Je suis heureux que les hasards du calendrier nous fassent honorer la haute figure d’Edmond Fleg en ce moment très particulier où les juifs de France en général, et les jeunes juifs en particulier, s’apprêtent à célébrer le soixantième anniversaire d’Israël ; où ils se sentent requis, comme tous leurs concitoyens, par le regain du débat autour de l’idée de laïcité ; et où ils ont à se déterminer enfin face à la déclaration du président de la République annonçant que, à dater de la prochaine rentrée, « chaque enfant de CM2 devra connaître le nom et l’existence d’un enfant mort dans la Shoah ».
Sur ce dernier point, et par parenthèse, j’ai une position plus nuancée que ce qui s’est énoncé ici ou là.
Je trouve que l’idée, en son principe, n’était pas une mauvaise idée.
Je pense qu’il est toujours bon de faire en sorte que la mémoire morte devienne une mémoire vive, prenne vie dans la conscience des vivants.
Je pense que va dans le bon sens, que représente toujours une conquête philosophique et morale, ce qui permet aux morts d’être nommés ; ce qui permet d’en faire le deuil singulier et non en bloc ; ce qui leur permet d’échapper à l’anonymat de l’agrégat, du grand nombre, du chiffre collectif fonctionnant comme talisman et comme formule fétiche.
Bref, je fais à ceux qui ont conçu cette idée le crédit de croire qu’il y avait en eux un reste du fameux mot d’ordre « nous sommes tous des juifs allemands » – transformé, là, en un louable « nous sommes et devons tous être (un peu) des petits juifs français livrés par la police française et exterminés par la machine de mort nazie ».
Et puis je pense, enfin, qu’il y a dans la levée de boucliers à laquelle on a assisté ces derniers jours, dans cette prolifération de bonnes âmes se souciant de la santé psychique des enfants d’aujourd’hui en se foutant éperdument du martyre psychique et physique des enfants d’hier, je pense qu’il y a dans cette façon de crier au retour de l’antisémitisme et de se résigner par avance à ce que n’importe quelle communauté d’» Indigènes de la République » puisse arguer de cette mesure pour réclamer sa part du gâteau mémoriel, quelque chose de franchement nauséabond : au revoir les enfants, bye-bye, on vous a assez vus, on a assez entendu parler de vous, cassez-vous – voilà ce que l’opinion répond à l’initiative sarkozyenne et, rien que pour cela, on n’a pas envie de la condamner tout à fait.
Mais en même temps…
Pour que l’idée soit vraiment belle, il eût fallu plusieurs choses.
Il eût fallu consulter, d’abord, les représentants de la Fondation pour la mémoire de la Shoah, à commencer par Simone Veil.
Il eût fallu associer les parents, les maîtres – Nicolas Sarkozy, s’il l’avait fait, aurait appris, par exemple, qu’il y a des tas de classes de CM2 où l’on parraine déjà un arbre, un animal, une espèce menacée, et que la solution de l’adoption n’était peut-être pas, du coup, la bonne idée.
Il aurait fallu s’aviser, au passage, du fait que la Shoah a compté 11 000 petits morts et que beaucoup plus d’élèves entrent chaque année en CM2 – autrement dit que l’idée même de parrainage un pour un, l’idée d’associer un enfant mort et un enfant vivant, était une idée hâtive, qui ne tenait de toute façon pas.
Il aurait fallu réfléchir au fait qu’un nom ne veut rien dire, qu’il est juste un flatus vocis, un son, un gadget, s’il n’est pas inséré dans un contexte, inscrit dans une histoire, accompagné, en la circonstance, d’un vrai discours exposant ce qu’était le nazisme, en quoi il fut singulier, en quoi le massacre qu’il perpétra était et reste irréductible à tout autre – l’initiative était impensable, en d’autres termes, avant l’année où l’histoire du nazisme est au programme des enseignements.
