Étrange comme le vent tourne et comme certains observateurs peuvent, si vite, perdre leur sang-froid. La question de l’« enlisement », par exemple. L’idée, répétée jusqu’à la nausée, d’une Amérique enlisée, embourbée dans une guerre longue et qui tournerait, sic, au fiasco. Longue par rapport à quoi, au juste ? Où a-t-on pris que cette guerre devait être courte ? Les stratèges américains n’avaient-ils pas averti au contraire, dès le premier jour, que la traque de Ben Laden puis le renversement des talibans prendraient du temps ? Et faut-il que nous soyons intoxiqués à l’immédiateté, au zapping, aux guerres presse-bouton, aux war games en vidéo pour, au bout de cinq semaines, trouver déjà le temps long ? Chaque jour de guerre est, bien entendu, et par principe, un jour de trop. Et la guerre en tant que telle est, par principe aussi, une abjection. Mais, cela étant posé, on pourrait faire le raisonnement inverse : l’horreur de la guerre étant ce qu’elle est, on pourrait parfaitement soutenir que les Américains ont su, en cinq semaines, non seulement déployer une armada à dix mille kilomètres de chez eux, dans un pays inconnu, dont ils ne savaient, jusque-là, à peu près rien, mais bâtir une coalition, fabriquer une politique arabe cohérente, colmater un front intérieur menacé par de nouveaux attentats, changer leur manière de voir et de penser ; et on pourrait, on devrait, observer qu’il n’y a finalement pas tant d’exemples, dans l’Histoire, d’Etats capables, en si peu de temps, d’une telle mobilisation tous azimuts, déployée sur un si grand nombre de fronts, et opérant sur les terrains tant militaires que politiques, diplomatiques ou culturels. Dieu sait si, comme beaucoup, je me méfiais de Bush. Et Dieu sait si, pour des raisons diverses, l’homme me semble détestable. Mais il n’est pas juste de dire qu’il mène cette guerre comme un « cow-boy obtus » (re-sic). Il n’est pas honnête de nier que le cow-boy s’est révélé, dans l’épreuve, homme de sang-froid et fin stratège.

Les victimes civiles. Odieux encore, bien entendu. Insupportable. Et ce n’est pas à moi que l’on dira que cent, deux cents, peut-être mille cinq cents victimes civiles (le chiffre de la propagande talibane), c’est cent fois, deux cents fois, mille cinq cents fois un corps déchiqueté, brûlé, mis en bouillie. Mais garder son sang-froid, c’est, en même temps que l’on dit cela, comparer ce qui est comparable et rapporter les morts de cette guerre-ci, non pas à un état de paix qui, au demeurant, n’existait pas dans le goulag taliban d’avant l’intervention, mais à d’autres guerres récentes et à leur propre cortège de souffrances. Ce n’est pas mille mais un million de victimes civiles que fit la guerre soviétique en Afghanistan. Ce n’est pas un hôpital, ni deux, ni dix, mais des villages entiers que l’Amérique de Kennedy et Johnson bombardait au Vietnam. Et je ne parle même pas, vingt ans plus tôt, des bombardements sur Dresde, la Normandie ou Hiroshima qui libérèrent le monde du nazisme en même temps qu’ils firent – le mot apparaît là, en France, dans la presse pétainiste de l’époque – d’atroces « dommages collatéraux ». Alors, que chaque mort afghan d’aujourd’hui soit un mort de trop est une chose ; et l’usage de bombes à fragmentation me semble, lui, en tout cas, totalement injustifiable. Mais que les bonnes âmes, de grâce, gardent la tête froide. Et que l’on cesse, sous le choc des images, de dire et répéter que cette guerre américaine serait une autre « guerre terroriste ». Le terroriste, c’est Ben Laden. Le massacreur de civils, c’est Ben Laden. Les anti-Ben Laden mènent, qu’on le veuille ou non, une guerre plutôt économe en vies civiles.

La seule véritable erreur qu’aient commise, à ce jour, les Américains et leurs alliés est d’avoir trop rechigné à appuyer – et à s’appuyer sur – l’Alliance du Nord de feu le commandant Massoud. Il y avait là des milliers d’hommes, en effet. Ils étaient aguerris. Motivés. Ils sont nombreux, je le sais, à avoir tiré les leçons du passé et à savoir qu’ils devront, en cas de victoire, partager le pouvoir avec les Pachtouns. Et ils n’attendent qu’un geste de nous pour déclencher enfin l’offensive terrestre et chasser les talibans. Au lieu de quoi on a cherché des solutions de rechange ; échafaudé des architectures tribales compliquées ; on a fait reprendre du service à d’anciens chefs exilés, héros des guerres de jadis, mais sans base réelle dans le pays (Abdul Haq) ; bref, on s’est lancé dans la quête éperdue d’alliances de substitution qui, bien entendu, n’existaient pas, alors que l’on avait là, sous la main, la seule alternative au pouvoir de Mollah Omar. Je reviendrai sur cette histoire. J’essaierai de dire, si elle perdure, les racines d’une erreur qui fait que, à l’heure où j’écris, 6 novembre, les meilleurs combattants d’Afghanistan sont encore l’arme au pied, aux portes de Kaboul. Mais elle ne remet nullement en cause, à mes yeux, la légitimité d’une guerre que je continue d’estimer nécessaire et juste.


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