JACQUELINE REMY : Vous intitulez votre livre Les Hommes et les Femmes, mais vous ne parlez que de leurs relations entre eux, comme si les uns et les autres n’étaient occupés que d’une chose : l’amour, encore et toujours. Est-ce donc leur seul trait d’union ?

FRANÇOISE GIROUD : Pour finir, oui. Même s’ils sont persuadés du contraire, même s’ils vous disent que tout cela est futile, frivole, superficiel, ce n’est pas vrai : c’est l’amour qui les occupe. Hervé Mille disait toujours : « Tapez sur l’épaule de quelqu’un dans la rue, et demandez-lui à quoi il pense. S’il est sincère, il vous répondra : à la femme qu’il aime, ou à celle qu’il a trompée, ou bien qu’il va tromper. »

BERNARD-HENRI LÉVY : Quand on demandait à Sartre pourquoi il était devenu écrivain, il répondait : « Pour séduire les femmes. » La grande affaire des hommes et des femmes, c’est cette espèce de relation énigmatique, conflictuelle, parfois harmonieuse – mais par miracle – qui les unit, et qu’on appelle l’amour, ou le désir. Les gens ont beau faire semblant de s’occuper de leur destin, de leur carrière ou de pouvoir, ces histoires d’amour et de désamour sont, bien entendu, au cœur des choses.

L’amour est-il devenu, aujourd’hui plus qu’hier, une valeur ?

FG : Non, au contraire. L’amour n’est plus à la mode.

BHL : Françoise pense que l’expression amoureuse s’est exténuée. Je crois, moi, que le sentiment revient en force, et même avec une insistance agaçante. C’est l’un de nos désaccords.

Y aurait-il, selon vous, Françoise, un nouveau tabou sur l’expression amoureuse ?

FG : D’une certaine manière, oui. L’obscénité a, si je puis dire, changé de camp. Il y a cinquante ans, c’était la sexualité qui paraissait obscène. On n’osait pas en parler. Ce qui paraît obscène aujourd’hui, ce sont les mots d’amour. En revanche, on parle de sexe avec une liberté complète.

BHL : C’était vrai dans les années 70. Mais on revient plutôt à une époque un peu élégiaque ou lyrique, à un romantisme qui était, lui, obscène il y a vingt ans. L’érotisme et le libertinage, qui, moi, m’intéressent, sont de nouveau en train de passer à la trappe. A la différence de Françoise, je suis plutôt frappé par le retour d’un certain puritanisme au cinéma, dans la littérature, dans la vie quotidienne.

FG : Les rares films qui marchent sont carrément porno. Il faut dire les choses comme elles sont. L’Amant, Basic Instinct… Je ne vois pas là un retour du romantisme. Les Nuits fauves, c’est un film pornographique, même s’il est beau…

BHL : C’est aussi un film d’amour.

FG : Je ne réprouve ni n’approuve… Je n’ai pas le goût, moi, de l’exhibitionnisme. Je n’émets aucun jugement moral là-dessus. Encore qu’une certaine forme de sexualité affichée finisse par être complètement démoralisante.

Et le couple, dont vous parlez tant, est-ce une valeur en hausse par ces temps de divorces ?

FG : Je crois que ça reste une valeur. C’est vécu autrement. On sait que c’est fragile. On ne pense pas en termes d’éternité, sauf quand on est très amoureux. Mais on n’est pas très amoureux tout le temps.

BHL : Moi, je ne dirais pas que c’est une valeur. Sûrement pas. Mais, par provocation et esprit de contradiction, je fais, dans le livre, l’éloge du mariage : il y a moins de conformisme et d’esprit bourgeois dans le mariage que dans l’union libre, fondée, bien souvent, sur une sorte de précaution.

Pourtant, on n’est plus obligé, aujourd’hui, de vivre en couple pour avoir une existence sociale. Le célibat n’est plus frappé d’ostracisme.

FG : C’est tout à fait mon avis, mais pas celui de Bernard. Cela dit, l’envie demeure.

BHL : Ils en rêvent tous, et elles aussi. Françoise pense que l’autonomie, notamment économique, des femmes fait qu’elles sont moins obsédées par ce souci de former un couple. Je ne le crois pas. Si PDG soient-elles, si brillantes soient-elles…

FG : …Elles veulent se marier. Vous êtes persuadé que c’est l’idée fixe des femmes. C’est drôle, non ?

