Ainsi donc, les jeux sont faits.

A trois semaines à peine de son voyage de charme à l’Ouest, Leonid Brejnev a froidement résolu de briser le rêve, l’espoir de la Pologne.

A tous les naïfs et les niais qui, ici, en Occident, en étaient encore à gloser sur ses pacifiques inclinations, il a clairement fait savoir à quel prix de larmes, d’âmes, de chairs innocentes, il choisit, lui, désormais, d’évaluer la paix.

A tous les sombres hérauts, même, qui allaient partout beuglant leur fameux « plutôt rouge que mort », il a eu le culot, l’inimaginable aplomb de rappeler qu’il était temps peut-être, en cette fin du XXe siècle, d’envisager aussi, et plus simplement, de mourir rouge.

Comble de cynisme et de rouerie, il a même pu s’offrir le luxe d’écraser sans occuper, de frapper sans coup férir, d’intervenir sans s’ingérer — bref, de mettre méthodiquement à l’épreuve, sur le terrain concret d’un peuple maintes et maintes fois martyr, une « soviétisation sans Soviétiques » où il ne sera pas interdit de voir, à l’avenir, le fin du fin de sa stratégie.

Et moi, face à cela, face à tant de cynisme et de franche brutalité, à l’aube de la nuit qui vient et où commencent d’entrer tant de millions d’hommes et de femmes, je ne puis dire que ma colère. Ma rage froide et amère. Mon impuissance, notre impuissance commune. Et puis la honte surtout, l’irrépressible honte qui me saisit, tout d’un coup, à me retrouver ainsi, un beau matin de décembre, dans la peau d’un collabo.

*

Car il est clair, et on ne le répétera jamais assez, que nous sommes tous coupables, peu ou prou, de ce qui vient de se passer.

Il était en notre pouvoir, et les gouvernants européens le savent pertinemment, de clamer haut, fort, et surtout tôt, ce qu’un « coup de Varsovie » pouvait coûter à ses auteurs.

Les démocraties occidentales avaient tous les moyens, économiques et commerciaux, politiques et culturels, de dissuader quiconque de tenter — ou de couvrir — un coup d’Etat militaire du type de celui-ci.

Il nous appartenait à tous, simples hommes et femmes de France, de nouer avec les marins de Gdansk, les ouvriers de Poznan ou les paysans de Mazovie, des liens si nombreux, si étroits, si denses aussi parfois, qu’ils eussent tramé, entre eux et nous, un véritable tissu d’amitiés, d’intérêts, de solidarités croisées et indissolublement entrelacées.

Or il est de fait qu’à ce devoir nous nous sommes piteusement dérobés. Au fond de nous-mêmes, en notre âme et conscience, je ne suis même pas certain que nous y ayons vraiment songé. Nous pensions, nous pensons encore, dans un univers mental où la seule idée d’une Pologne libre, renouant si peu que ce soit avec un espace de civilisation qui est pourtant naturellement le sien, était proprement inconcevable. Et tout se passe alors comme si l’Occident tout entier s’était secrètement résigné à ce que ce pays, victime d’on ne sait quelle obscure malédiction, soit à jamais la chose, la propriété de ses maîtres soviétiques.

Peu importent à cet égard les menues et dérisoires aumônes dont on l’a gratifié depuis. Je ne suis même pas certain qu’il faille réellement pavoiser de tant de bruyantes sympathies arrivant tard, si tard, à l’heure de l’agonie. Car rien ni personne n’effacera le fait essentiel que cette tragédie contre laquelle nous protestons si fort à présent, nous l’avions d’abord, depuis longtemps et par avance, acceptée : avant les Soviétiques, à leur place même parfois, nous avions tous, spontanément, condamné les Polonais.

*

J’exagère ?

Valéry Giscard d’Estaing ne disait pas autre chose quand, jadis, dans une mémorable causerie télévisée, il rappelait au peuple de Varsovie « les données géographiques et stratégiques » qui condamnaient sans appel, à ses yeux, son espérance démocratique.

Pierre Mauroy, un an plus tard, et à l’avant-veille du drame, ne raisonne pas autrement non plus quand, brutalement informé de l’annulation de son voyage, il opine, accuse le coup et attend simplement, sans l’ombre d’une surprise ni le moindre commentaire, l’inévitable suite de l’incident.

Mieux, on ne comprendrait pas sans cela, sans cette fondamentale résignation, le fait que l’ensemble de la presse, des partis, des syndicats ait réagi, finalement, avec la même troublante, stupéfiante placidité ; et qu’il ne se soit trouvé personne, en ces heures décisives dont nul ne pouvait ignorer, pourtant, la presque nécessaire issue, pour s’élever déjà contre la barbarie en marche.

