L’assassinat du général Abdelfattah Younès, chef d’état-major des forces libyennes libres, est un événement majeur – et, pour ceux qui l’ont connu, particulièrement tragique. Mais ce n’est en aucune façon la catastrophe militaire et politique que se plaisent à décrire ceux qui, en France et ailleurs, ne manquent aucune occasion de discréditer les insurgés.

D’abord, toutes les résistances, toutes les rébellions armées ont eu à faire face à des drames de ce genre, fruits de machinations plus ou moins clairement ourdies par l’ennemi. La Résistance française, par exemple, a connu maints cas d’élimination, après trahison, de responsables de premier plan, à commencer, toutes proportions gardées, par Jean Moulin. L’Alliance du Nord, en Afghanistan, vit son chef, Ahmed Shah Massoud, victime d’un attentat à la caméra piégée après avoir été vendu, sur le territoire même de l’Alliance, par l’un de ses supposés piliers. La même chose se passa avec le FLN algérien dont les rangs furent décimés par des agents infiltrés ou des maquisards retournés par les services français. Les révolutions sont toutes à la merci d’un commando dormant, d’une cinquième colonne, d’un gang instrumentalisé. Et leurs états-majors politico-militaires – il faut avoir perdu toute mémoire historique pour l’ignorer – ont toujours été les cibles privilégiées de ces doubles jeux, de ces tueurs sortis de l’ombre.

Ensuite, le coup est, certes, dur pour Benghazi. D’autant que le Conseil national de transition (CNT) perd avec le général Younès celui de ses commandants qui, parce qu’il avait été le numéro 2 de Kadhafi, connaissait le mieux sa psychologie, les secrets et rouages de son pouvoir, les bunkers qu’ils avaient construits ensemble, sa tactique, sa stratégie (et cela explique que Tripoli ait pu s’attacher à sa perte, mettre sa tête à prix et en faire, tant sur le plan personnel que militaire, un objectif prioritaire). Mais, si le coup est rude pour les antikadhafistes, il n’est pas fatal. D’abord parce que Younès, s’il avait ce mérite de connaître de l’intérieur le système ennemi et s’il avait de surcroît la confiance des alliés, en particulier de la France, n’était pas le seul homme clé de la situation. Aussi parce qu’il y a, non seulement à Benghazi, mais aussi à Misrata et dans le djebel Nefoussa qui, géographiquement éloignés de la capitale rebelle, ont dû mener quasi seuls leur propre libération, des officiers de métier comme des commandants civils aussi valeureux que Younès et non moins aptes que lui à mener la Libye libre à la victoire. Et enfin parce que sa disparition n’a été suivie d’aucun recul sur aucun des trois fronts (Brega, Goualich et les environs de Misrata) – bien au contraire.

Pour finir, une commission d’enquête, diligentée par le CNT, s’est engagée à faire la lumière sur ce meurtre. Mais une chose est sûre. La façon que l’on a eue, depuis quelques jours, d’en prendre prétexte pour présenter le CNT comme une coalition hétéroclite et opaque d’éléments virtuellement en guerre les uns contre les autres est absurde et témoigne, là encore, d’un manque préoccupant de mémoire historique. Qu’il y ait, au sein du CNT, des archéos et des modernes, des représentants des tribus et des émanations des classes moyennes urbanisées, des ex-kadhafistes, parfois des islamistes à peine repentis et des opposants historiques, militants de longue date des droits de l’homme, je le sais bien.

Mais en déduire je ne sais quelle fragilité, pour ne pas dire illégitimité, de ce CNT n’a pas de sens. C’est oublier d’abord que la composante démocratique y représente l’écrasante majorité et marque des points tous les jours. Et c’est oublier surtout, et là aussi, l’histoire générale des résistances qui ont toujours été, presque par définition, des coalitions de cette sorte, amalgamant dans une improbable unité toutes les composantes d’une nation : n’est-ce pas quand on nie cette évidence et quand on ne veut voir qu’une seule tête que, comme dans l’Algérie du FLN, les choses tournent, à terme, le plus mal ? Et devrait-on faire rétrospectivement grief au pouvoir insurgé de Londres d’avoir amalgamé, en 1940, des gens de gauche et de droite, des républicains en deuil de leurs valeurs et des hommes d’Action française rendant la République responsable de la défaite, des francs-maçons et des nationalistes, des communistes et des socialistes, des gaullistes et même des antigaullistes ?

Les rumeurs n’y feront rien. La rébellion libyenne, après l’assassinat de l’un des siens, est, plus que jamais, et peut-être pour cette raison même, condamnée à se rassembler et à gagner.


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