Si c’était à refaire, choisiriez-vous de vivre seuls ou en couple ?

FG : Pour moi, c’est clair. Je suis réfractaire à la cohabitation. Se retrouver dans la même salle de bains abîme les rapports entre des êtres humains. Je souhaiterais ce que j’ai vécu le plus souvent : vivre avec un homme sans habiter avec lui.

BHL : Là non plus, nous ne sommes pas d’accord. La vie quotidienne offre une certaine grâce. L’érotisme, n’est-ce pas, joue avec le voilement et le dévoilement, l’intimité et la transgression ? Eh bien, la vie quotidienne, même dans sa crudité, est propice à ce jeu compliqué. Elle peut être compatible, et au-delà, avec la logique du désir.

FG : Ce ne sont pas la faiblesse ni la nudité des petits gestes quotidiens que je crains dans la cohabitation, mais l’absence de solitude.

Vous parlez des hommes et des femmes comme s’ils n’avaient ni âge, ni profession, ni milieu social, comme si l’appartenance à un sexe était finalement plus prégnante que le reste. Le croyez-vous vraiment ?

BHL : Bien entendu.

FG : Moi aussi.

BHL : C’est plus important d’être une femme que d’être bourgeois ou prolétaire.

FG : Si vous éliminez les problèmes particuliers posés par l’argent, je crois qu’il n’y a pas de différence : être une femme, c’est être une femme. Quel que soit le milieu social.

Quand une femme élève ses enfants tout en travaillant, pensez-vous que cela n’ait pas d’incidences sur sa façon de séduire, d’aimer ou de tromper ?

FG : Je ne crois pas que cela change les choses fondamentalement.

BHL : J’ai croisé dans ma vie des femmes qui prenaient plus ou moins le métro, et faisaient plus ou moins le ménage : la différence est de surface. La fantasmatique, les rituels de la séduction sont vraiment d’une constance absolue.

FG : Entre les grandes bourgeoises oisives et les femmes qui sont au RMI, il y a une immense classe moyenne qui partage plus ou moins les attitudes communes.

BHL : J’ai un ami, un « homme à femmes », qui n’aime que les femmes riches et distinguées. Je lui dis toujours : « Elles sont, toutes, des élégantes dès lors que tu les désires et qu’elles te désirent. »

Donc, l’identité sexuelle est essentielle. Les différences entre les hommes et les femmes ne se sont-elles pas estompées ?

FG : Je crois profondément que les deux sexes sont différents. Néanmoins, la part soigneusement cachée, mais virile, qu’il y a en chaque femme a tendance aujourd’hui à s’exprimer, de même que la part féminine dans chaque homme. Les femmes ont pris de l’autorité, de l’autonomie et, surtout, de la confiance en elles.

Dans le livre, vous avancez qu’aucun sexe n’a le monopole des traits féminins ou masculins.

FG : On peut être un homme et avoir de la compassion. On peut être une femme et avoir du courage. Il y a tout de même des traits majeurs, incontestablement, pas toujours ceux que l’on croit. Pendant des siècles, on a expliqué que les femmes étaient peureuses, qu’elles ne pouvaient pas voir une souris. Les femmes elles-mêmes étaient persuadées que le courage n’était pas leur affaire. Est arrivée la grande histoire de la Résistance : on a découvert que les femmes pouvaient être beaucoup plus courageuses que les hommes. Personne au monde n’osera désormais dire que les femmes ne sont pas courageuses : c’est un trait féminin, absolument.

BHL : Je suis d’accord. Mais je pense, contrairement à Françoise, que les femmes ont toujours su qu’elles étaient plus courageuses que les hommes. La vérité, c’est que les différences entre les deux sexes ne sont pas celles que l’on croit. Elles sont irréductibles, gigantesques, quasi infranchissables, mais ce ne sont pas celles que l’on suppose.

FG : La différence fondamentale est dans l’appréhension du monde.