Aujourd’hui même, au lendemain de l’événement, dans ce grand bourdon d’« émotion », de « réprobation », d’« indignation » dont s’est soudain mise à bruire la classe politique planétaire, je vois mal, de nouveau, quel autre sens à donner à l’étrange empressement qu’ils mettent tous à proclamer que, tout compte fait, tout bien pesé et pensé, il n’y a rien dans ce drame qui ne soit du strict ressort d’une « affaire intérieure polonaise ».

Auschwitz aussi, à ce compte, était une « affaire intérieure polonaise ». Des millions de morts du goulag aux disparus d’Argentine, des salles de torture chiliennes aux boat people vietnamiens, les plus brûlantes affaires du siècle sont, toujours, partout, des « affaires intérieures » de cette espèce. Et je dis que la formule, là, ne peut avoir qu’un sens : les Polonais peuvent crever pourvu qu’il soit avéré qu’ils crèvent sous la botte polonaise ; le drame qui les frappe est horrible, mais il n’a pas l’heur de concerner la patrie des droits de l’homme ; Brejnev a toujours raison, autrement dit, dès lors qu’il nous laisse persévérer dans nos douces, benoîtes et obscènes somnolences.

*

Qu’on m’entende bien. Je n’attendais certes pas du gouvernement de la France qu’il vole physiquement au secours des travailleurs de Gdansk.

Mais ce que j’attendais en revanche, c’est, de la part de notre premier ministre par exemple, une réaction mieux inspirée que cette sotte et indécente satisfaction à voir le conflit demeurer — je cite — « dans le cadre de la souveraineté intérieure du pays ».

C’est un Claude Cheysson qui n’en fût pas resté au cynique et indigne commentaire dans lequel, dès dimanche matin, il disait son fol espoir que ces bougres de Polonais sachent, pour la paix de nos âmes, « régler seuls, entre eux, leurs affaires ».

C’est un ministre du Commerce extérieur que l’on aurait songé à faire rentrer de toute urgence de Moscou où il devait présider, disait-on, une « conférence franco-soviétique » et où il n’aura pu, en fait, qu’apporter une honteuse caution aux dirigeants de l’empire soviétique.

Ce qui me paraîtrait inconcevable encore, et à la limite cette fois de l’infamie, c’est que leurs quatre collègues communistes puissent continuer de siéger au gouvernement de la République s’ils ne désavouaient pas d’abord, sans réserve ni équivoque, les propos que Georges Marchais, au nom de leur parti, vient juste d’adresser à la classe ouvrière polonaise.

Bref, et pour être précis, je redoute qu’il ne faille à ce gouvernement-ci autant de temps pour découvrir la nature réelle de la junte du général Jaruzelski qu’il n’en fallut à son prédécesseur pour s’aviser, enfin, que les despotes de Kaboul n’étaient pas la plus parfaite ni plus démocratique expression de la volonté du peuple afghan.

Et c’est pourquoi, aujourd’hui, en ces heures incertaines où l’histoire hésite encore et où nul ne saurait augurer vraiment de ce qui peut advenir aux frontières de l’URSS, je l’adjure d’avoir l’humble, le simple courage de dire enfin tout haut ce que chacun murmure : qu’il n’y a pas, qu’il n’y a jamais eu, qu’il ne peut pas y avoir d’« affaires intérieures en Pologne ».

*

Ce sont des mots, dira-t-on.

Oui, bien sûr, ce sont des mots. Mais il y a des moments, dans l’histoire des hommes, où les mots, justement, ont le poids, la gravité des choses.

Où, faute d’avoir su en conjurer l’avènement, il leur revient de désigner l’horreur, de porter sur elle l’anathème et de faire échec, ainsi, aux forces qui, de partout, conspirent à la sanctifier.

Où, face au péril qui guette et qui, comme disait le Prophète, fait dire « bien » de ce qui est « mal », ils sont comme un rempart ultime contre la sourde tentation d’accepter, de justifier, de baisser doucement la garde et de rendre au bourreau, finalement, le seul hommage qu’il réclame et qui est celui de sa légitimité.

François Mitterrand sait-il ce que pourrait un mot, un seul de ces mots si, dans la même belle langue où il fustigeait à Cancun le désordre de la misère, il venait dire maintenant, en son nom et au nôtre, l’illégitimité radicale, sans appel ni recours, de l’ordre qui règne depuis avant-hier autour de Varsovie ?

Pour les hommes et les femmes de France, ce serait un peu de leur honneur et de leur dignité retrouvés. Dans le morne concert des nations, une grande et haute voix, enfin, pour dire le juste et le droit. Et pour les Polonais surtout, reclus dans leur malheur, stupides de solitude et sans doute aussi de désespoir, ce serait, j’imagine, comme un lointain feu de brume, déjà, au bout de la nuit qui commence.


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