Le philosophe le plus photographié en France, Bernard-Henri Lévy, souhaitait depuis un certain temps réfléchir à la médiatisation de sa personne. Il avait évoqué ce projet dans Le Lys et la cendre (Grasset, 1996), son « journal de guerre », excellent récit de son combat pour la Bosnie. « BHL […] mes initiales sont devenues, à elles seules, synonymes de “médiatique” », s’inquiétait-il. Il faut croire que sa récente déconfiture cinématographique a précipité sa réflexion. Rappelons qu’il a présenté en début d’année Le Jour et la Nuit, film qu’il a réalisé et où il met en scène, entre autres, sa femme Arielle Dombasle et Alain Delon.

Dans son essai Comédie, il qualifie son film de « bide-bang » : un ratage, certes, mais surtout une explosion qui recèle une renaissance. C’est presque « béni sois-tu, échec ! ». On suit son monologue intérieur, à travers une déambulation dans Tanger, ville marocaine où l’écrivain – revenu meurtri de son aventure dans le septième art – est allé réfléchir.

On aurait pu s’attendre à trouver un Lévy comme à la télé : ouvertement combatif, polémique, défendant son film et fustigeant ses adversaires. C’était mal connaître l’écrivain.

Certes, Comédie contient des coups de gueule et plusieurs malicieuses allusions, autant de règlements de comptes qui passeront pour la plupart inaperçus au lecteur d’ici, peu au fait des mesquineries parisiennes. Il y a bien celles, particulièrement narquoises, dirigées contre les philosophes Comte-Sponville et Marc Sautet. Lévy parle de « cette philo d’aujourd’hui qui sent […] la sacristie » puisqu’elle propose de chercher un sens à l’existence, tâche appartenant en propre aux religions. Parlant avec mépris des « moustachus », il affirme : « Lorsque je parcours leurs petits traités, leurs grandes vertus, leurs impromptus, lorsque j’apprends qu’ils ouvrent des cafés de philosophie et qu’ils y donnent des consultations, je me dis que la “nouvelle philosophie”, il y a vingt ans, n’avait pas que du mauvais. »

Tanger comme un roman

Mais BHL ne reste pas à ce niveau. D’abord, il se fait narratif, racontant Tanger comme dans un roman. Style toujours très elliptique. Séries d’instantanés efficaces, parfois déroutants, offrant à l’auteur des portes de sortie lorsque la réflexion sur le « bide » tourne à l’angoisse.

Tanger, c’est aussi le lieu d’un rendez-vous à venir, et qu’il ratera (décidément !), avec un « vieux maître », « déconstructeur sans pitié », « la chevelure complètement blanchie », jamais nommé. Évidemment, c’est Jacques Derrida. Tout au long du livre, donc, Lévy imagine la rencontre. Repense ses rapports passés avec Derrida. Il crée plusieurs scénarios d’entrée en matière pour lancer la conversation, invente les répliques de son interlocuteur et ses contre arguments.

À force d’intérioriser un autre, Bernard-Henri Lévy se prend au jeu et en vient à se multiplier ! II donne la parole aux autres moi qui l’habitent. C’est alors la déclinaison des moi. D’abord, le Bernard Lévy, jeune auteur ambitieux, à qui une masseuse (BHL avoue s’être engagé en philosophie pour séduire les femmes !) suggère d’utiliser tous ses noms dans sa signature pour se démarquer d’un « salopard » homonyme.

BHL, l’autre moi, celui des initiales, est né par la suite. Il deviendra, avec le temps, une sorte de parasite, une « marionnette » détestable, à la fois lui et un autre. Incarnation même du spectacle, de l’homme à l’ego boursouflé, du vaniteux mangeur de micros, du poseur. En dialogue avec son « moi profond » nommé L., ce BHL se révèle authentiquement insupportable.

Le petit jeu (qui rappelle parfois l’émission kitsch des années 70, Qui dit vrai ?) ne vaudrait pas grand-chose si l’écrivain ne nous offrait en sus une brillante dissertation française. Le sujet, traduit dans une formule pour lycéens, pourrait être : « les grands écrivains, êtres aux multiples dimensions ».

Le Lévy-écrivain (avec la multiplication de ses moi, on doit préciser !) tombe alors dans un de ses travers habituels : reconstruire l’histoire d’une vaste tradition littéraire et philosophique, forgée par des géants… et s’y glisser personnellement à la fin, en disant presque « Voyez, j’en suis l’aboutissement ! » En Bosnie, il prolongeait Malraux. Ici, il évoque la possibilité de poursuivre Gary.

Les vrais écrivains

Il explique alors, à grand renfort de références et de citations, que les vrais écrivains, comme Romain Gary, ne parasitent pas le réel. Impensable, donc, pour BHL, de sublimer son échec en le romançant. Impensable, insiste-t-il encore, de « parler de lui » dans ses livres (affirmation la moins évidente de Comédie). Impensable, enfin, de jouer le jeu de la vérité et de l’authenticité que réclame selon lui l’époque.

Lévy nous offre ensuite une réflexion sinueuse sur ce qu’il nomme trop tardivement la « tentation Ajar ». Autrement dit, celle du pseudonyme, idée qui le tenaille depuis son « grand échec ». Tentation qu’on peut résumer ainsi grossièrement : pour être lu véritablement, un « grand nom » choisit de publier sous une autre identité. Le modèle, c’est la mystification de Gary, qui réussit à obtenir le Goncourt sous le nom – et faut-il ajouter « dans le style » – d’Émile Ajar.

Évidemment, Lévy ne cédera pas. On dirait même qu’il a écrit Comédie pour se justifier, tout en souhaitant scruter son envie de disparaître, lui qui ne supporte plus la caricature médiatique qu’il est devenu. De plus, « le rôle est deja pris ; la case déjà occupée ». En définitive, le jeu à la Gary ou à la Pessoa (auteur portugais qui n’a écrit que sous des noms d’emprunt), bien que libérateur explique Lévy, a quelque chose de morbide.

Il parle soudainement d’une autre option, différente de celle de Ajar. Elle pourrait ressembler à des confessions, puisqu’il s’agit de « déposer les masques ». Mais Lévy précise : « Rien à voir avec le projet d’être soi. » Rien à voir, donc, avec l’authenticité feinte des autobiographes. Ici encore, les prédécesseurs sont grands. BHL cite, en vrac, Rousseau, Sartre, Leiris, Stendhal, qui, « au milieu du pont », au mitan de la vie, ont publié de telles œuvres. (Lévy, qui approche de la cinquantaine, évoque sa peur de vieillir.)

Voilà le projet révélé. Voilà Comédie située dans une glorieuse lignée, celle de livres « malins […], éminemment pervers et rusés », où les auteurs invoquent la complexité de leur être pour qu’on cesse de les réduire à leur caricature. Y croit-on, dans le cas de Lévy, BHL, et consorts ? Tout ça sent un peu la comédie.


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