Cette fois, nous y sommes.
Nous regardions, interloqués, au début de l’épidémie, les lointains pays d’Asie porter le masque comme un seul homme.
Et nous nous disions que leurs traditions de discipline favorisaient cette mesure extrême qui, dans nos contrées, était inconcevable.
Or est-ce l’effet d’une psychose ?
De la grande misère épistémique d’un pouvoir médical qui n’a jamais étalé si naïvement ses revirements et ses doutes ?
Est-ce l’obligation que se sont infligée les gouvernements de faire quelque chose, et de le faire coûte que coûte, face à une épidémie exponentielle mais qui ne voit croître, pour le moment, ni le nombre des morts ni celui des hospitalisés ?
Les masques se sont abattus, cruels et laids, comme un fatum, sur les visages de chacun.
Et nous ne pouvons plus marcher dans une rue, flâner ou nous affairer, sortir sur un coup de tête ou poussés par la nécessité, sans nous mettre sur les lèvres et le nez ce bout de tissu chirurgical.
Tous masqués.
Tous dissimulés.
Et, au fond, tous muselés.
Oh ! ce n’est pas notre liberté qui est bridée.
Ni, comme le disent les « anti-masque », notre parole.
Mais c’est l’éloquence des visages qui n’ont plus à partager que les yeux.
C’est le reste de la bouche (celle qui ne se contente pas d’émettre des sons mais qui traduit les émotions avant de les articuler, qui exprime une tendresse, qui se crispe dans une grimace ou s’autorise une ambiguïté) qui s’est brusquement tu.
C’est la Joconde qui, en chacune et chacun, n’a plus l’air ni de sourire ni de s’en abstenir.
Et c’est, pour parler comme Emmanuel Levinas, l’éthique du visage qui se voit amputée de sa part d’infini.
Alors, on nous dit qu’il s’agit d’une mesure d’exception et, par définition, provisoire.
Et, si tel était le cas, je serais le premier à le comprendre.
Mais n’est-ce pas, précisément, le contraire ?
Et si l’on dégaine la plus radicale des mesures alors que l’on compte, encore une fois, beaucoup de cas mais peu de morts et que l’on craint une deuxième vague que nul, pour l’heure, ne voit venir, cela ne veut-il pas dire que nous nous installons dans un monde où l’anormal devient normal – et ce en situation, non de crise, mais de crainte ?
Voilà la perspective qui me hantait dans Ce virus qui rend fou : le masque se banalise ; il devient une seconde peau, un vêtement qui va de soi et que l’on enfile sans y penser ; c’est sans lui que d’aucuns, de plus en plus nombreux, se sentent démunis et nus ; et je ne vois pas, à partir de là, pourquoi l’on ne continuerait pas de le porter au moment de la prochaine grippe saisonnière, et encore de la prochaine – et pourquoi cette condamnation au masque ne serait pas à perpétuité.
Mais il y a un autre tournant.
C’est le sort qui est fait aux désormais fameux asymptomatiques.
Qu’il y ait toujours eu, dans toutes les épidémies, des porteurs sains, cela va de soi.
Mais ce qui est nouveau, c’est la rhétorique qui va avec ce constat.
C’est la remise au goût du jour, sous prétexte de précaution sanitaire devenue folle, de la formule du Docteur Knock : « Tout homme bien portant est un malade qui s’ignore. »
Et c’est l’idée, en train de s’imposer, d’un monde peuplé de malades sans le savoir qui, à l’inverse du malade imaginaire de Molière, seraient si profondément atteints qu’il faudrait déployer, pour eux, tout l’arsenal du dépistage, de la prophylaxie et, bientôt, quand les applications type StopCovid deviendront, elles aussi, obligatoires, de la mise à l’index et au ban.
Nous n’en sommes pas encore là.
Mais il faut prendre garde au renversement épistémologique qui ferait de ce malade sans symptôme le vrai malade ou celui qui, en tout cas, mérite d’être traqué avec la détermination la plus implacable.
Et, même s’il faut tout faire pour protéger les plus vulnérables d’un virus qui peut se nicher, en effet, dans les corps sains, il faut le faire avec sagesse, discernement, mesure – en évitant de créer des villes irrespirables où l’enfant sera une menace pour ses parents, le voisin un poison pour son prochain et l’homme un loup pour l’autre homme.
Les chaînes d’information ont créé la panique quand, dans la première phase de l’épidémie, elles nous infligeaient l’image d’un directeur de la Santé publique égrenant, telle une Pythie triste, le bilan épidémiologique de la journée.
