Au lieu de réfuter les « nouveaux » philosophes, la gauche devrait réfléchir sur les raisons de leur succès. Un si brutal renversement de la mode ne peut pas résulter de la seule manipulation des médias par une génération perdue qui est en train de se retrouver. Quelques ex-révolutionnaires de Mai 1968 se mettent aujourd’hui à brûler ce qu’ils adoraient hier, avec la même ardeur et la même absence de mesure : malgré leur talent, cette volte-face n’intéresserait que de petits cercles parisiens si elle ne correspondait pas à un mouvement plus large. Les Bernard-Henri Lévy, les André Glucksman, les Maurice Clavel n’ont pas provoqué le reflux de la grande vague idéologique poussée par la « Commune » étudiante. Ils sont portés par lui comme ils étaient portés par elle auparavant.
Ils n’en décrivent que la surface quand ils expliquent leur conversion par la conscience du Goulag révélée par Soljenitsyne. Les plus jeunes seraient incultes et les plus âgés amnésiques, s’ils avaient ignoré jusque-là cette réalité des régimes de l’Est. Depuis 1938 et les procès de Moscou, nul ne peut plus se faire d’illusion sur la dictature du prolétariat. On remplirait une bibliothèque avec la littérature sur les camps soviétiques publiée depuis trente ans. Celle qui décrit les camps nazis n’est pas moindre, bien qu’elle soit aujourd’hui moins lue. Tout le monde sait depuis longtemps que le vingtième siècle a inventé les dictatures les plus terribles de l’histoire, et que leurs structures politiques ne sont pas fondamentalement différentes dans les régimes à économie capitaliste et dans les régimes à économie socialiste.
Un catéchisme rabâché
Si les « nouveaux » philosophes s’étaient bornés à reprendre la dénonciation de ces dictatures dans des propos beaucoup moins denses que ceux d’Hannah Arendt, ils n’auraient point recueilli tant d’écho, sinon à droite. Le reflux qui les porte est plus profond. Il concerne le rôle de l’idéologie marxiste en Occident, et l’utilisation de ses schémas dans l’analyse des sociétés contemporaines. Il y a trente ans, leur entrée dans les universités et dans les milieux intellectuels a provoqué une rénovation salutaire. Elle a forcé à regarder les choses d’un œil neuf, à poser les problèmes d’une autre façon. Elle a démystifié beaucoup d’apparences, détruit pas mal d’illusions. Elle a permis d’aller plus loin et plus profond dans l’explication des institutions, des comportements, des systèmes de valeur. Le marxisme s’est perfectionné du même coup, par l’action de penseurs qui pouvaient interpréter la doctrine plus librement que leurs homologues de l’Est.
Le parti communiste est longtemps resté en dehors de ce mouvement, en s’accrochant à la « Vulgate » stalinienne. Au moment où il commençait à s’en dégager, lentement, mais timidement, des simplifications aussi consternantes se sont répandues dans le reste de la gauche. En Mai 68, l’imagination était ardente dans les paroles et les graffiti. Elle l’était moins dans les analyses politiques. On voulait changer radicalement la société, mais on ne savait pas comment. Le temps passant, on s’est raccroché au marxisme comme à une bouée de sauvetage : mais à un marxisme réduit à un catéchisme sommaire et brutal, indéfiniment rabâché. On est arrivé ainsi à un véritable instrument d’obscurantisme, proprement insupportable. En veut-on une illustration pittoresque ? Libération citait sans rire, le 31 mai dernier, un texte de la revue Recherches expliquant que les prostituées « constituent une force de travail qui est mise au service des corps clients pour les soulager, diminuer et maintenir l’état de mangue, de besoin, de frustration, les ramener dans les circuits de production salariée ». Pour être moins drôles, combien de raisonnements politiques actuels sont à peine plus sérieux !
Une réaction contre cette logomachie était inévitable. Voilà quelques temps déjà que beaucoup d’intellectuels de gauche et d’ailleurs commençaient à éprouver la nausée en face de ce déferlement d’une morne et prétentieuse bêtise. Quelques-uns pensent qu’il ne faut pas seulement mettre en cause les caricatures d’un marxisme que ses partisans refusent justement de reconnaître. Ils estiment que les principes fondamentaux de la doctrine doivent être aussi réexaminés, et notamment sa pierre angulaire : que la propriété des moyens de production et les rapports de classes qui en découlent sont la base de l’évolution des sociétés, tout le reste constituant leur superstructure. La dictature totalitaire fonctionne dans des pays capitalistes et des pays socialistes, dans des pays industrialisés et des pays en voie de développement. Les appareils d’État y dominent l’ensemble des structures de la société. En U.R.S.S. et dans les pays communistes, c’est eux qui ont engendré la collectivisation des moyens de production et l’industrialisation, et non l’inverse. Ils paraissent constituer la « base » de la société, au sens marxiste du terme. En tout cas, la question mérite d’être posée.
Les « nouveaux » philosophes le font de façon abrupte, en apportant des réponses trop sommaires et trop globales. Mais la violence même de leurs réactions met en lumière d’autres aspects du problème. Ni la raison ni la science ne conduisent au totalitarisme, comme l’affirme Bernard-Henri Lévy. Mais une certaine conception de la science et de la raison y conduit, que la croissance contemporaine des sciences sociales a développée. La sociologie et la science politique peuvent aider les hommes à se libérer de l’oppression en leur dévoilant ses mécanismes cachés, et elles le font. Mais elles deviennent elles-mêmes oppressives quand leurs adeptes confondent les acquis réellement scientifiques, qui sont très rares, et les théories hypothétiques qui remplissent le reste du champ d’étude.
Confusion
Les plus grands fondateurs des sciences sociales ont cédé à la tentation de prendre ainsi leurs constructions de l’esprit pour des vérités scientifiques, et d’imposer aux hommes de s’y conformer. Platon a conseillé deux tyrans de Syracuse, Denys l’Ancien et Denys le Jeune. Aristote a espéré faire d’Alexandre le Grand son disciple. Nos philosophes du dix-huitième siècle ont cherché à appliquer leurs idées à travers Catherine II et Frédéric II, ces despotes « éclairés ». Auguste Comte a tenté de convertir aux siennes le tsar de Russie et le grand vizir de l’Empire ottoman. Les saint-simoniens ont travaillé avec Napoléon III. Avant que Marx ne serve d’inspirateur aux dictatures communistes d’aujourd’hui. Quiconque prétend ériger toute la politique en science est porté à s’en servir pour justifier l’autoritarisme. Mais rien n’est moins scientifique ni moins rationnel que cette confusion entre la vérité objective et les inventions d’une pensée subjective. Si l’on n’avait pas tant bêtifié depuis quelques années à partir d’aphorismes de Marx ou de Lénine érigés en lois scientifiques – substituts modernes des vérités révélées –, la réaction ne serait pas si mordante aujourd’hui. Vive la nouvelle philosophie, malgré son côté feu d’artifice, si elle contribue à nous libérer de la nouvelle scolastique !
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