BHL : Dans la structure de l’imaginaire, le rapport au corps, au désir, au plaisir… Il y a deux manières de gommer la différence des sexes. Il y a la manière freudienne, qui consiste à dire qu’il n’y a qu’une seule libido, celle des hommes, et que la libido féminine en est un sous-produit. Et il y a la manière post-soixante-huitarde, qui voulait qu’il n’y eût qu’une sexualité, une sorte de sexualité amphibie, polymorphe, dont les hommes et les femmes seraient les agents presque indifférents. Moi, je crois qu’il y a un abîme entre les deux sexes. Il y a deux moitiés dans le ciel. Il y a deux régimes de sensualité presque incommunicables. C’est probablement ce qui, dans certains moments bénis, rend ces affaires-là tellement vertigineuses. Françoise n’est pas de cet avis : elle reste fidèle au vieux thème platonicien du corps indivis.

FG : Oui. Selon la thèse de Platon, chaque être humain a été, à l’origine, composé de deux êtres. Ils ont été séparés, et les deux moitiés se cherchent l’une l’autre.

Et vous y croyez ?

FG : Oui, j’y crois. Et je crois au coup de foudre quand on trouve son autre moitié. J’en ai été frappée. Oui, sur l’instant. J’en ai été victime.

BHL : Je crois au coup de foudre pour des raisons exactement inverses. Cela frappe comme une évidence. Mais ce n’est pas la reconnaissance d’une part de soi-même qui s’était exilée. C’est au contraire le face-à-face avec une altérité radicale. Ce qui génère la passion amoureuse, c’est la proximité à un être très dissemblable, et non pas la nostalgie.

FG : C’est la nostalgie de la fusion. Une fusion dont on rêve. Une fusion impossible, bien entendu. Il peut y avoir une illusion brève de fusion dans l’amour physique. Mais l’amour n’est pas fusion.

A vous écouter, on croirait que l’amour ne s’explique pas.

FG : Chacun recherche sa mère ou son père. Cela va de soi.

BHL : Mais c’est tellement complexe que c’en est presque indéchiffrable. Les médiations, les déguisements, les ruses de l’inconscient sont si peu calculables… Bien malin qui peut expliquer !

Pourquoi, par exemple, cherche-t-on tel ou tel type d’homme ou de femme ?

FG : On recherche une certaine posture psychologique. On peut en trouver les raisons dans le passé. Le trait commun à tous les hommes que j’ai aimés, c’est la posture psychologique dans laquelle je me suis retrouvée face à eux.

BHL : Les hommes qui aiment vraiment les femmes n’ont pas de type de femme. Chaque fois, c’est un rôle différent qu’on joue, une identité de soi-même différente qu’on exprime.

Si l’on vous suit, il faudrait rencontrer beaucoup de partenaires pour se trouver soi-même !

BHL : Quand un homme rencontre une femme, il rencontre en effet un autre soi-même, et c’est étrange et bouleversant. On dirait un projecteur qui éclairerait une autre partie de l’être. L’idée qu’on chercherait toujours la même femme à travers des femmes différentes me paraît fausse. Autant dire que le désir, répétitif et compulsif, serait une version de la psychose…

Pour en finir avec le débat sur l’identité sexuelle, vous n’êtes pas d’accord avec Élisabeth Badinter ?

FG : Quand elle rappelle énergiquement aux hommes qu’ils sont nés dans le ventre d’une femme, et que leur composante féminine est forte, je suis absolument d’accord. Mais je n’irai pas aussi loin qu’Élisabeth Badinter dans les conclusions qu’elle en tire.

BHL : Que l’un soit l’autre, c’est une connerie noire.

FG : La confusion d’identité, il n’en est pas question.

BHL : Et que l’on progresse vers un androgynat relatif me semble absurde, faux. Ce n’est pas parce que les femmes mettent des pantalons ou exercent des métiers hier réservés aux hommes que cela change quoi que ce soit à leur attitude, à leur rêverie intérieure, à leur manière de croiser le regard d’un homme.

Pourtant, Françoise Giroud, vous admettez que les femmes ont changé en profondeur ?

