Ils sont quelques millions, déjà, à courir les routes d’Europe, munis de leur nouvel et brûlant Évangile. On dirait une marée d’hommes et de femmes, jaillis de je ne sais quelles obscures catacombes, et qui envahiraient soudain les plus hauts lieux de la Politique. En France même, oui, en cette douce France, où tant de digues, n’est-ce pas, devaient la contenir, les signes se multiplient, de plus en plus bavards, de la vague qui s’enfle, et qui demain, peut-être, déferlera à son tour. Je parle, on l’aura compris, de cet étrange mouvement de masse qui s’appelle le « pacifisme » ; qui est en train de baptiser, c’est-à-dire de marquer à jamais la décennie qui s’ouvre ; et dont il est sans doute temps, alors, au lendemain de la visite de Brejnev en Allemagne, de commencer enfin à regarder le visage en face.

On en connaît, bien entendu, les traits les plus pittoresques. Ces foules toutes sombres qui viennent, en plein XXe siècle, nous rejouer la scène des grand-peurs d’autrefois. Ce parfum de catastrophe, presque d’apocalypse, qui flotte autour de ces croisés et de leur rêve de pureté. Cette logique folle, du coup, et comme désorbitée, selon laquelle nos alliés deviendraient nos plus sûrs, nos plus acharnés adversaires, et la tentation de se protéger, le commencement de notre perte. On parle assez souvent des démences meurtrières de la guerre pour qu’il ne soit pas inutile d’évoquer, peut-être, cet extraordinaire délire de pacifisme, et la pure déraison, par exemple, de tel amiral en retraite qui nous explique en substance que nous sommes moins menacés par les réels S.S. 20 d’ores et déjà braqués sur les capitales européennes que par d’hypothétiques fusées Pershing, qui n’existent pas encore et dont nul ne sait si, vraiment, elles existeront un jour.

Je n’insisterai pas non plus sur les plus sombres, les plus hideux slogans dont s’autorise cette passion. Sur ce fameux « plutôt rouge que mort », par exemple, qui est à soi seul une insulte, un insupportable outrage à tous ceux qui, de par le monde, risquent tous les jours leur vie pour n’être, justement, ni ces « rouges » ni ces « morts ». Sur ce non moins fameux « vivre couché mieux que debout », dont j’ose à peine imaginer ce que peuvent en penser tels martyrs anonymes qui, « couchés » dans une geôle cubaine, ou « debout » sous la torture chilienne, résistent à un fascisme que les petits-bourgeois de Berlin, de Rome ou d’Amsterdam appellent, eux, de tous leurs vœux. Car la seule chose qui, pour l’heure, me paraisse assurée, c’est qu’il y a dans ces mots d’ordre une complaisance à la bassesse et à l’éternelle veulerie : celle qui, une fois déjà, à l’étiage de notre histoire, assura le triomphe des forces de démission et de capitulation.

Et quant à l’enjeu, enfin, de la bassesse et du délire, j’ai bien peur qu’il ne soit, lui aussi, d’une aveuglante clarté. Car il n’est pas nécessaire, tout de même, d’être expert en stratégie pour comprendre que ce pacifisme est le moyen le plus sûr, le plus expéditif, de vaincre l’Occident sans avoir même à le combattre. Qu’à l’âge de l’équilibre nucléaire et de la « destruction mutuelle assurée », il suffira d’une campagne de démoralisation accélérée pour que les portes s’ouvrent sans qu’on ait eu à les forcer. Qu’en bonne et stricte logique de la « dissuasion », autrement dit, l’arme absolue est celle, et celle seulement, qui saura dissuader l’autre de se battre et de résister. Reagan avait sa bombe à neutrons qui, épargnant les choses, ne frappait que les corps ; Brejnev a aussi la sienne, mais beaucoup plus sophistiquée, puisque, épargnant cette fois les corps, elle n’entame que les cervelles…

Tout cela, dis-je donc, est sinon bien connu, du moins parfaitement évident. Et le fait est que je ne m’y intéresserais pas tant si l’évidence ne se doublait d’un obscur et bien plus troublant malentendu. Si tous ces pèlerins, acharnés à leur perte, et à notre abaissement commun, n’avaient à peu près rien à voir avec ces communistes purs et durs que figure volontiers la légende. Si tous les sondages, toutes les enquêtes ne nous disaient que la plupart de ces « fous » qui font aussi crûment le jeu de l’impérialisme soviétique, ne nourrissent, à l’égard des hommes de Moscou, aucune espèce d’indulgence ni même de sympathie. En clair, ce qui m’intéresse, ce qui me passionne, et ce qui, je l’avoue, finit par me terrifier, c’est qu’au lieu des abominables mais commodes « staliniens » auxquels on eût spontanément songé, les bataillons pacifistes ne sont peuplés que d’écolos, de gauchos, de fachos et surtout, aux postes clefs, de bons, de braves, d’inoffensifs socialos…