Il aurait fallu prendre conscience, en un mot, que la mémoire sans ses outils, les noms sans leur contexte, c’est l’entrée dans un univers étrange, spectral, un peu spirite, morbide, thanatophilique, sourdement religieux, mais au pire sens du mot religieux, au sens dont tout le judaïsme nous a appris à nous défier, car c’est un univers où le mort se saisit du vif et non l’inverse.
Il aurait fallu ne pas bâcler ; ne pas improviser ; ne pas donner le sentiment de faire un « coup » ; ne pas mêler la chose, par parenthèse, à d’autres recommandations, techniques celles-là, visant, comme dans le discours de Périgueux, le lendemain, à simplifier les programmes des écoles primaires, à conforter l’autorité des maîtres, à réintroduire La Marseillaise et le drapeau dans les classes – ne pas donner le sentiment, comme dans l’affaire Guy Mocquet, que la mémoire est un self-service où l’on viendrait faire provision de symboles et d’emblèmes.
Qu’il faille trouver les moyens de transmettre la mémoire de la Shoah, bien sûr.
Qu’il appartienne à la génération du Président de trouver les voies, et les voix, du devoir de Mémoire prôné par Primo Levi, évidemment.
Mais pas comme ça.
Pas cette légèreté.
Pas cette frivolité.
Pas cette façon de nous dire qu’il y a des solutions simples aux questions les plus complexes.
Pas ce gâchis.
Mais j’en viens à notre sujet d’aujourd’hui.
J’en viens à ce nom que nous sommes rassemblés pour célébrer et qui est le nom d’Edmond Fleg, ce juif français, né en 1874 à Genève, mort en 1963 à Paris, quai-aux-Fleurs, dans un immeuble que je connais bien car c’est celui où vécut, et mourut aussi, cet autre grand nom de la pensée française et juive qu’est Vladimir Jankélévitch.
Edmond Fleg était un poète, un dramaturge, un philosophe, un grand lecteur de la Bible, qui eut le temps, dans sa longue vie, d’être le contemporain de Péguy et de Bernard Lazare ; puis d’Albert Cohen et Léon Blum ; puis de Manitou et de Levinas – et s’il me plaît de l’évoquer aujourd’hui c’est que, même s’il ne s’est évidemment pas posé les mêmes questions que celles que nous nous posons aujourd’hui, il nous donne des instruments, à coup sûr, pour y répondre.
Je veux, sur Edmond Fleg, vous dire deux choses.
Je veux vous proposer deux brèves séries de remarques.
Et la première chose que je veux vous dire c’est qu’Edmond Fleg est un intellectuel qui naît, qui grandit, qui s’inscrit, dans un monde très spécial qui s’appelle le franco-judaïsme.
C’est quoi le franco-judaïsme ?
C’est un rapport à l’être-juif qui a été la règle, en France, de la naissance du Consistoire aux lendemains, en gros, de la Shoah et dont le grand postulat était que le judaïsme et la République c’est la même chose ; que la Torah et les Droits de l’homme ont, au fond, le même contenu ; et que, s’il est possible d’être français et juif, s’il est finalement si facile d’être les deux, c’est qu’il y a identité substantielle entre le message prophétique et l’universalisme si particulier dont l’idée de France est l’index.
Le Grand Sanhédrin, qui vit naître le Consistoire, disait plus que cela. Beaucoup plus. Il impliquait des gestes de pensée de tout autres force et ampleur. Mais enfin, les années passant, c’est à cela que s’est réduit le message, à ces postulats que je vous dis et qui m’amènent à brosser, des principaux intéressés, un portrait, comment vous dire ? Nuancé…
Ces grands juifs franco-judaïques, ces « Israélites français » comme ils se définissaient eux-mêmes, ne furent pas des personnages négligeables.
Ils ont joué un vrai rôle dans la construction de l’Etat républicain.
Ils ont noué une alliance avec la minorité protestante pour arracher la machine d’Etat des mains du parti catholique.