FG : Bien sûr. Ce qui a changé, avant toute chose, c’est la représentation que les femmes se font d’elles-mêmes. Les droits, c’est très important. J’ai beaucoup travaillé pour cela, c’est acquis, c’est bien. Mais ce qui est capital, c’est l’idée que les femmes se font d’elles-mêmes. Elles ont conquis une assurance essentielle à toute action, un respect d’elles-mêmes qu’elles n’osaient avoir, en particulier sur le plan intellectuel. De là découle tout le reste. En cas de grande misère sexuelle, elles n’hésitent pas à quitter leur compagnon. Les divorces sont demandés en majorité par les femmes : c’était inimaginable il y a cinquante ans. Donc, elles ont pris conscience d’elles-mêmes. Elles ne sont pas arrivées au paradis, loin de là. Mais elles ont changé.

Y a-t-il un revers à cette espèce de victoire ?

FG : Certainement. C’est plus difficile à vivre que l’infantilisme, avec ses ruses et ses sournoiseries. Toutes les formes de liberté sont difficiles à vivre.

Vous dites que les femmes aimaient le malheur.

FG : C’est François Mauriac qui disait cela. Que le malheur, c’était leur vocation. Je crois que beaucoup ont pris goût au bonheur. Tout cela transite par la sexualité. On n’est pas heureuse quand on vit à côté d’un homme avec qui on ne fait pas bien l’amour.

C’est à votre avis le motif prioritaire de rupture ?

FG : C’est très important. Cette exigence qui s’est lovée chez certaines femmes a même pris un caractère presque excessif parfois : l’orgasme est brusquement devenu un droit, comme la Sécurité sociale.

Avez-vous le sentiment que les hommes soient instrumentalisés ?

BHL : Pas plus aujourd’hui qu’il y a vingt-cinq ans ! Je suis radicalement opposé à ce que dit Françoise sur les femmes. Le droit a changé, grâce au ciel ! Les femmes ont pris une allure nouvelle. En revanche, la représentation qu’elles ont d’elles-mêmes, c’est-à-dire l’essentiel, n’a pas changé. Je ne suis pas si certain que les femmes aient jamais eu cette soumission, ce manque d’assurance dont parle Françoise. Dans l’intimité des hommes, elles n’ont jamais été si dociles ni effacées qu’on pourrait le croire. Regardez les sociétés méditerranéennes : qui commande ?

La mère. Mais pas les jeunes femmes.

BHL : Ces combats pour les droits, l’avortement, etc., ont permis de formidables avancées. Mais je ne crois pas à cette idée selon laquelle la femme commencerait aujourd’hui à sortir d’une espèce d’exil intérieur dans lequel elle aurait été maintenue pendant des siècles.

Comment expliquez-vous que les femmes prennent plus souvent que les hommes l’initiative de la rupture ?

FG : C’est que les hommes, souvent, ne se conduisent pas très correctement, il faut bien le dire. Ils sont assez facilement mufles, brutaux, infidèles. Ils sont toujours sûrs de leur femme. Il arrive un moment où elle en a assez.

BHL : Ces statistiques sur le divorce me surprennent. Ces femmes prennent-elles leur parti de la solitude, ou sont-elles tombées raides dingues d’un autre homme ? Dans ce dernier cas, je suis moins étonné : les femmes, bien souvent, s’accommodent peu de situations boiteuses, contrairement aux hommes.

Françoise Giroud, vous avez défendu le premier portefeuille de la Condition féminine, en 1974. Deux décennies plus tard, le poste a disparu. Ringard, comme le craignait Balladur ?

FG : Ce qui est ringard, c’est d’avoir trois femmes au gouvernement. J’aurais espéré qu’on mît au moins une délégation aux Droits des femmes sous l’autorité de Simone Veil. Il faut que quelqu’un au gouvernement ait cette responsabilité. Parce qu’on vote de nouvelles lois, et qu’on ne pense jamais aux effets pervers qu’elles peuvent avoir pour les femmes. Il faut rester vigilant.

Vous avez dit un jour que les femmes n’étaient pas suffisamment « tueuses » pour réussir en politique. Même en 1993 ?

FG : La politique est sans doute le domaine où l’on voit le mieux que les femmes ne sont pas des hommes. Elles veulent faire, réaliser. A l’issue d’une réunion où l’on a soulevé tous les problèmes les plus graves agitant le monde, vous avez toujours une femme pour dire : « Bon, alors, qu’est-ce qu’on fait ? » Les hommes sécrètent le rêve, l’utopie. Ils ont plus d’imagination. C’est la combinaison des deux qui est bonne.

