Cette affaire de « droite dans la gauche » qui m’occupe depuis quelques semaines n’a pas fini, apparemment, de susciter quelque remous. Sans parler des réactions vives — et publiques — auxquelles j’ai dû faire face, je reçois des flots de lettres de lecteurs qui s’étonnent, s’indignent ou, simplement, m’interrogent. Et la question, bien entendu, est toujours à peu près la même, qui tourne autour de l’« amalgame », du « court-circuit », de la folle valse aux signes et aux valeurs idéologiques dont je me complairais, dit-on, à accélérer la sarabande.

Que leur répondre à tous, sinon que la valse, hélas, n’est pas mon fait mais celui du siècle ? Qu’avant d’être dans ma tête, le court-circuit est dans l’époque et dans la glu de ces traditions obscures, incroyablement confuses et bâtardes, qu’elle nous a données en héritage ? Que 1’« amalgame » lui-même est moins une technique que je pratiquerais qu’une réalité que je rencontre, que je déplore, que je combats et qui est, pour notre malheur, la règle constitutive de nos systèmes idéologiques ?

Cette chronique hebdomadaire tout entière n’a pas, en vérité, d’autre horizon. Et ses propos n’auraient pas de sens si je n’avais, chevillée au corps, la conviction que « droite » et « gauche », justement, ça ne peut pas avoir le même sens ; et que la tâche s’impose, urgente, de faire le tri — et de retrouver les pistes brouillées qui permettraient de les démarquer.

Alors, bien sûr, je le sais bien, ça donne parfois d’étranges — et pénibles — petites surprises. C’était le cas, l’autre semaine, du ministre dont je montrais, textes à l’appui, pourquoi il était, sans le savoir, imbibé de maurrassisme. Et c’est celui, cette semaine-ci sur un tout autre registre, et dans l’ordre de la culture cette fois, d’un écrivain que j’admire et qui s’appelle Maurice Blanchot…

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Car qui eût cru que cette très haute, très noble figure des lettres a commencé sa carrière dans les revues les plus extrémistes de la jeune droite des années trente ?

Qui imaginerait que cet esprit d’exception en qui, de Lévinas à Foucault ou Derrida, des générations d’écrivains et de philosophes ont tour à tour reconnu leur maître fut aussi, et d’abord, l’un des premiers apôtres du « terrorisme » conçu comme « méthode de salut public » ?

Peut-on concevoir aujourd’hui que ce soit lui, ce héraut hiératique et austère d’une littérature glacée, parfaite, éperdue de « pureté », de « blancheur », de « silence », qui fustigeait, dans le Combat d’avant-guerre, les politiciens vendus à « Moscou », à « Israël » et aux « Juifs déchaînés ».

Et comment se figurer surtout que, loin de s’être aboli, telle une lointaine préhistoire, dans l’ombre d’un passé honteux et à jamais conjuré, ce discours soit toujours là, vivant à sa façon, qui, malgré ses déplacements, ses oscillations, voire ses retournements, continue de programmer silencieusement nos préoccupations d’aujourd’hui ?

C’est incroyable. C’est insensé. C’est scandaleux. Mais c’est pourtant, j’en ai bien peur, assez près de la vérité. Et le comble est qu’il ait fallu, pour s’en aviser, le travail — comme d’habitude — d’un universitaire américain, et le relais — comme d’habitude aussi — de la revue Tel quel.

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Pourquoi comme d’habitude ? Et que vient faire, dans mes histoires de « droite », de « gauche », ou de « droite dans la gauche », la plus rare, la plus élitaire, la plus légendairement littéraire des revues parisiennes d’avant-garde ?

Cela n’est surprenant que si l’on oublie la part prise par la revue, justement, dans l’ouverture de ce débat.

Le rôle qu’elle joue, depuis dix ans, dans l’interprétation de ces grands délires mystérieux qu’ont été, en Europe, le fascisme et le stalinisme.

L’insistance avec laquelle, très tôt, et au travers d’« engagements » successifs mais moins contradictoires, peut-être, qu’il n’y paraît, on y affronte le tabou majeur, l’interdit par excellence, je veux dire la question du pétainisme en France.

Et tous ces commentaires, enfin, où, penchés sur le corps ouvert du monstre célinien, des œuvres de Pasolini ou de la littérature chinoise, des augures nommés Muray, Henric, Houdebine, Scarpetta ne se lassent pas de scruter — et de déchiffrer — les plus éloquentes traces des séismes de ce temps…

Tel quel ? L’un des derniers lieux au monde où des écrivains peuvent encore rompre sur un point d’interprétation de Joyce ou voir dans la querelle de Freud et Jung un débat fondamental pour l’avenir de la civilisation. Et pour cette raison, du coup, l’un des très rares endroits où les mots d’ordre antifascistes soient plus que des mots précisément ; davantage que des slogans péremptoires, déclaratoires, programmatoires ; mieux que des formules pieuses, vertueuses et toujours, au bout du compte, légèrement creuses ; mais l’autre nom d’un travail, d’une tâche de longue haleine, qui veut aller à la racine et, si j’ose dire, au fond des choses…

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Attention ! Par « fond des choses », j’entends le plan, la ligne, la pure surface des discours.