Mais au moins dénombrait-on, à l’époque, des morts et des mourants.
Alors que ce que l’on nous annonce là, chaque soir, avec la régularité métronomique des cours de la Bourse, c’est le nombre des « clusters », le chiffre des malades sans trouble mais « détectés » et le nouveau record des « cas enregistrés ».
Aucune raison médicale ne justifie ces décomptes quotidiens et absurdes.
Aucun besoin de santé publique n’exige ce renversement de l’évidence et du bon sens qui fait dire aux malades sans pathologie : « Vous êtes doublement malades, car vifs ; doublement dangereux, car éclatants de santé ; nous n’avons pas le temps de nous réjouir de ce que, contrairement à la fable, tous ne soient pas frappés, car tous, parce qu’indemnes, sont les ferments de l’épidémie. »
Nous avons une médecine qui, en un mot, quand elle fait son métier qui n’est pas d’aller se chamailler sur les plateaux télé mais de soigner, a bien assez de ressource, en Europe, pour traiter un mal où quelques-uns mourront sans aller dire à tous : « Vous n’avez pas honte d’être insouciants ? pas honte d’être, à votre insu, les acteurs tragiques du destin ? ne vous sentez-vous pas coupables d’être, à votre corps défendant, les agents de la mort en ce monde ? »
Car c’est peut-être de cela, à la fin des fins, qu’il s’agit.
Il y a une lutte séculaire, en Occident, entre les amoureux de la vie et les amoureux de la mort.
Il y a, au cœur de toutes les sagesses grecques, juives, chrétiennes, musulmanes ou athées, une ligne de partage qui sépare les biophobes des biophiles.
Et il suffit de penser à notre XVIIe siècle, il suffit de relire les Messieurs de Port-Royal avec leur jansénisme si coupable, si culpabilisant, si pénitent, et il suffit de se rappeler, face à eux, les « libertinistes » joyeux, vivants et libres pour savoir que cette querelle divise, plus qu’aucune autre, l’esprit français.
Eh bien, je vois Paris bâillonné par ce chiffon bleu aseptisé ; je pense à cette esthétique de bloc opératoire qui imprime partout son style ; j’entends, alors que l’épidémie semble sous contrôle et que nous sommes loin, grâce au ciel, des scènes infernales des débuts, avec leurs hôpitaux débordés, leurs soignants exténués et les vieillards abandonnés à leur malchance d’être vieux, les maîtres de l’Opinion rendre coupables les jeunes gens de n’être pas plus mal en point, les guéris de n’avoir pas rechuté et les citoyens infantilisés de se relâcher ; et je ne peux m’empêcher de penser que, derrière l’impatience des chiffres matraqués comme des mantras, il y a quelque chose de cette querelle qui est en train de se rejouer.
Un jansénisme sans Jansénius, sans Augustin, sans Pascal et sans Philippe de Champaigne.
Un jansénisme pour les nuls, gris et chagrin, qui n’est peut-être que le nouvel habit, trop grand, de l’humanité moutonnière de toujours.
Mais un jansénisme roué qui, à la façon d’un diable dont la ruse suprême était, selon Baudelaire, de faire croire qu’il n’existe pas, se déguiserait en son contraire, prêcherait le culte de la vie alors qu’il expie l’inconvénient d’être né et n’exigerait mortification et pénitence qu’au nom de l’impératif de sauver les corps.
La peur, oui.
La panique, bien entendu.
Mais, tapi derrière elles, leur vrai secret qui est cette fascination morbide ; et, au bout de ce secret, aussi éclatante que le tableau macabre de Brueghel, jaune et noire comme un orage sur notre civilisation hébétée, un possible triomphe de la mort.
C’est elle, cette pulsion de mort, qui tire les fils qui nous gouvernent dans une guerre au virus que nous sommes, pourtant, en train de gagner.
C’est elle qui anime, dans une civilisation désespérée d’elle-même, la grande tentation suicidaire dont le coronavirus aura été la divine surprise.
C’est elle qui, s’autorisant du Roi Corona, distancie les humains les uns des autres comme s’ils n’étaient que miasmes, glaires et sources d’infection.
Et c’est elle qui voudrait les condamner à une vie de zombies, gagnés par la méfiance, l’égoïsme, le repli et le sacrifice, hâtivement consenti sur l’autel de l’hygiénisme, de cette ouverture confiante à l’autre qui est le fondement même de la socialité.
Sauf retournement en faveur de la vie et de ce qu’elle implique de liberté, d’espoir et de fraternité, il y a là une très mauvaise nouvelle.
Réseaux sociaux officiels