C’est une histoire extraordinaire.

Elle a permis de sauver, non seulement des centaines d’Afghans, mais un peu du credo et de l’honneur américains.

Et la presse en a peu parlé.

Donc voici.

Je n’ai pas tous les éléments du puzzle.

Mais il y a, dans le New York Times, un récit d’Elliot Ackerman, cet ancien combattant en Afghanistan couvert de décorations, devenu journaliste et romancier.

Et j’ai recueilli des bribes d’informations, tant aux États-Unis qu’en Afghanistan, au cours de conversations téléphoniques dont j’ai promis l’anonymat.

Tout commence avec une poignée de vétérans qui alertent, dès avril, sur le sort des traducteurs, fixeurs et autres compagnons d’armes afghans qui, si Joe Biden met à exécution le plan de Donald Trump, seront en danger de mort.

Cette inquiétude ne fait que croître quand, au milieu de l’été, comme l’explique le lieutenant-colonel à la retraite Russell Worth Parker dans une interview donnée, depuis, à ABC News, on comprend que l’inconcevable se réalise et que les éléments afghans des forces spéciales sont livrés à l’ennemi.

On adjure le président de renoncer à la date butoir du 31 août .

On explique que la logique, non seulement humanitaire mais militaire, eût voulu que l’on commence par exfiltrer et que l’on ne retire l’échelle, comme à Saigon, qu’une fois les évacués sains et saufs.

On interpelle son sénateur ou représentant local qui se trouve parfois être, aussi, un vétéran.

Deux congressmen courageux, le républicain du Michigan Peter Meijer et le démocrate du Massachusetts Seth Moulton, feront d’ailleurs le voyage à Kaboul et viendront, dans le plus grand secret, en plein milieu des opérations, prendre la mesure du désastre.

Et, devant le chaos qui règne sur les pistes du Hamid Karzai Airport, devant cet échec annoncé et sans précédent dans l’histoire militaire américaine, le groupe s’organise ; il établit le contact, depuis les États-Unis, avec les Afghans pris au piège ; on monte un réseau de caches à l’image de cet Underground Railroad fait de routes secrètes et de maisons refuges par lequel les abolitionnistes avaient, pendant la guerre de Sécession, acheminé les esclaves évadés ; on programme des boucles WhatsApp et Telegram ; on reconstitue de mémoire et, quand la mémoire défaille, en la rafraîchissant via Google, le plan d’accès à tel quartier ou telle maison ; et, comprenant que c’est la seule solution, les plus casse-cou de ces vétérans se rendent eux-mêmes à Kaboul et vont chercher, un à un, au nez et à la barbe des talibans, leurs camarades afghans menacés.

Les missions se font de nuit.

La principale commence la nuit du 15 au 16 août, quelques minutes avant l’attentat-suicide qui coûtera la vie à 13 soldats américains et, au moins, 170 civils afghans .

Tantôt elles se font en tandem avec des éléments de l’armée américaine qui n’en peuvent plus de voir leurs auxiliaires arriver à 20 mètres des grilles et n’être pas autorisés à les franchir.

Le plus souvent, les vétérans partent seuls, comme cet ancien lieutenant-colonel des Bérets verts, Scott Mann, à la recherche d’un frère d’armes des Navy Seals coincé dans un quartier investi par un escadron de talibans particulièrement belliqueux.

Dans les messages codés qui courent d’une chat room à l’autre, les Afghans sont des passengers.

Les volontaires américains venus à leur rescousse sont des conductors.

Ils sont eux-mêmes guidés, à distance, depuis la zone de l’aéroport, par des shepherds.

Lesquels se fient à une poignée d’engineers qui coordonnent l’opération depuis un QG improvisé.Parfois le fil semble coupé, la chat room ne répond plus et l’on se dit qu’un tueur taliban a découvert le candidat à l’exil et l’a réduit au silence.

Soudain, ça se rallume, une lumière verte clignote sur le téléphone du conductor.

Là-bas, dans les ténèbres de la ville, apparaît, en réponse, sur le téléphone du passenger, une émoticône codée, sur fond rose et en forme d’ananas.

On lui envoie l’image GPS d’un itinéraire safe ; on le guide ; on le perd ; on le retrouve ; on le redirige ; on va au-devant de lui ; on cherche à le reconnaître dans la foule des visages identiquement hagards et en détresse ; et le voilà enfin devant Abbey Gate, muni du précieux mot de passe qu’il faut souffler au sergent-chef et qui permet de pénétrer.

Je sais combien cette histoire peut paraître à double tranchant.

Et il n’est jamais bon, en démocratie, que des militaires à la retraite reprennent, de leur propre chef, du service.

Mais c’était ça – ou l’horreur d’amis et alliés lynchés.

C’était cette opération prudente, scrupuleuse et dont tout indique qu’on s’y est résolu dans la crainte et le tremblement – ou un déshonneur définitif.

L’Amérique d’aujourd’hui, c’est ce Saigon auto-infligé, ce Dunkerque raté, cette humiliation.

Mais ce sont aussi ces moments de fraternité où l’on se demande si l’on est dans un film de Kathryn Bigelow, dans une série M6 sur les Navy Seals ou dans l’intimité du Jason Bourne de Robert Ludlum – mais non ! c’est la vraie vie ! ce sont des héros du quotidien qui ont juste décidé, en conscience, de ne pas laisser se refermer la trappe de l’obscurantisme et du crime !

Ils ont, ces héros, donné un sens plus pur aux mots d’« empathie » et de « service » qui sont ceux, démocrates et républicains confondus, de la grande tribu américaine.

Ils sont là pour rappeler au monde que cet étrange pays sans nom que sont les États-Unis d’Amérique reste une nation d’exception, fidèle à sa propre idée et dont la flamme ne s’éteint jamais tout à fait.


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