BHL : Les femmes sont poétiques, au sens étymologique du mot. Je crois aussi que la politique fait appel à une forme de séduction qui n’a rien à voir avec les procédures de séduction dont les femmes ont l’habitude. Michèle Barzach a été tuée par le monde politique.

FG : Les hommes du RPR ne lui ont pas pardonné d’avoir envie de coucher avec elle.

Vous dites, Bernard, que vous avez plus de répulsion que d’attirance pour une femme de pouvoir. Vous n’aimez pas être épaté ?

BHL : Si, mais le pouvoir ne m’épate pas. Même chez les hommes. Et c’est la vérité : je trouve les femmes de pouvoir plutôt moins désirables que les autres. Les hommes connaissent le pouvoir, ils en ont fait le tour. Ce qui est fascinant chez une femme, c’est son étrangeté. Si elle est obsédée par le pouvoir, elle devient familière, trop semblable. Elle n’attire plus.

FG : Je crois que le pouvoir n’ajoute pas à la séduction d’une femme, franchement.

Vous pensez qu’il ajoute à celle d’un homme ?

FG : Oui, c’est éclatant.

C’est terrible de dire cela ! Une femme qui réussit tournerait le dos aux hommes ?

FG : C’est plus compliqué que cela. Une comédienne ne perd pas de séduction en devenant star. C’est le pouvoir sur les personnes que les hommes supportent mal de voir assumé par une femme. Pierre Bourdieu dit : « Être un homme, c’est être installé dans une position impliquant des pouvoirs. » En face d’une femme de pouvoir, l’homme est déstabilisé.

BHL : On ne peut pas généraliser. Toutes les femmes ne sont pas fascinées par les hommes de pouvoir. Certaines les trouvent légèrement ridicules. Les hommes, de leur côté, ne sont pas paniqués devant une femme d’autorité. Ils sont accablés de cette ressemblance, de ce mimétisme.

Et les hommes, d’ailleurs, ont-ils tant changé, pendant toutes ces années ?

FG : En gros, ils ont fait des progrès. Mais il faut nuancer en fonction des générations. A part quelques exceptions bien disposées, les hommes de plus de 50 ans sont bloqués : il n’y a rien à faire. Dans la tranche des 30-40 ans, ils sont quand même beaucoup mieux. Ils ne se sentent plus diminués quand ils ont une femme intelligente qui travaille et gagne sa vie. Ils partagent intelligemment les rôles à la maison. Mais moins volontiers les responsabilités.

BHL : Les hommes n’ont pas changé. Pas plus que les femmes. Pas en profondeur, en tout cas. Beaucoup, dans ma génération, ont épousé la cause des femmes. Mais ils ont su aussi résister à la démagogie qui consisterait à laisser les femmes décider seules d’avoir un enfant, ou céder au rêve de l’androgynat. On a tout de même frisé le drame : le vrai malentendu sexuel !

Les hommes et les femmes sont-ils condamnés au rapport de forces ?

BHL : Je crois que oui. Avec un vainqueur et un vaincu. Mais ça tourne, ça change, ça alterne dans un couple. Ce qu’on appelle les couples réussis, ce sont probablement les couples où la rotation des rôles est la plus rapide, la plus souple.

FG : Je définirais plutôt un couple réussi par ce qu’il n’est pas. Ce n’est pas un couple d’anciens combattants – on a pris beaucoup de coups, on a reçu beaucoup de blessures, on s’est beaucoup engueulé, mais on a tout de même traversé tout cela – sûrement pas ! On forme un couple réussi quand on est parvenu à garder chacun son autonomie, et néanmoins à s’entendre. Quand on est heureux de s’endormir ensemble et heureux de se réveiller ensemble.

BHL : Pour moi, un couple réussi, c’est plutôt ce qui se passe entre les deux. Entre l’endormissement et le réveil !

Vous semblez hostiles, tous les deux, à l’amour raisonnable.

FG : L’amour raisonnable ? Je n’y crois pas du tout ! Qui en veut ?

C’est pourtant ce qui fondait la stabilité des couples, autrefois.

