Sanctions ou pas sanctions ? L’Europe, visiblement, hésite. S’effraie de son éventuelle audace. Et, comme toujours quand souffle le mauvais esprit de l’apaisement et de la peur, cherche toutes les bonnes raisons de ne rien faire.

On ne cesse de nous dire, par exemple, que le président géorgien Saakachvili serait un personnage « imprévisible », voire « irresponsable » et « dangereux ». Mais de qui se moque-t-on, à la fin ? Et comment ose-t-on même prononcer ces mots quand on voit, en face de lui, un homme qui a, entre autres exploits, rasé Grozny, liquidé un cinquième de la population tchétchène, fait alliance avec l’Iranien Ahmadinejad, réarmé la Syrie et décidé, comme ça, un beau matin, de reprendre les vols de bombardiers stratégiques équipés de charges nucléaires ? La voilà, l’« irresponsabilité ». Voilà, concrètement, un personnage « imprévisible ». Et qualifier de « dangereux » le président d’une petite nation résistant à cet homme-là, lui appliquer ce qualificatif dont on fait grâce à l’ex-kagébiste reconverti dans le crime de masse, faire montre à l’endroit du faible d’une sévérité sans merci alors même que l’on trouve toutes les excuses au fort qui ne sait plus quoi inventer pour, chaque matin ou presque, faire un bras d’honneur à l’Occident, voilà une singulière conception et du rapport de forces et de l’équité.

On dit : « cette guerre était courue ; on aurait dû la voir venir, la prévenir, etc. ». C’est vrai. Mais qu’est-ce qui, au juste, était couru ? Et comment peut-on, là encore, oser inverser ainsi les rôles ? D’un côté, donc, le Géorgien dont la seule faute a – peut-être – été de surestimer notre détermination à le soutenir. De l’autre, le Russe qui applique le programme défini, en avril 2005, dans une adresse à l’Assemblée fédérale où il disait que l’effondrement de l’Union soviétique était « la plus grande catastrophe du XXe siècle ». Oui, vous avez bien lu. La plus grande catastrophe. Plus grande, donc, que les deux guerres mondiales. Plus grande que Hiroshima, Auschwitz, le Cambodge, le Rwanda. C’est de ce jour, s’il faut en choisir un, que date l’ère nouvelle où sont entrées nos relations avec la Russie. C’est à cet instant, quand a été proféré ce mot énorme, qu’il fallait commencer de guetter, en effet, les signes avant-coureurs d’une guerre froide nouvelle manière. Ne pas vouloir voir cela, rester les yeux fixés sur l’éventuelle erreur tactique de l’un en oubliant le dessein stratégique de l’autre (c’est-à-dire, pour parler clair, sa volonté d’effacer la « catastrophe » que fut le passage à la démocratie d’une partie de l’ex-empire soviétique), c’est, proprement, se moquer du monde.

On dit : « l’erreur, la vraie erreur, a été de venir chatouiller l’ours russe en évoquant l’entrée de la Géorgie dans l’OTAN ; pourquoi ne pas s’être contenté d’un bon petit partenariat politique avec l’Union européenne ? » Là encore, quel culot ! Et, chez les donneurs de leçons, quelle incroyable mauvaise foi ! Car la vérité, c’est que, si la Géorgie a demandé d’entrer dans l’OTAN, c’est précisément parce que nous lui avons fermé au nez la porte de l’Union européenne. La triste réalité, c’est que, si nous sommes quelques-uns, avec André Glucksmann notamment, à avoir plaidé la cause de cette entrée, c’est après que l’on a clairement signifié aux jeunes démocraties ukrainienne et géorgienne que la situation n’était pas mûre, le moment pas bien choisi, l’élargissement trop rapide et mal digéré, etc. Oublier cela, ne rien vouloir savoir de ce contexte, bref, reprocher à Saakachvili un choix auquel nous l’avons discrètement mais fermement poussé, c’est ajouter l’impudence à la désinvolture et l’injure à ce lâchage sans gloire.

On dit enfin : « admettons que vous ayez raison ; que faire, dans ce cas ? quel est le grand pays qui acceptera que l’on aille mourir pour Tbilissi ? » La vérité, là encore, c’est d’abord qu’il ne s’agit pas de mourir mais d’être ferme et de conditionner nos relations avec la Russie au respect d’un minimum de règles dans ses relations avec ses voisins. Et la vérité, c’est surtout qu’il ne s’agit, dans cette affaire, pas seulement desdits voisins mais de nous. Pourquoi ? Parce que ce qui est en jeu, c’est aussi la possibilité pour l’Europe de s’approvisionner en énergie. Ou bien la Géorgie tient bon et conserve sa souveraineté ainsi que l’intégrité territoriale qui va avec – et l’oléoduc BTC (Bakou-Tbilissi-Ceyhan) restera une alternative aux grandes routes énergétiques de Gazprom et consorts. Ou bien la Géorgie cède et retourne dans le giron post-soviétique – et alors Français, Allemands et autres Européens dépendront presque entièrement, pour se chauffer, d’une Russie qui tiendra toutes les manettes. Chantage… Suicide au gaz… Coma pétrolier annoncé… C’est en disant cela que l’on est concret, réaliste, pragmatique. Ne vouloir ni le dire ni le voir, marchander notre soutien à une Géorgie dont la survie est une des conditions de notre prospérité et, indirectement, de notre démocratie, voilà l’irréalisme, voilà l’absence de pragmatisme et voilà, pour le coup, la vraie irresponsabilité.

Que la Russie soit un « grand pays », nul ne le nie. Qu’elle soit un partenaire « inévitable », c’est l’évidence. Mais un partenaire peut être aussi un adversaire. Et avoir des relations normales avec lui n’exclut pas qu’on lui tienne le langage de la vérité et des principes.


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