À quoi bon commémorer la fin de la guerre de 14-18 ?

Et pourquoi le souvenir des poilus ensevelis dans la glaise et le sang si c’est pour, un siècle plus tard, se retrouver pareillement somnambules ?

Car, à l’heure où Maurice Genevoix entrait au Panthéon, c’est la flamme, non du soldat inconnu, mais d’un désastre trop connu qui se rallumait aux confins de l’Europe.

Le Haut-Karabakh arménien était à la géhenne.

Toute la poudre du monde semblait s’être accumulée dans cette minuscule enclave chrétienne à l’histoire longue comme un jour d’angoisse et de persécution.

Chouchi, son humble Jéricho, tombait, non par la force de trompettes, mais par celle de soudards syriens à la solde de l’Azerbaïdjan.

Et ce n’est pas comme si on pouvait l’ignorer !

Ce n’est pas comme si le président azéri n’avait pas crié, sur les ondes de sa Radio Mille Collines nationale : les Arméniens du Haut-Karabakh sont des sous-hommes que « nous chassons comme des chiens » !

C’est tout un peuple, en vérité, que des dompteurs aux mains de cuir se sont octroyé le droit de mater, écraser sous une pluie de drones et doter, pour ceux qui n’ont pas pu ni voulu fuir, d’une muselière de chars, de checkpoints et de ruines.

La géopolitique devenait un dressage – et, pour tous les Arméniens du monde, revenait la terrible musique du passé génocidaire.

À l’origine de ce désastre, il y a deux impérialismes.

Premièrement, bien sûr, la Turquie.

Avec un Erdogan ivre de lui-même qui n’a qu’une idée : devenir calife de l’islam sunnite et étendre son Lebensraum en Méditerranée, dans les Balkans, dans le Caucase, plus loin encore.

Faudra-t-il, pour que les yeux se dessillent, que ses Loups gris, dressés à massacrer les autres animaux de la ferme orwellienne qu’est devenue notre commune demeure covidée, remontent le Mississippi, expriment des vues sur la Pennsylvanie et continuent, comme à Vienne (les deux Vienne, l’autrichienne et la française !), de mettre à exécution le chantage terroriste explicitement formulé par le néo-sultan lui-même ?

Mais, deuxièmement, la Russie.

Car Moscou, en bénissant le cessez-le-feu final, a obtenu ce qu’il voulait : renforcer un autocrate en Azerbaïdjan ; affaiblir un jeune Premier ministre libéral en Arménie ; et, pendant que le monde regardait ailleurs, redessiner, à partir d’un vieux conflit gelé, la carte de la région.

On s’aperçoit, par parenthèse, qu’il y avait, en bonne stratégie poutinienne, deux sortes de conflits gelés.

Ceux qu’on rallume d’un grand feu sec, par effet de surprise, façon pétard jeté dans les pattes d’une Europe déboussolée : c’était le scénario ukrainien.

Ceux qu’on porte à ébullition, lentement mais sûrement, à feu doux, en évitant les coups de chaud intempestifs, pour, un jour, ramasser la mise : c’était le scénario géorgien.

Eh bien en voici, avec le Haut-Karabakh, une troisième sorte : on congèle ; on ensevelit le conflit sous un manteau de neige et de cailloux ; et on attend le moment de souffler sur les braises et de tirer les marrons du feu.

Ces deux empires, pourtant, marchent ensemble.

Erdogan et Poutine – c’était toute la thèse de mon Empire et les Cinq Rois – sont des jumeaux pyromanes jetant leurs torches, l’un contre les cathédrales de Chouchi, l’autre contre les églises de Marioupol, et, ensemble, dans cette vaste basilique du droit et de la justice qu’est l’Union européenne.

En sorte que l’on assiste, ici, aux travaux pratiques d’un monde où les compères se sont partagé les rôles : à Erdogan, les crocs et le sang ; à Poutine, le deus ex machina venant, d’une patte d’ours, promettre sa protection ; et, entre les deux, une Arménie exsangue qui vit une scène de sortie de civilisation.

Alors, de deux choses l’une.

Ou bien on abandonne nos amis du Caucase à leur sort de chiens, anthracites de ferraille et de canons.

En laissant toper Erdogan et Poutine, on laisse Chouchi devenir un Sarajevo chrétien dont la chute signifierait, comme en 1994, la perte d’une monade de l’esprit européen.

Et nous redevenons, comme en 1914, des somnambules dont la grande torpeur incrédule vulnérabilisera non seulement Chouchi, mais Nicosie, Riga, Varsovie ou Athènes.

Le propre du maître-chien qui traite ses ennemis comme des chiens n’est-il pas de ne jamais trouver le repos tant qu’ils ne sont pas rabattus en leurs chenils ?

Ou bien on se réveille.

On se rappelle comment les convulsions reptiliennes des monstres froids impériaux ont pu mettre, naguère, en mouvement les bielles d’une machine infernale.

Et il se trouve un pays courageux, au moins un, pour reconnaître la République d’Artsakh blessée, mutilée et sanglante.

La Société des Nations, il y a un siècle, inventait, pour Dantzig, le statut de « ville libre ».

Et les Nations unies, après la Seconde Guerre mondiale, ont ressuscité ce statut pour Trieste.

Pourquoi ne pas faire de même au Haut-Karabakh ?

Pourquoi la France ne décréterait-elle pas Stepanakert et Chouchi villes libres ?

Et ne peut-on imaginer cette liberté garantie par une force internationale ?

Ce sera un beau geste.

Ce serait, si la France était suivie, l’acte d’une Union européenne entérinant la primauté de ses valeurs sur ses intérêts.

Et ainsi naîtrait un droit additionnel à la charte des nations civilisées : le droit de légitime défense pour un peuple en minorité réduit à l’état de canidé.

Ceci est un appel.


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