Loin d’être ces grands bourgeois trop sages, un peu solennels, ennuyeux, que l’on caricature parfois, ce furent, pour certains d’entre eux, des vrais intellectuels, animés par une sorte de ferveur, parfois une mystique – je pense à James Darmesteter par exemple ; ou à Joseph Salvador brossant un tableau de l’histoire universelle dont le sens ultime devait être la défaite du Vatican et la victoire d’une France quasiment parée des grâces du messianisme ; je pense, bien sûr, à Raymond Aron ou à Claude Lévi-Strauss…
Mais, du point de vue juif, c’est un judaïsme vide.
C’est un judaïsme qui est forcément vide puisqu’il s’est systématiquement vidé de tout ce qui n’était pas compatible avec l’identité républicaine.
C’était un judaïsme aseptisé, neutralisé, qui ressemble à ce visage dont Proust dit, dans La Recherche, comment, à la façon d’« une bossue bien arrangée », Bloch a réussi à y « raboter » tout ce qui pouvait rappeler, trahir, le judaïsme en lui.
C’est un judaïsme peureux, obsédé par la peur de créer ou faire renaître l’antisémitisme, presque honteux.
C’est un judaïsme qui ne veut pas entendre parler de Dreyfus, ni des juifs étrangers déportés, car tout ça va leur porter malheur et attirer la foudre sur leur tête.
C’est un judaïsme conventionnel, affamé de respectabilité, obsédé par l’idée qu’il faut montrer patte blanche, être plus français que les Français, plus patriote que les patriotes.
C’est un judaïsme qui veut bien citer la Bible, la bonne vieille Bible, héritage commun aux trois monothéismes, enseignée dans les cours d’instruction religieuse en classe primaire, et dont les prescriptions sont, grosso modo, compatibles avec celles de tout Etat éclairé – mais pas le Talmud, surtout pas le Talmud, et encore moins la Kabbale, il ne veut en aucun cas parler, ou entendre parler, de la Kabbale, cette doctrine déraisonnable, vaguement inquiétante, et dont ils sentent bien qu’elle choquerait terriblement les vrais Français.
Et c’est un judaïsme qui, lorsque vinrent les périls extrêmes, lorsqu’il fallut reconnaître la réalité du fascisme français, lorsqu’il aurait fallu se résoudre à l’idée que l’Idée française avait divorcé de l’idée juive, fut incapable de le voir – et c’est le bouleversant destin de quelqu’un comme Marc Bloch qui, jusqu’au bout, jusque dans sa polémique avec l’UGIF, jusque dans L’Etrange Défaite, jusqu’à dans sa résistance héroïque et son supplice, maintient, dur comme fer, son allégeance inconditionnelle à cette France qui l’a trahi.
Peut-être m’objectera-t-on que ce dispositif n’est pas particulier à la France.
Peut-être m’opposera-t-on le cas, en Allemagne, d’un Ernst Kantorowicz, cet autre grand Juif, auteur de la théorie des deux corps du roi et qui était si attaché, lui, à l’idée allemande qu’il continua d’y adhérer jusque dans sa forme nazie et attendit que les nazis eux-mêmes le chassent pour se décider à prendre acte du fait qu’entre son nom, son nom juif, et l’idée « volkisch », il y avait incompatibilité métaphysique et physique.
Les deux dispositifs, en fait, ne sont pas exactement comparables.
Mais je tiens que ce qui, entre eux, peut se comparer – en gros, l’aveuglement – a tout de même atteint, en France, un degré inégalé ailleurs.
Le fait, en tout cas, est là.
C’est dans ce franco-judaïsme qu’Edmond Fleg apparaît.
C’est là sa scène primitive.
Son berceau biographique et théorique.
Dans un de ses textes tardifs, la leçon d’ouverture du premier Colloque des intellectuels juifs de langue française de 1957, il soutient que « tout homme dont le cœur est plein de miséricorde est l’incarnation de l’espoir juif » ou que le judaïsme n’est rien d’autre que « le rêve de Paix entre les hommes » – ce qui est l’énoncé franco-judaïque type.
