Vous souvenez-vous de Pierre Guyotat ? Vous souvenez-vous de Tombeau pour cinq cent mille soldats, ce livre de rage et de gaieté, écrit au lendemain de la guerre d’Algérie ? Vous souvenez-vous de cet écrivain maudit, interdit – vous souvenez-vous de Eden Eden Eden, cet « écrit barricade » qui eut le redoutable honneur, au début des années 70, d’être le dernier grand livre français à déchaîner contre lui les foudres de la censure d’État ? Vous souvenez-vous de l’affaire Guyotat – Marcellin, tout le tintouin et, en face, l’active solidarité de Barthes, Leiris, Sollers, Foucault ? Eh bien, Guyotat est de retour. Et il l’est à travers deux textes : Progénitures (Gallimard), une fiction de sa façon, à lire à haute voix et si possible à plusieurs voix, mais aussi un long entretien avec Marianne Alphant, Explications (éditions Léo Scheer), qui a l’incomparable mérite d’être une vraie introduction à l’œuvre.

Première surprise de ce second texte. Guyotat est vivant. Bien vivant. Cet homme dont les amis savaient qu’il a traversé l’extrême maladie, frôlé la mort, cet écrivain qui était, disait-on, mort à lui-même et qui, de dépression en coma, de salles de réanimation en septicémies, semblait être allé au bout du dérèglement de tous les sens et n’avait rien donné depuis seize ans, cet homme-là, cet emmuré vivant, ce miraculé, nous dit à deux reprises que sa vie n’est pas finie, qu’elle ne fait même que commencer ; il veut vivre, il va vivre – il a tant écrit ! il lui reste à écrire encore et à vivre ce qu’il aura écrit ! il lui reste, ce spectre, à « récupérer » joyeusement son « je » et à faire bouger ses mains « autrement que sur un clavier » !

Deuxième surprise. Une extraordinaire méditation sur la langue, l’écriture, ce que parler veut dire, le double miracle conjoint de la production d’une œuvre et d’un corps, le texte comme geste, le gexte, l’éloquence au poste de commande, le fait que la métrique, le rythme syllabique, le calcul des pieds et des silences, bref, la musique, décident de la direction d’une fiction – le goût, encore, du verset et du chant, la Bible et sa nostalgie, le pouvoir intégrateur du roman et sa capacité à avaler toutes choses : le monde n’est pas fait, non, pour aboutir à un beau livre mais, quand un écrivain est dans le livre, quand il habite véritablement sa langue, ce sont les panneaux publicitaires, les titres des journaux, les menus au restaurant, le courrier que l’on reçoit, les indicateurs de chemin de fer, tout l’intarissable et prosaïque murmure du monde, qui entrent dans le roman, sonnent comme du roman, épousent le cours du roman. Quel écrivain ne se reconnaîtrait dans cet autoportrait ? Cela ne nous change-t-il pas des variations convenues sur le monde, l’œuvre, leurs mutuelles contaminations ?

Troisième surprise enfin, troisième bonheur de lecture. Ce provocateur, ce blasphémateur, cet écrivain sacrilège par excellence, cet apôtre de la subversion et de l’apostrophe généralisée, cet émeutier des mots, ce concentré vivant d’obscénité qui n’a jamais conçu la littérature que comme défi à la morale et crime contre l’esprit, cet écritueur, ce sauvage, consacre de belles pages à évoquer le visage d’une mère qui lui enseigna, enfant, le culte de la Résistance française et d’autres, un peu plus loin, où, entre deux méditations sur la loi des massacres en Algérie et celle de l’esclavage en Amérique, il évoque les images « sacrées » du ghetto de Varsovie et de la Shoah, ces témoignages d’une épouvante qui touche à « l’absolu » et qu’on ne devrait produire que « très rarement », comme on le fait du « saint suaire de Turin ». À méditer par tous ceux qui, ces jours-ci, voudraient nous voir confondre avant-garde et cynisme, transgression littéraire et politique, le goût de briser les tabous et celui de l’ignominie. À mettre entre les mains de tous les nigauds qui confondent, ou feignent de confondre, les droits de l’écrivain et ceux, par exemple, d’un antisémitisme bon chic bon genre.

Ajoutez des réflexions éparses sur les ruses d’une gloire – ou d’un désir de « postérité » – qui ne sont qu’une autre façon de faire disparaître les écrivains de leur vivant. Une méditation étrange sur cette catastrophe moderne qui veut que toutes les « idéologies de la grandeur », toutes les tentatives de « penser grand pour l’homme », ont tourné court au XXe siècle. Des pages sur la prostitution, son abomination et le fait, en même temps, qu’elle fut la matière pour certains – Baudelaire, Bataille… – d’une authentique expérience intérieure. Ajoutez encore, pêle-mêle, une réflexion sur le repentir en littérature, une autre sur l’inachèvement des « Grandes baigneuses » de Cézanne, une brève notation sur la réalisation libérale du rêve égalitaire marxiste ou un portrait de Le Pen, « ce gros bébé ridicule qui ne cesse de vagir, qui est horriblement malheureux et qu’il faut bien sûr empêcher de grandir ». Autant de raisons de découvrir ou redécouvrir Guyotat. Autant de raisons, pour les lecteurs les plus jeunes, de courir à la rencontre d’un écrivain qui nous dit que la littérature est aussi affaire de morale.


Autres contenus sur ces thèmes