FG : C’est cela ! Les couples étaient fondés sur des communautés d’intérêts, de familles, de relations, et, si on avait beaucoup de chance, on devenait bons amants, mais ça, c’était vraiment le coup de veine !

BHL : L’amour est le sentiment le plus déraisonnable qui soit, et tant pis si cela complique la vie des sociétés !

FG : Savez-vous que les garçons ont perdu leur plus forte motivation au travail avec la libération des mœurs ? Avant, s’ils voulaient avoir une femme dans leur lit tous les soirs – normal, pour un jeune homme – il fallait avoir une situation, pour pouvoir se marier. C’était un fameux stimulant. La facilité sexuelle a complètement retiré de la vie des garçons ce stimulant social.

BHL : Si l’amour était le ciment des sociétés, elles deviendraient irrespirables !

FG : L’amour détruit la société…

BHL : Tant mieux !

Qu’attend-on de la vie de couple, aujourd’hui ?

FG : D’être aimé.

BHL : Aimez-moi, aimez-moi, c’est la revendication la plus pathétique, mais la plus constante, que les gens expriment tous en permanence.

Et après, comment survit-on à la passion ?

BHL : Je ne crois pas à l’usure de la passion. Une passion peut être supplantée par une autre. S’user toute seule, non. Je ne crois pas qu’un fantasme se dissolve au contact de la réalité. Un fantasme, ce n’est pas une illusion qui serait parasitée, « enzymisée », « gloutonnisée » par l’intrusion du réel. Le fantasme se recompose. Rien ne s’oppose en théorie à l’amour durable.

FG : En théorie. Mais, moi, je crois que les gens changent. On se marie avec une jeune femme fragile, et on se retrouve couché avec un pilote de Boeing. On se marie avec un poète, et on se retrouve en face d’un industriel. Le sentiment du début n’est plus adapté.

Vous déclarez, bizarrement, que les femmes sont plus fidèles que les hommes…

FG : Les femmes se sentent plus libres désormais de chercher un amant. Mais, quand leur vie est heureuse, la fidélité leur est assez naturelle.

BHL : Il y a plus de femmes fidèles que d’hommes fidèles. Cela dit, un homme peut trouver un vrai plaisir à la fidélité. Il y a des moments, dans la vie, où tout se fixe sur un être, sans désir parasite. C’est rare et miraculeux.

FG : La fidélité fardeau, c’est épouvantable.

BHL : Je prône la fidélité de hasard. La fidélité par contrat, ou de courtoisie, c’est à gerber.

Vous dites, dans le livre, qu’aujourd’hui on est contraint de contenir la jalousie. N’est-ce pas le droit de propriété sur l’autre qui, plus qu’hier, est interdit ?

FG : Certainement. C’est ce qu’on s’interdit de revendiquer, mais cela n’empêche pas la jalousie, loin de là.

BHL : Inévitable ! Tous les amants ont ce désir de propriété sur l’autre, sur son présent et son passé. La jalousie est l’essence de l’amour, comme dit Proust, et la jalousie rétrospective la quintessence de la jalousie.

Décidément romantiques, vous ne croyez pas à l’amour réciproque.

FG : Ça, c’est une grande question.

BHL : Françoise dit que l’amour n’est jamais réciproque. Moi, je dis : parfois, oui.

FG : Il est réciproque, mais jamais au même niveau.

Pour conclure, Bernard-Henri Lévy, que pensez-vous des opinions de Françoise Giroud ?

BHL : Je pense qu’elle a tort sur certains points. Je la crois plus marquée que moi – trop marquée – par cet optimisme libérateur qu’incarnait le féminisme.

Et vous, Françoise Giroud ?

FG : Je pense qu’il a de belles réactions d’homme, particulièrement réactionnaire, quand même. Mais il a le mérite d’être sincère : il est convaincu que les femmes n’ont pas du tout changé. J’ai du mal à lui faire admettre qu’il est attiré spontanément par des femmes qui correspondent à ce prétendu non-changement. Enfin, moi, j’ai des relations délicieuses avec lui, et encore davantage après ce livre. Car cela aurait pu très mal tourner.

La guerre des sexes est-elle finie ?

FG : Bien sûr que non.

BHL : Elle n’a jamais cessé. Depuis une certaine côte d’Adam…

FG : Et un certain serpent.


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