Sauf qu’il y opère un certain nombre de déplacements, de percées, de réévaluations et révolutions idéologiques dont nous lui sommes, aujourd’hui encore, redevables – et ce sera ma seconde série de remarques.
Quels sont ces retournements ?
Pour résumer, j’en vois trois.
D’abord une pensée du retour. Un retour bizarre, certes. Un retour qui ne ressemble pas aux grands retours mystiques dont l’Allemagne, par exemple, est le théâtre au même moment, ou dont quelqu’un comme Benjamin Fondane donne aussi l’exemple en France. Mais un retour quand même. Un retour assez spectaculaire, et assez intense, pour pouvoir se dire dans le très beau texte dont on vous a donné lecture et qui s’intitule Pourquoi je suis juif. Et un retour qui, par-delà l’ignorance de départ, par-delà l’incroyable épaisseur de malentendus, clichés, idées trop simples, diffusés par le franco-judaïsme, passe par une vraie lecture des textes. Edmond Fleg fut l’un des cofondateurs, avec Jean Halpérin, Emmanuel Levinas, d’autres, de ce Colloque des intellectuels juifs de langue française qui joua – Ady Steg, ici présent, s’en souvient mieux que personne – un rôle si décisif dans la renaissance des études juives en France. Mais il fut surtout un grand, très grand, traducteur de la Bible : il traduisit les deux premiers volumes du Pentateuque ; et, autant que j’en puisse juger, il le fit en transportant dans le français la rugosité, les sonorités, le souffle, des mots et, plus encore, des noms de l’hébreu – je crois que sa traduction fut la première à refuser cette façon que l’on avait, avant lui, jusqu’en traduisant, de christianiser, déjudaïser le texte juif en faisant parler les prophètes comme des personnages de Racine…
Ensuite, la production, après la guerre, d’une nouvelle relation avec les catholiques. Le rapport au christianisme, jusque-là, était marqué par une logique de profonde soumission. Le judaïsme était chose passée. Il était voué, dans l’esprit d’à peu près tout le monde, à une inévitable extinction. Et, s’il survivait, s’il y avait encore un peu de monde dans les temples, c’était comme un vestige, une séquelle inexpliquée, le fruit d’un entêtement, un reste. Songez que les meilleurs des catholiques, les plus bienveillants à l’endroit des juifs, ne leur reconnaissaient que le droit de prendre le chemin de la rédemption et, saisissant la main qu’ils leur tendaient, de devenir des Max Jacob. Songez à l’aventure de Rosenzweig qui, avant de devenir le philosophe juif que vous savez, avant de réinventer les études juives pour son siècle et pour le nôtre, commença par estimer que le temps du judaïsme était fini et que, s’il passait par la case synagogue, c’était, cette fameuse nuit de Kippour 1913, pour mieux sauter dans le christianisme. Songez que même Herzl, avant d’en venir au sionisme et de réinventer, après d’autres, l’idée, géniale, de rédemption par la libération nationale, écrit sa fameuse lettre à l’archevêque de Vienne où il lui propose le « deal » du siècle : persécution contre conversion – vous renoncez à nous tuer et je vous amène, moi, tel un nouveau Sabbataï Zvi, tous les juifs d’Europe et du monde pour une conversion en masse. Eh bien Edmond Fleg crée, avec Jules Isaac, les Amitiés judéo-chrétiennes. Et il les crée à partir de l’idée, complètement neuve, que Juifs et Chrétiens sont des égaux, qu’ils peuvent et doivent parler d’égal à égal, qu’il y a là deux expériences représentant deux voies d’accès, deux vraiment, aussi légitimes l’une et l’autre, à la vérité et à l’être – c’est ainsi par exemple que, en réponse à Jean Wahl, dans la discussion qui suivit sa « Grande Leçon » au Colloque déjà cité, il peut affirmer que « christianisme et judaïsme impliquent simplement une double phase pour arriver à la même chose ». Il y a une formule, chers amis, qu’Edmond Fleg avait en horreur. C’est une formule que nous employons encore et dont il a montré, pourtant, que c’est la matrice même de l’erreur, le principe absolu de la soumission, l’instrument du suicide. Cette formule qu’il a proscrite, ces mots qu’il faudrait, après Edmond Fleg, ne plus jamais prononcer ce sont les mots d’« Ancien Testament ». Car « Ancien Testament », dit-il, c’est deux mots pour trois erreurs. Oui, vous dites « Ancien Testament » et, ce faisant, vous dites trois bêtises à la fois. Primo, vous êtes en train de parler d’un texte qui n’est pas ancien du tout, mais jeune, très jeune, plein de vie et de santé, nouveau, riche de leçons dont vous ne soupçonnez pas la fécondité. Deuzio, qui dit testament dit mort annoncée ; c’est quand la mort est là qu’on rédige son testament ; or nous n’avons, nous, juifs, porteurs du nom et du texte juifs, aucune intention de mourir, ni aujourd’hui ni demain, puisque l’idée est, par hypothèse, que le judaïsme est ce message jeune, longtemps jeune, jeune pour l’Eternité, car cette autre voie d’accès à l’Etre ! Et puis, tertio, « Ancien Testament » suppose que le judaïsme est une religion souche, la mère du christianisme, sa matrice : « voyez comme nous sommes bons, disent les néo-chrétiens ! voyez comme nous avons changé ! nous avons compris que Jésus était des vôtres ! nous ne discutons plus l’origine juive du christianisme ! nous vous respectons ! nous vous aimons ! comment ne vous aimerions-nous pas ? quels monstres serions-nous, quels méchants hommes vraiment, si nous n’aimions pas nos pères ? » – sauf qu’Edmond Fleg n’est pas d’accord… car qui dit père dit, à nouveau, mort annoncée… qui dit fils dit, à nouveau, transmission par effacement… or nous n’avons aucune intention de nous effacer, répète-t-il… aucune intention de mourir… votre père ? merci du cadeau ! bravo le piège ! nous préférons être vos frères… vos frères aînés, mais vos frères… vous nous aimerez peut-être moins… vous ne nous respecterez pas autant… mais tant pis… mieux comme ça… C’est, dans les relations judéo-chrétiennes, une vraie révolution – celle dont va s’inspirer Levinas et qui va produire quelques-uns de ses plus beaux textes.
Et puis, troisièmement, le sionisme. Il était impensable, le sionisme, dans le cadre du franco-judaïsme. Il était effrayant d’abord. Véritablement effrayant. On disait « sioniste », on prononçait juste le mot – et surgissait le spectre de tous ces juifs pouilleux, scrofuleux, crapuleux, infréquentables, impossibles, dont les franco-juifs avaient si peur qu’ils compromettent leur belle et bonne assimilation. Mais il est, surtout, impensable. A proprement parler impensable. Car Paris c’est Jérusalem. Car c’est Paris, pas Jérusalem, qui est supposé, par hypothèse, dans le paradigme franco-judaïque, être la capitale promise aux temps messianiques. Or Edmond Fleg fait partie de cette minorité de juifs qui, là encore, cassent tout. Il fait partie de ces visionnaires qui, dès les lendemains de l’affaire Dreyfus, à travers une série de petites institutions où il retrouve Bernard Lazare, Victor Basch, puis Albert Cohen et d’autres, envisagent l’hypothèse d’un retour en Israël. Il disait, on disait, encore Palestine… Il est l’un des tout premiers juifs français à prendre l’idée sioniste au sérieux et à y voir un chemin, un destin, possibles pour les Juifs de France. Alors, il s’agit d’un sionisme exsangue, bien sûr. Il s’agit d’un sionisme humanitaire et, comme on dit alors, « philanthropique ». Mais d’abord c’est un sionisme