ils valent très cher, environ 30 dollars l’unité, explique l’éditeur newyorkais. Le seul moyen de les faire acheter, lorsque l’auteur n’est pas très connu, est de payer très cher, pendant au moins les deux premières semaines après la sortie du livre, les distributeurs pour qu’ils placent le livre sur la table à l’entrée du magasin. » Exactement comme en France, le livre doit ensuite être soutenu par des publicités et obtenir des articles dans la presse ou à la télévision. Enfin, l’écrivain doit faire le tour du pays pour présenter son œuvre dans les librairies ou à l’occasion de débats. « Le “book tour” est un exercice très américain, explique BHL. En France, je n’accompagne pas mes livres, je ne vais même pas au Salon du livre… »
Beaucoup de gens ont été mobilisés chez Random House, de l’aveu de Will Murphy. Dès qu’elle a pris la décision de le publier Random House a fait rencontrer BHL à une vingtaine de personnes. Rien n’est laissé au hasard. Avant d’être publié dans sa forme actuelle, une grande partie du livre était parue en plusieurs fois dans le magazine Atlantic Monthly. Dès ce moment-là, Random House, qui a signé avec BHL, achète le droit d’accéder à tous les emails de lecteurs d’Atlantic, les épluche pour en tirer des idées de marketing… Plusieurs mois avant la publication du livre, « c’était faire preuve d’un esprit de méthode, d’une agressivité commerciale, assez bizarres pour les Français », s’extasie BHL.
Imposer son propre style
Avec son « A nous deux les États-Unis ! », l’ambitieux Bernard-Henri Lévy représenté aux États-Unis par François-Marie Samuelson, celui qui en France a fait monter les enchères sur Houellebecq fait un quitte ou double. Si le pari est gagné aux États-Unis, le succès en France sera plus facile. Mais l’inverse est vrai aussi. Or BHL vendrait entre 70 000 pour les titres difficiles et 200 000 livres pour les œuvres plus grand public comme Qui a tué Daniel Pearl ? (qui l’a fait connaître outre-Atlantique). Le risque est partagé par Grasset. Détenteur des droits sur les livres de BHL, l’éditeur a accepté cette opération et publiera la version française en mars. Dans le reste de l’édition parisienne, on suit sûrement avec intérêt ce lancement, avec peut-être une certaine irritation à l’idée que d’autres écrivains vendeurs commencent la publication de leurs œuvres par les marchés anglo-saxons. Pour BHL, ce qui compte, c’est de prendre part au débat intellectuel américain. « Que le livre marche me fait plaisir bien sûr, mais l’essentiel pour moi est de débattre aux États-Unis avec mes pairs, explique-t-il. On a quand même le sentiment de ne plus être très loin de l’épicentre de la plupart des grandes questions qui nous intéressent tous. »
Avec American Vertigo, BHL explique s’être très vite démarqué du projet tocquevillien pour adopter une démarche plus proche de Mythologies, un recueil de réflexions sur la France des années 1950 écrit par Roland Barthes. « Dommage, peut-être, car les lecteurs américains seront surtout attirés par le nom de Tocqueville, célèbre ici », note l’éditeur new-yorkais. Mais si BHL veut finir comme Tocqueville par être plus célèbre aux États-Unis qu’en France, il lui faut imposer son propre style.
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