J’ai connu des gens – souvent – dont je partageais les choix politiques, mais pas les choix philosophiques.

J’ai connu des circonstances – la Bosnie, l’Afghanistan, le combat contre le Front national, j’en passe – où la logique des urgences, et donc des alliances, m’obligeait à parler d’une même voix avec des intellectuels dont tout, au fond, me séparait.

Avec Edwy Plenel, c’est l’inverse.

Il m’arrive, dans cette Découverte du monde comme dans ses livres précédents, de me sentir en désaccord avec telle ou telle formulation.

Il m’arrive, quand il conclut, de me dire : « là, tout à coup, cela ne va plus ; sur l’Afghanistan, Israël, peut-être même la guerre en Irak, la politique américaine, les dérives de l’antiaméricanisme, je sens bien que l’un de nous s’égare et que, en tout cas, nous divergeons ».

Mais c’est, d’un bout à l’autre de ces deux textes – un voyage sur les traces de Christophe Colomb écrit il y a dix ans, précédé d’une belle méditation sur les enjeux d’une entreprise qui, déjà, il y a cinq siècles, invitait à « penser le monde en pensant ailleurs » – le sentiment, peu fréquent, d’avoir affaire à un programme, une pensée, un système de réflexes et de partis pris qui sont, miraculeusement, chaque fois les miens.

Ainsi du goût, sans cesse réaffirmé, pour les identités métisses sans souche ni racines, où l’on n’est jamais soi-même qu’en devenant un autre.

Ainsi de l’exhortation, qui court à travers le livre, et où je vois, moi aussi, comme l’auteur, le premier et le dernier mot de la liberté, à se détacher de soi, brouiller ses propres frontières, se désappartenir.

Ainsi de l’instinct très sûr – mais de plus en plus rare, il me semble, en ces temps raffarinés – qui lui dicte sa mise en garde contre toutes les tentatives de naturaliser la politique, d’en confondre les commandements avec ceux du bon sens ou de l’évidence ; ainsi de sa mise en pièces du lieu commun qui veut qu’une bonne et saine politique doive toujours commencer par être une politique de proximité et que c’est en se souciant de ses voisins que l’on finit, de proche en proche, par s’ouvrir au monde et au lointain : la biopolitique n’est jamais loin, dit Plenel, et comme il a raison ! ni l’ethnicisation du social ! ni le bon vieux thème lepéniste d’une « préférence nationale » dont la formule revient toujours à confondre espaces public et privé, bien commun et conjonction des égoïsmes !

Et les pages lumineuses, encore, où il montre comment, de dérobades en renoncements, en acceptant que soit occulté, notamment, le débat pourtant si crucial sur la question de l’immigration, la gauche française s’est trahie et a fait le lit de ses pires ennemis : « notre défaite », tonne-t-il, avec des accents péguystes qui n’étonneront pas les lecteurs de L’épreuve.

Et le formidable lapsus qu’il est, à ma connaissance, le premier à pointer et qui fait que ladite gauche est la seule au monde à traduire « globalisation » par « mondialisation » : elle laisse entendre, ce faisant, que c’est le monde qui pose problème et, par ce simple écart de langage, cette simple et minuscule erreur de traduction, elle tend la main au nationalisme, fait le lit du souverainisme et ouvre grande la brèche où s’engouffrent la xénophobie, la peur de l’autre, l’indifférence à la misère du monde ; ah ! l’impensé colonial du socialisme français ! Et puis le démontage, enfin, de l’« obsession des origines » selon Renaud Camus et du mécanisme, particulièrement retors, par lequel l’auteur de La campagne de France et de Du sens a recyclé, ensemble, dans les mêmes textes et le même mouvement, les dispositifs discursifs de l’antisémitisme et du racisme : je pourrais, cette fois, signer chacune de ces pages, de ces phrases…

D’où vient, alors, le malaise ?

D’où vient, quand l’auteur parle de « refonder les Lumières » en remettant nos pas dans « ceux de Marx », ou quand il se sert de Las Casas pour paraître récuser le concept de « guerre juste », d’où vient, quand, au détour d’une phrase qui fait manifestement écho à la perspective de la guerre en Irak, il évoque le risque de voir ceux dont nous aurons « unilatéralement décidé de renverser les idoles et les chefs » être tentés, « à force de souffrance », de nous « rendre la pareille », d’où vient, oui, chaque fois, que je me sente, soudain, moins proche ?

L’inconséquence vient-elle de moi ? De lui ? D’un goût de la « résonance » – l’un des mots de Plenel, il revient cinq fois dans la première partie du livre – qui avait ses vertus dans les textes autobiographiques, mais qui, ici, quand il nous fait glisser d’une évocation de la cage de la Vénus hottentote à celle des détenus afghans de Guantanamo, atteint peut-être sa limite ? Qu’est-ce qu’être en désaccord tout en étant d’accord ? Est-on plus proche d’un écrivain quand on partage son programme ou ses performances ? Sa métaphysique ou sa politique ? Son monde ou ses positions ? Qu’est-ce, en un mot, qu’un contemporain ? Et d’où vient que je me sente infiniment plus contemporain de cet écrivain-ci que de tant d’autres, dont je partage les « opinions » ? Je ne sais pas. Ce sont des questions.


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