Cette plaque extraordinairement sensible qu’est la langue même, et où se fixent, flottent ou circulent les signes politiques.

Ce ton, presque cette « voix », dont le grain, quand on l’écoute, en dit tellement plus long, sur l’essentiel, que le contenu même de ce qui veut ou feint de se dire.

Ou l’histoire de la littérature, en général, dans la mesure où c’est là, dans le buissonnement de ses figures, de ses tropes, de ses motifs que se trahissent toujours, pour finir, des configurations qui, autrement, échapperaient à leurs acteurs.

Car tel est bien, je crois, le véritable enjeu du travail « telquellien » depuis vingt ans.

La raison qui fait que, pour lutter contre le pétainisme par exemple, on n’y sache rien de plus urgent que d’inviter à lire Dos Passos et la grande littérature américaine.

L’étrange démarche qui veut que, derrière tous les totalitarismes passés, présents ou à venir, on débusque un déni secret de Freud et de sa théorie du sujet irrémédiablement singulier.

Le pari plus étrange encore, qui permet de juger un homme d’Etat d’après ses goûts littéraires, sa conception de l’art moderne ou sa définition de la culture, davantage que sur ce qu’il pense du chômage et de la construction du socialisme.

Ou, sur une question aussi brûlante que celle de l’antisémitisme, la raison pour laquelle on y remonte à la source même du mal en montrant — c’était le thème d’un étonnant article dans le numéro de cet hiver — que la Bible catholique pourrait bien avoir été écrite dans la langue des anciens Hébreux…

Faut-il parler de « sémiotique » ? D’« acoustique politique » ? D’un déchiffrement méthodique de « l’inconscient des langues idéologiques » ? Ce qui est sûr, en tout cas, c’est que, face aux défis de la barbarie contemporaine, la méthode est au moins aussi solide — et efficace — que celles dont, partout ailleurs, se chantent les mérites.

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Diable ! Diable ! J’entends déjà les ricaneurs, les procureurs, les maîtres censeurs. Je devine tous les pisse-froid qui me reprocheront tant d’honneur à une revue si « chenue » quand d’autres, toutes neuves, attendent à l’étal. Et j’ai même sous les yeux les plus récents spécimens de la bonne vieille rengaine, endémique depuis vingt ans, qui ne cesse de nous dire que Tel quel, à côté de Critique, du Débat, ou de Babylone, a un côté un peu vieux jeu…

Eh bien, tant pis ! Car quoi qu’on pense de ces Babylone et autre Scarabées internationaux, elles me paraissent loin encore d’égaler une revue qui, dans sa seule et dernière livraison, nous offre deux inédits de Malraux, une étourdissante analyse du rapport de Joyce aux textes sacrés, et un fragment de Paradis.

Quelque sympathie que l’on ait pour Critique et pour son directeur Jean Piel, il ne me paraît guère douteux que l’on apprend davantage sur quelqu’un comme Bataille en lisant Sollers, Kristeva et leurs amis qu’en écoutant un homme à qui tant d’années d’amitié, de familiarité, presque de promiscuité, n’ont su inspirer qu’un vague et pour le moins bizarre : « Bataille prisait fort les partouzes… »

Et quelles que soient, enfin — et je le dis sans ironie —, les très grandes qualités du Débat de Pierre Nora, on ne m’empêchera pas de trouver troublant que ce soit à Tel quel encore, dans ce cercle réputé stérile et outrageusement « avant-gardiste », que les valeurs les plus sûres du saint empire Gallimard aient trouvé leurs exégètes et un souffle qui les arrache — je songe à Bataille encore, à Artaud, à Céline, à Malraux peut-être maintenant — à leur morne somnolence.

Tout cela n’a l’air de rien, sans doute. On estimera ici ou là que c’est donner bien du relief à des phénomènes somme toute mineurs qui n’ont pas grand-chose à voir avec les problèmes de la « droite » et de la « gauche ». Et il se trouvera peut-être même des fins esprits pour s’étonner — en citant Maupassant, comme d’habitude — que je m’attarde si longtemps à explorer « les moisissures d’une certaine intelligentsia parisienne ».

Ils auront tort. Car si je m’y suis ainsi risqué, ce n’est pas pour le seul plaisir de changer d’air et de terrain. Ce n’est pas seulement par lassitude de cette politique sacralisée sous la loi de laquelle nous vivons. Mais c’est parce que je suis convaincu qu’on ne comprend rien à cette politique, précisément, si on ne l’éclaire aussi de cette façon : à la lumière de ces grands choix de culture qui sont toujours là, dans son ombre, dans ses marges, ou de l’autre côté de son miroir, comme son fondement le plus assuré ou sa sanction inévitable.

Post-scriptum qui n’a — presque — rien à voir : à propos d’acoustique politique, et dans un genre très différent, comment ne pas signaler l’utile, le désopilant Petit Guide de la farce tranquille, que viennent de publier Christian Jelen et Thierry Wolton ? La première encyclopédie vraie des voix socialistes à la française.


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