À 19 heures, ce lundi 3 juin, boulevard Saint-Denis, des dizaines et des dizaines de Parisiens attendent patiemment de pouvoir franchir les portes du théâtre Antoine. « C’est mal barré », souffle une femme en passant. Pour cause, la salle de spectacles accueillant une soirée organisée par la revue littéraire La Règle du jeu intitulée « L’Europe contre l’antisémitisme » est déjà pleine à craquer. « Il reste encore quelques places au paradis », lance Bernard-Henri Lévy en sa qualité de chef d’orchestre de la soirée, en pointant les derniers sièges vides sur les balcons.

Ainsi, plus de 800 personnes sont venues assister à ce rassemblement inédit face à « la crise existentielle, la menace existentielle » pour l’Europe, comme le dit Bernard-Henri Lévy : l’explosion de l’antisémitisme sur le Vieux Continent.

« L’Europe de nouveau au bord de l’abîme »

Au sein de ce théâtre vieux de plus de 150 ans, un important dispositif de sécurité quadrille les lieux et fouille méticuleusement les participants. Il faut dire que les invités sont prestigieux : de Yaël Braun-Pivet à Gérard Larcher, en passant par Anne Hidalgo, Patrick Bruel, Caroline Fourest, Manuel Valls, Jean-Michel Blanquer, Yvan Attal ou Haïm Korsia, entre autres, des dizaines de personnalités politiques, philosophes, artistes et intellectuels prennent la parole pendant la soirée.

Dès le début, le ton est donné par Bernard-Henri Lévy, qui, pendant plus de vingt minutes, explique comment « l’Europe est aujourd’hui de nouveau au bord de l’abîme » : « Ce qui fait que l’Europe est de nouveau au bord de l’abîme, c’est ce phénomène inimaginable pour un homme ou une femme de ma génération et, je crois, pour les générations suivantes, qui est ce retour foudroyant de la haine des juifs. » De fait, en 2023, 1 676 actes antisémites ont été recensés par le ministère de l’Intérieur et le Service de protection de la communauté juive (SPCJ), soit une explosion de 1 000 % en un an. Les trois quarts de ces actes ont été commis après les attaques terroristes du Hamas du 7 octobre.

Or, cette haine des juifs « prend depuis quelques mois des formes inédites et d’une violence extrême », pointe le philosophe et fondateur de la revue La Règle du jeu, avant d’ajouter que cette explosion de l’antisémitisme n’est « pas à cause de la guerre livrée par Israël au Hamas, cette haine-là a commencé avant la riposte israélienne. Dès le 8 octobre, les premiers signes, et peut-être les plus foudroyants, ont été dénoncés ».

Une haine irrationnelle qui tue

Au cours de la soirée, de nombreux témoignages glaçants sont livrés par les invités. « 19 avril 2024. Salut la putain de juive. Quel dommage que ton avion ne se soit pas scratché. Mais quand ils ont remis les gaz, ça a dû te parler sûrement. Pourriture de youpine. En fait, on va finir le boulot de 45. Éliminer la vermine juive. On a progressé en technique. On ne t’oublie pas, ta famille non plus d’ailleurs », lit doucement la présidente de l’Assemblée nationale Yaël Braun-Pivet. Ces lignes sont extraites d’une des nombreuses menaces de mort qu’elle a reçues ces derniers mois. Car c’est bien de cela qu’il est question ce soir. La haine viscérale des juifs, ce que le philosophe Jean-Claude Milner appelle « la judéophobie de passion », qui menace leur existence en France et en Europe.

Une haine irrationnelle, incompréhensible pour Patrick Bruel, présent au théâtre Antoine. « Comment a-t-on pu en arriver là à nouveau ? […] Pourquoi ? Je suis sérieux, est-ce que quelqu’un peut répondre à cette question ? Pourquoi ? Non, pas de réponse. Remarquez, je comprends, je n’en vois pas une de valable. » Une haine absurde, qui fait dire à l’écrivaine et rabbine Delphine Horvilleur : « Le juif sera toujours celui qu’on accuse de ce dont on veut se débarrasser. […] Je suis prête à parier avec vous que demain, face à la crise environnementale, vous verrez qu’on accusera les juifs de trop polluer ou de mal recycler. Et si des espèces animales venaient à disparaître, par exemple, les zèbres, on dirait, convaincu, que c’est la faute des Hébreux. »

Cette soirée est aussi l’occasion pour Gérard Larcher, président du Sénat, de revenir sur sa visite du kibboutz de Kfar Aza « dévasté et sans vie ». « La cruauté s’exerce toujours sur les mêmes victimes », s’émeut-il. « On peut être en désaccord avec la politique du gouvernement israélien, c’est mon cas, mais accuser l’État agressé d’être l’agresseur est une faute morale. »

De son côté, l’écrivaine Christine Angot martèle que « la France moisie est de retour », tandis que la maire de Paris Anne Hidalgo se désole d’« un antisémitisme qui se banalise ». « Un jour, les juifs ont été assassinés, tués, niés dans leur dignité d’êtres humains, parce que, tout simplement, ils étaient juifs. Et c’est ce même phénomène, ce même principe qui prévaut à ces attaques, à ces injures, à ces actes antisémites que nous voyons aujourd’hui se développer ici en France, ici à Paris, partout en Europe. Et il faudrait ne rien dire ? »

LFI et les « incendiaires des âmes »

Tout au long de la soirée, les intervenants appellent à tour de rôle les personnalités politiques françaises, et surtout les candidats aux élections européennes, à se mobiliser contre l’antisémitisme. « Nous nous réunissons ce soir pour dire aux candidats respectables à cette élection européenne qu’il ne devrait pas y avoir de sujet plus essentiel à prendre à bras-le-corps que celui-là », lance Bernard-Henri Lévy. En Europe, « les vitupérations les plus infâmes se font entendre », regrette-t-il. La psychanalyste Julia Kristeva, veuve de Philippe Sollers, interpelle, elle aussi, les têtes de liste : « Mesdames et Messieurs les futurs députés, entendez-vous cette banalisation de l’antisémitisme ? […] Mesdames et Messieurs les futurs députés, nous ne vous entendons pas sur l’antisémitisme. Mais nous sommes là pour vous réveiller. »

Des « incendiaires des âmes […] qui parlent comme des antisémites » pour Bernard-Henri Lévy, des « idiots utiles de monstres totalitaires » pour Caroline Fourest : les différents intervenants ne manquent pas de formules pour qualifier les positions actuelles de La France insoumise, accusée de toutes parts de minimiser l’antisémitisme en France, voire d’attiser les braises des violences. Lors des élections européennes, Yonathan Arfi, président du Conseil représentatif des institutions juives de France (Crif), appelle, « pour l’honneur de l’Europe », à vaincre la liste de La France insoumise, « qui a sacrifié les juifs pour quelques voix ».

Ce lundi, au théâtre Antoine, des voix auront cependant apporté un peu d’espoir, à l’instar du grand rabbin de France Haïm Korsia, qui aura ainsi conclu sa prise de parole : « À la fin, ce sont toujours les gentils qui gagnent. Et, si les gentils ne gagnent pas, c’est que ce n’est pas encore la fin. Alors, comme l’a dit Guillaume Apollinaire : “Jamais les crépuscules ne vaincront les aurores. Étonnons-nous des soirs mais vivons les matins.” »


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