sincère, et même fervent (lisez, une fois de plus, son intervention au Colloque déjà évoqué). Ensuite, c’est un sionisme interconfessionnel qui ratisse très au-delà de la sociologie purement juive (des chrétiens, des libres penseurs, des politiques de toutes obédiences – le rêve !). Troisièmement, c’est un sionisme qui ne crache pas sur la diaspora mais insiste sans cesse, au contraire, sur la dialectique entre les deux, leur double vertu, leur apport réciproque – « si, actuellement, un grand souffle vient d’Israël vers la Diaspora, il se peut que quelque inspiration encore puisse venir de la Diaspora vers Israël », dit-il, à la fin des années 50, dans une discussion avec Eliane Amado Lévy-Valensi et Emmanuel Levinas. Et puis c’est un sionisme « progressiste » enfin – c’est un sionisme qui, plus exactement, voit l’Etat juif comme un Etat exemplaire, nécessairement exemplaire, pas forcément politique et excédant, en vérité, toutes les conceptions politiques du monde – un Etat de type nouveau, rompant avec la logique des nationalismes par exemple et préfigurant, comme la SDN, la société wilsonienne et cosmopolite de demain. Tout cela est beau. Il y a là toute une veine – humaniste, universaliste – dont il est permis de souhaiter que le sionisme d’aujourd’hui, ce sionisme français d’aujourd’hui dont il est l’un des inventeurs et maîtres à penser, conserve le souvenir. C’est ce que nous faisons, aujourd’hui, en célébrant le nom d’Edmond Fleg.
La première personne à m’avoir jamais parlé d’Edmond Fleg fut mon ami Guy de Rothschild. Il m’a raconté, un jour, les débats qui animèrent, au lendemain de la Libération, en décembre 1945, les premières élections au Consistoire central. Il y avait, d’un côté, une liste rassemblant tout ce que le judaïsme français comptait de notables franco-judaïques – grandes têtes molles qui n’avaient rien appris ni compris ! grands Sadducéens tout disposés à répéter les erreurs d’avant guerre et, tels les dirigeants de la Judée s’arrangeant du maître romain et de ses exigences, étaient prêts à persévérer dans une ignorance qui leur avait pourtant coûté déjà si cher ! Et puis il y avait, en face, une liste « moderniste » où figurait, donc, le tout jeune Guy de Rothschild et qui était menée, imaginez-vous, par Edmond Fleg… Elle plaidait, cette deuxième liste, pour la fin du clivage entre juifs français et étrangers ; pour l’intégration du travail social dans les missions des institutions juives ; pour la réconciliation des « orthodoxes » et des « libéraux » type Copernic ; et elle plaidait enfin pour la lutte, intraitable, contre l’antisémitisme et pour la transmission aux jeunes enfants de la mémoire de la Shoah… Alors, j’essaie d’imaginer ces débats. J’essaie de me figurer ce personnage étrange, paradoxal, gardant du monde ancien une fidélité intraitable à la République mais, par ailleurs, pleinement juif, fermement juif, nouvellement et positivement juif. Et je me dis qu’il y a là un exemple pour tous ceux d’entre nous qui entendent vivre leur judaïsme dans le cadre républicain. Et je me dis qu’il y a là un modèle pour ceux qui veulent ne céder sur aucune de leurs deux identités. Vous voulez, étudiants juifs, être en première ligne de la bataille contre le communautarisme ? Vous ne voulez, en aucune façon, mêler votre voix à celle des apprentis sorciers qui entendent remettre en cause le modèle laïque ? Et vous avez l’intention de le faire en ne renonçant pour autant, en aucun cas, à la gloire, l’honneur, la fierté d’être juif ? Eh bien la leçon d’Edmond Fleg. Je vous recommande, plus que jamais, la haute leçon d’Edmond Fleg.
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