La poignée de députés français qui viennent, dans un bel élan, et au nom de la sacro-sainte parité, d’adopter en première lecture la proposition de loi relative au nom patronymique ont pris une décision dont il n’est pas certain qu’ils aient mesuré toute la portée.

Je passe sur le fait qu’en laissant aux seuls parents ou, demain, à l’enfant lui-même le soin de décider de son nom – pourquoi pas de son génome, tant qu’on y est ? de son patrimoine moléculaire ? de son destin ? – on signifie à la communauté, à l’Etat, à l’Institution en général, qu’ils n’ont plus leur mot à dire dans ces affaires de nomination, de transmission et, donc, de réglage du lien social : est-ce ce que l’on veut ? vraiment ?

Je passe aussi sur la grande confusion à laquelle donnerait lieu cette loi si elle voyait effectivement le jour : désordre des appellations, tentatives d’appropriation ou de rapt symbolique des enfants, querelle des géniteurs, vertige des possibles et de la décidabilité absolue, enfants-otages ou enfants-rois, tractations, revirements, volontarisme effréné, autonomie tous azimuts, illusion faustienne, querelle encore, guerre des sexes toujours plus loin relancée quoique, cette fois, sur le dos des enfants – est-ce là le prix à payer pour la « révolution culturelle » qu’on nous promet ? l’égalité homme-femme, la parité, la lutte contre un « patriarcat » éternellement renaissant avaient-elles pareil besoin, sérieusement, de cette tempête dans les identités, dans les têtes ?

Le fond de l’affaire, c’est qu’en laissant ainsi aux parents, sous prétexte d’alignement sur des usages étrangers trop hâtivement examinés, la redoutable tâche de peser, trancher, élire, celui des deux noms que devra porter l’enfant, en laissant entendre à celui-ci, le jour venu, que son nom propre n’est pas gratuit, qu’il a aussi ce sens-là et qu’il fut le fruit, jadis, de cet arbitrage, de ce débat, en rompant, en un mot, avec l’automaticité du nom porté, donc impensé, on choisit ; en choisissant, on élimine ; en éliminant, on exclut et, qu’on le veuille ou non, on dévalue ; en sorte que c’est une nouvelle inégalité, plus violente que l’autre, car voulue celle-là, concertée, que, sous couvert d’égalité, on réintroduit dans les familles.

Le problème, c’est aussi que l’usage ancien – aux mères la gestation, aux pères la nomination – reposait sur un pacte implicite qui n’avait pas que des vertus, mais enfin qui fonctionnait, qui était assez équilibré et aux termes duquel l’entrée dans la vie s’opérait dans le cadre d’une distribution des rôles laissant à chacun sa part du baptême : quid de la paternité, une fois ce pacte rompu ? que restera-t-il des pères et de leur rôle quand ils seront dépossédés de cette liberté de nommer qui était la seule, somme toute, dont ils savaient disposer ? que restera-t-il de cette part-ci de la filiation quand toutes les puissances se verront concentrées dans les mains des seules mères ? et que dire enfin de ces familles où le nom était l’essentiel de ce qui restait à l’enfant d’une paternité absente, ou affaiblie par les divorces, ou fragilisée, simplement, par le rééquilibrage en profondeur – heureux, bien sûr, celui-là – des relations de pouvoir entre hommes et femmes ?

Et puis enfin, il est navrant que notre bataillon de parlementaires héroïquement emmenés par Mme. Roudy et M. Gouzes semble faire si bon marché de ce que sait le premier lecteur venu, non seulement de Freud, mais de la Bible, des Évangiles ou même des grands mythes grecs : ont-ils, nos petits putschistes métaphysiques, jamais entendu parler d’Œdipe ? d’Anchise ? du poids des mères et du fardeau des pères ? des jeux de la nature et du langage ? de la nécessité, pour le sujet naissant et bientôt parlant, de voir s’organiser autour de lui un dispositif symbolique de mise à distance de l’ordre naturel et matriciel ? de la médiation de la nature par la loi ? de la loi par l’amour ? de l’entrée, via le nom, dans l’ordre de cet amour et de cette loi ? de Moïse ? de Jésus-Christ ? des fils du Déluge, à qui le seul nom du père tenait « la tête hors de l’eau » ? ont-ils jamais entendu parler de ce qui fait un sujet et qui, aussi bien, peut le défaire ? et que faut-il d’arrogance ou, ce qui revient au même, d’incompétence, de légèreté, d’inculture, pour prétendre ainsi, dans la joie, faire table rase de tout cela ?

Tant d’années passées à réfléchir, hommes et femmes confondus, au « nom du père », à Lacan, aux nœuds du « symbolique » et du « réel », à la « transmission », aux jeux de l’immémorial et de sa mise en œuvre, et en être là, voir tout ce savoir balayé d’un trait de plume ou de loi par une poignée d’ignorants convaincus, ce faisant, de défendre les droits de l’homme ou de la femme – quelle régression ! quelle dérision !


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