Ce n’est pas un livre, c’est une rafle. Et il y a dans cette rafle, dans ce ballet de puissants convoqués, en trois cents pages bâclées, à la barre d’on ne sait quelle Haute Cour de la vertu, il y a dans Nos délits d’initiés que viennent de publier, sous la signature de Guy Birenbaum, les éditions Stock et où l’on est supposé tout nous dire des grands et petits secrets de nos élites, un geste qui me semble inédit.

Tout y passe.

L’enfant caché du président.

La vie sexuelle de la journaliste.

Une sombre histoire de partouze évoquée par un hebdomadaire auquel on fait reproche de ne pas avoir donné le nom du notable qui y participait.

La page hallucinante où, après avoir évoqué quelques explications possibles du suicide, en 1993, du « mari de Claude Chirac », l’auteur ose faire état de cette « assurance » pleine de sous-entendus : Philippe Habert a « surtout eu le tort » de s’opposer politiquement à Jacques Chirac – il « a commis l’erreur de sortir de son rôle de Monsieur Gendre ».

Et l’on ne sait ce qui horrifie le plus dans ces pages, du parfum de délation qu’elles dégagent, du mélange qu’elles opèrent entre rumeurs et informations, des ravages qu’elles provoqueront dans les familles et les entourages, ou des arguments dont on croit devoir se targuer pour opérer ce « mani pulite » des alcôves.

Le droit des citoyens à être informés des forfaitures commises par les puissants ? C’est un droit, en effet. Mais c’est une saloperie de mettre sur le même plan notre droit à tout savoir d’un détournement de fonds publics et d’une liaison clandestine entre tel chef de parti et son attachée parlementaire.

L’idée selon laquelle les vices privés seraient la clé des fautes et des vices publics ? C’est un parfait sophisme, là, en revanche. C’est le type même de la symétrie en trompe-l’œil et, donc, c’est un sophisme. Sans compter que ce fut, en d’autres temps, le maître mot des salopards qui, dans Gringoire ou L’Humanité, jetaient sur la place publique les supposés vices privés de Blum, Jules Moch ou Georges Mandel.

Notre droit, à nous, citoyens, d’avoir toutes les cartes en main lorsque nous voyons une jolie journaliste interviewer un ministre à la télé – notre droit, autrement dit, à savoir que ces deux-là, derrière l’écran, coucheraient ensemble ? Le sophisme, là, confine à l’ignoble ; et l’on est presque gêné d’avoir à rappeler à notre corbeau que nous n’avons, justement, aucune espèce de droit en ces matières et que seuls comptent le métier, la conscience, la déontologie de l’intervieweuse – en l’espèce incontestés.

Et quant à l’argument selon lequel cette campagne de purification éthique servirait les nobles buts de la résistance au lepénisme, quant à la façon qu’a l’auteur de nous raconter qu’un lepéniste est toujours, et d’abord, quelqu’un qu’a rendu fou le sentiment d’une omerta généralisée chez ceux d’en haut et qu’il convient, par conséquent, de briser cette omerta, il est clair que l’on ne fait là qu’entériner la paranoïa, donc l’analyse, donc la vision du monde, dudit lepéniste et qu’en se donnant des raisons nobles de taper bas l’on ne peut que précipiter encore un peu plus la décomposition ambiante.

Non.

Face à cette opération de police des mœurs, face à cette page où, par exemple, on dénonce la supposée cocaïnomanie de tels caciques de la télé en des termes qui pourraient éveiller la curiosité de la Brigade des stups, face à ce grand déballage nauséabond et persécuteur, il faut réaffirmer quelques principes très simples.

Le droit au secret, d’abord – le droit, pour chacun, y compris les cocaïnomanes, les maris infidèles, les « éléphants socialistes » qui « se déchirent après s’être tant aimés », à une inaliénable part d’ombre.

Le droit à la vie privée – l’imprescriptible droit, pour chacun, y compris les tartufes, de soustraire à la meute des fouilleurs de placards professionnels ce noyau d’intimité qu’on voudrait nous rendre aussi condamnable qu’une fraude fiscale, une escroquerie ou un trafic d’armes.

Le droit à la contradiction – le célèbre droit, que réclamait Baudelaire, de s’en aller (ce qu’un nombre grandissant d’hommes publics feront si doit continuer ce jeu de massacre) et de se contredire (d’être complexe et compliqué, de penser une chose et son contraire, d’être un autre en même temps que soi, de ne pas être toujours impeccablement fidèle au programme que l’on défend).

Le danger de la pureté ou, cela revient au même, d’une dictature de la transparence dont on a encore vu les ravages lors du psychodrame puritain de l’affaire Clinton-Lewinsky – le cauchemar d’une société de l’aveu, de l’outing permanent et, au fond, de proche en proche, au-delà même des hommes et femmes politiques, de la surveillance de tous par tous.

L’importance, en un mot, de cette autre « exception française » qui nous a retenus, jusqu’ici, sur la pente du journalisme de caniveau et dont la défense ne saurait se dissocier de celle de l’esprit démocratique : gare à ces néo-inquisiteurs, ces mouchards, dont la prétention à la vérité ne fait que creuser le lit d’un type nouveau d’asservissement.


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