Il y a plus de vingt-cinq ans, un jeune homme racé à la mèche fougueuse commençait une brillante dissertation sur « la barbarie à visage humain » en des mots qui auraient pu tout aussi bien clore son œuvre : « Je suis l’enfant naturel d’un couple diabolique, le fascisme et le stalinisme. Je suis le contemporain d’un étrange crépuscule où seuls croulent les nuages, dans le fracas des armes et la plainte des suppliciés ». Avec lui pour ainsi dire naissait le phénomène des « nouveaux philosophes ».
Fils de Sartre et de Malraux surtout, celui-ci ne devait pas rester laborieusement attablé aux travaux de la pensée en chambre, ni plus attelé à méditer ses effets de salons. Non qu’il ne s’attache pourtant à ciseler sa redoutable dialectique, polie comme une lame, incrustée de fleurs de lyrisme pour relever le tranchant de son propos. Comme ces deux tuteurs, il avait chevillée au corps une inlassable philosophie de l’action. Et comme Camus aussi, le souci esthétique de son propre reflet en mouvement.
Un garçon trop parfait
C’est un peu là qu’on retrouve ici Bernard-Henri Lévy, enquêteur parti mettre ses pas dans ceux d’un journaliste américain assassiné au Pakistan il y a un peu plus d’un an, et lancé de même à la poursuite de son propre personnage. Entre la fiction et l’investigation, dans ce qu’il nomme un romanquête, il a voulu finir l’article inachevé de Daniel Pearl, envoyé spécial du Wall Street Journal, somme d’avouer face à la caméra, du fond de cette gorge qui lui sera bientôt tranchée, qu’il est juif.
Il y a trente ans déjà que, d’un sourcil arqué tour à tour intrigué et suspicieux, Bernard-Henri Lévy promène sa quête de sens – les idéologies à l’épreuve des faits – aux lisières du sous-continent indien, véritable bombe humaine de destruction massive s’il en est à présent. En ce temps-là, il revenait du Bangladesh avec des Indes rouges dans son calepin. Depuis, il est toujours resté aimanté à l’Afghanistan et à ses alentours, comme si la Passe de Khyber était le pont obligé entre deux mondes, fragile charnière de deux univers. Jusque-là, il ignore encore que le vrai choc de civilisations, s’il se trouve, sépare à vrai dire un islam libéral et tolérant d’un islam fou professé par des djihadistes ombrageux arborant la bannière du Prophète pour assouvir leur soif inavouable de pouvoir et d’argent.
Mais qu’était donc allé quérir Daniel Pearl au Pakistan, quelques semaines à peine après l’attentant des Tours de Manhattan ? Journaliste, juif et américain : tout le désignait à la vindicte des islamistes enflammés. Nul parmi eux n’était prêt à entendre qu’il pût être « Juif de gauche, progressiste, Américain hostile à ce que l’Amérique peut avoir de bête et arrogant, ami des incomptés, de l’universel orphelin, des déshérités ».
L’ombre d’Omar
Se lancer sur la piste de Daniel Pearl, c’était remonter du même coup un cerveau glacé de son assassinat. Omar Sheikh, figure dissimulée sous dix-sept pseudonymes, est le produit parfait de la diaspora pakistanaise d’Angleterre. Né à Londres en 1973, fils d’honorables commerçants, il est sorti des meilleures écoles, notamment de la prestigieuse London School of Economics. Champion du bras de fer qu’il pratique dans les pubs comme une passion morbide, il n’osera pourtant jamais inviter une fille à boire un café. De cette panique et de cet effroi face au sexe féminin, Bernard-Henri Lévy dit qu’il a « toujours pensé qu’ils sont le vrai substrat de la pulsion fondamentaliste… »
Sans cesse, les chemins du journaliste croisent l’ombre d’Omar, qui toujours se dérobe mais jamais ne se dévoile. De Sarajevo – où le héros fut porté pâle – à New Delhi, de Dubaï à Kandahar, on croit le débusquer mais on ne retrouve guère qu’un halo sardonique. Incarcéré en Inde en 1993 pour faits de terrorisme liés au Kashmir, il ne dut sa libération qu’au sanglant détournement d’un avion indien vers l’Afghanistan. Ici, Omar a séjourné dans un centre de formation de miliciens djihadistes ; là, dans un séminaire coranique. La trace de ses pas est parfois toute fraîche. On respire avec BHL les parfums de Lahore et les pestilences de Karachi, on ressent les étouffantes moiteurs de la petite bureaucratie et la cynique froideur des dignitaires climatisés. Et partout, surtout, les regards désespérément noirs et hostiles qu’on ne voit guère que dans les mégalopoles d’un tiers monde surpeuplé.
Fils favoris d’Ousama
La piste est chaude, l’intensité dramatique croît irrésistiblement. Entre les sbires et les barbouzes, les comptes bancaires et les téléphones cellulaires. Les faisceaux de présomptions se mettent à converger étonnamment. De trop nombreux groupes islamistes, constellés à quelque degré autour d’Al-Qaïda, ont pris part au meurtre de Daniel Pearl. Manipulés, affirme le philosophe, par une frange des services d’intelligence (ISI) la plus radicale, la plus violente, la plus antiaméricaine. « Ce crime n’est pas un fait divers, un meurtre pour rien, un acte incontrôlé de fondamentalistes fanatiques – c’est un crime d’État, voulu et couvert, que cela plaise ou non, par l’État pakistanais. »
Omar Sheikh, qui opère sur ordre de l’ISI, bénéficie assurément de très hautes protections. Le président Musharraf lui-même, à moins d’une fieffée duplicité, ne contrôle visiblement plus ses propres services. Même s’il s’efforce de donner des gages à son « allié » américain, dont il attend le visa pour la livraison de bombardiers F-16 envisagés à l’évidence comme vecteurs de charges nucléaires. Or que ne voit-on poindre de plus en plus distinctement la vraie barbe d’Ousama Ben Laden, dont Omar justement se révèle le « fils préféré » ? Celui, dit Lévy, qui a mis « tout son savoir-faire de jeune trader virtuose au service de l’organisation qui prépare la guerre totale contre le système capitaliste américain. »
Daniel Pearl se sera brûlé les ailes au contact diabolique de l’arme de destruction majeure assujettie à un islamisme dément, le savoir et la déraison incarnés par un jeune homme brillant et mythomane que ne suffit guère à résumer un conflit d’appartenance entre l’Occident et l’Orient.
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