Car, de fait, c’est bien eux que l’on retrouve, tout au long de la décennie, aux commandes du mouvement. C’est Olof Palme, par exemple, qui, dans la seule année qui suit le coup de Kaboul, fera à deux reprises le voyage de Moscou. C’est Willy Brandt, bien sûr, l’inoubliable messager qui, en juin dernier, vint un jour nous informer que le maître de toutes les Russies « tremblait pour la paix ». C’est le gentil Lionel Jospin même, qui, deux ans plus tôt, et avec quelques camarades, eut l’inestimable privilège d’être le premier socialiste à pénétrer, depuis novembre 1917, dans la sacro-sainte enceinte du Kremlin. Ce sont les mêmes enfin, ou d’autres, qui, dans le cadre de leurs innombrables « conférences », « commissions internationales » ou « groupes de travail » en tout genre, véhiculent purement et simplement les thèses soviétiques sur la « sécurité » et le « désarmement ». L’heureux Brejnev ne s’y est, du reste, pas trompé qui, en février dernier, devant le XXVIe Congrès de son parti, rompait une tradition vieille de plus de soixante ans et annonçait pompeusement : « La social-démocratie, de nos jours, joue un rôle politique important. »

Je sais que l’on pourrait expliquer cette rencontre par le mécanisme classique du « compagnonnage de route ». Je n’ignore pas qu’il y a des spécialistes de la police politique pour chercher, chez tel ou tel, la trace et la preuve de la manipulation. Mais la vérité, je crois, est infiniment plus simple. C’est que ces hommes, tous ces hommes, croient probablement dur comme fer aux thèses qu’ils soutiennent. C’est qu’ils n’ont besoin que d’eux-mêmes, et d’aucune pression extérieure, pour assumer leur discours et ses terribles conséquences. C’est qu’ils n’ont sans doute pas le moindre lien organique avec l’internationale brejnevienne. C’est qu’à eux seuls, à eux tous, ils tissent discrètement la trame d’une autre Internationale, moins voyante, moins bruyante, dont nous sommes en train de manquer l’avènement. Cette Internationale, je propose, par convention, de l’appeler la cinquième. Elle ne nous parle ni de marxisme, ni de matérialisme, ni même de lutte de classes. Et il se pourrait bien, pourtant, qu’elle soit le foyer privilégié des totalitarismes de demain.

La place me manque, bien sûr, pour exposer les contours de son discours. Mais on peut dire, il me semble, qu’elle rassemble tous les hommes qui, de bonne foi, pensent qu’il suffit de déclarer la paix pour conjurer la guerre. Tous ceux qui ignorent la singulière dialectique par laquelle les déclarations de paix débouchent si souvent en proclamations de guerre. Tous ceux qui, si l’on préfère encore, tiennent à l’image optimiste d’une paix, d’un ordre dans le chaos, d’un sens à ce qui n’en a pas. Un pacifiste, au fond, c’est toujours quelqu’un qui n’en finit pas de ruminer le fameux « projet de paix perpétuelle » que l’Occident a hérité de l’époque des Lumières ; et qui n’en finit pas non plus, symétriquement, de dénéguer l’image adverse, celle que lui ont léguée Dilthey ou Clausewitz, d’une paix qui n’est jamais que la continuation de la guerre avec d’autres armes et d’autres moyens.

Concrètement, cela veut dire qu’en toute rigueur, il faudrait ranger aussi au nombre des pacifistes tous les apôtres d’une « détente », absolument sacralisée, et dont on consent à chanter les hymnes au son d’orchestres de bagnards. Appartient à l’internationale tel ancien président de la République française estimant que l’URSS se fourvoyait à Kaboul, que seule une erreur de calcul a pu l’y pousser si brutalement, et qu’il suffit d’un peu de dialogue pour dissiper la malentente. Mieux, je ne suis pas sûr que la diplomatie d’un Kissinger, qui se félicitait jadis d’avoir été reçu par son ami Dobrynine en robe de chambre et qui, en attendant, élaborait la théorie des « structures de paix stable », n’ait pas contribué à sa manière à la naissance du mouvement. Le pacifisme est une illusion, davantage encore qu’un péché : une illusion sur la paix ; une illusion sur la guerre ; l’incontournable illusion du siècle, finalement, où il communie tout entier en ses parages les plus réactionnaires.

C’est dire que je ne peux prétendre avoir, à si grands traits, contribué, à mon tour, à dissiper l’illusion. Si les remarques qui précèdent ont un sens, c’est à prouver, au contraire, la cohésion, la cohérence, la terrible endurance du délire dans notre culture politique. Rien ne serait plus douteux ni plus absurde, à cet égard, que d’y entendre un murmure, un vague bruissement plaqué sur nos vrais discours. Car tel est, en vérité, le fin mot de cette affaire, qu’au-delà même du débat qui occupe l’actualité, que par-delà la question des Pershing ou la querelle Schmidt-Brejnev, le problème du pacifisme demeure, têtu, obsédant, béant en nos consciences.


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