Salman Rushdie est libre. Qu’est-ce, un homme qui sort de ces dix années de traque et de cauchemar ? Un homme brisé, ou un vainqueur ? Un personnage de Kafka, apeuré, écrasé, qui passera le restant de ses jours à attendre la sentence d’un juge insaisissable pour un crime dont il n’a jamais rien su — ou une sorte de Soljenitsyne, trempé par l’épreuve, renforcé dans son âme et dans son art, l’un de ces hommes d’airain que rien n’atteindra plus jamais ? Je connais assez Salman pour savoir que c’est la seconde hypothèse qui est la bonne. « Des excuses », lui ont demandé d’étranges journalistes, au sortir de l’enfer. « Des excuses ! Vous voulez rire ! C’est moi qui attends celles de l’Iran ! » Ce Salman, le Salman rieur, facétieux, intraitable, le Salman qui, par l’humour autant que par la fermeté du caractère, a résisté à tout, jusques et y compris à la bêtise de ceux qui n’ont toujours pas compris qu’il n’a commis ni crime ni blasphème, ce Salman, donc, sort de l’aventure, la nuque raide, moins décidé que jamais à transiger sur l’inacceptable.
Le but des ayatollahs était, à défaut de le tuer, de l’empêcher d’écrire ou de le rendre fou : prisonnier sans barreaux, bête traquée, otage de lui-même : et de sa peur ; et peut-être se sont-ils imaginé y parvenir, aux toutes premières heures de l’affaire, quand Salman, en plein désarroi, sembla envisager de se rétracter. Et puis, très vite, il s’est repris. Il a recommencé d’écrire. Mais attention ! Pas cette chronique de la clandestinité que tout le monde, à commencer par eux, attendait. Mais son livre le plus beau, le plus littéraire, le plus libre — un livre, Le Dernier Soupir du Maure, qui n’avait mystérieusement rien à voir avec son mauvais destin et qui constituait donc un nouveau défi, cinglant, aux ayatollahs assassins. Défi par la littérature. Résistance par le roman.
Car, pour Salman Rushdie, la littérature est un roc. Et il est, lui-même, à son image, un roc de courage et de mots sur lequel s’est brisée la vague islamiste. Autre question, alors. Que peut devenir ce roc, une fois le pire passé ? Peut-il le rester, roc, une fois que se sont refroidies les températures extrêmes de la déréliction ? Et cette énergie mise à fondre le sujet dans son roc, cet état de surfusion des sentiments et des idées où il a dû vivre depuis dix ans, cette machine à forger un sujet sans faille ni compromis, est-il non seulement possible, mais souhaitable, que tout cela survive dès lors que l’autre vie, la vie normale, reprend son cours et ses droits ? Peut-être — et comme je le comprends ! — Salman n’aura-t-il rien de plus pressé que de redevenir ce pur romancier, complice de Pinter et d’Amis, dont il me disait la nostalgie, à Londres, au printemps dernier. Ou peut-être n’y a-t-il, là non plus, rien à faire contre l’Histoire quand elle s’est emparée de vos mots, de vos rêves, de vos secrets — et peut-être Salman n’a-t-il d’autre choix que de demeurer le combattant d’une liberté dont très peu d’écrivains vivants savent, comme lui, le prix.
Mais, au fond, que s’est-il passé ? Est-ce l’Iran qui a cédé ? la Grande-Bretagne qui l’a emporté ? Ou est-ce la force d’un homme seul qui, adossé donc à son roc, ainsi qu’à quelques médias, à quelques-uns de ses pairs, ou à l’opinion mondiale, a forcé les protagonistes de l’affaire à se ranger au parti de la raison ? Force de Salman. Endurance de Salman. L’intelligence extrême qu’il a fallu pour convaincre, au fil des ans, que le pestiféré, ce n’était pas lui, mais eux, les Iraniens meurtriers. Pourquoi avoir fait de ce seul homme un tel symbole, n’ont cessé de demander ceux qui avaient hâte qu’on en finisse ? Eh bien voilà. La réponse est là. La liberté d’écrire et de parler, donc notre liberté à tous, aura eu, in fine, le formidable pouvoir de hisser à plus de grandeur des démocraties frileuses, prêtes à tous les compromis — et, d’autre part, de faire entrer dans la cervelle des tueurs, et de leur régime, que la reconnaissance des nations a un prix et qu’on se coupe du monde quand on prétend couper une tête.
L’« affaire » est-elle, pour autant, terminée ? Non, hélas. Car il reste toujours, chacun le sait, l’hypothèse du tueur isolé, ivre de haine et de foi, qui aurait le sentiment, non de désobéir, mais d’être fidèle au contraire à l’esprit de la sainte loi — « ah ! les ayatollahs pactisent ! pour un plat de lentilles technologique, ils renoncent à la fatwa ! eh bien, me voilà, moi, reprenant le flambeau, là, juste là, où ils ont fait la faute de le laisser choir ! » Qu’est-ce qu’un terroriste ? Ce n’est pas seulement un tueur, c’est un juge doublé d’un tueur. C’est un juge qui s’est donné le pouvoir d’exécuter lui-même la sentence. Alors, Salman sait bien qu’une nouvelle affaire est sans doute en train de naître : plus d’Iran pour commanditer le crime ; plus de Grande-Bretagne pour l’en tenir, un jour ou l’autre, pour responsable ; mais une fatwa miniaturisée, sans auteur ni vrai coupable — et, donc, d’autant plus redoutable.
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