Au début, ça fait un choc.

Vous tombez, dans Rue89, sur un article titré : « BHL, le juif, ne fera pas le voyage de Tripoli avec Sarkozy ».

Vous vous dites que ce n’est pas possible, que vous rêvez, qu’on ne vous a jamais appelé comme cela, avec ou sans guillemets, « le » juif.

Vous écrivez au directeur.

Vous lui dites que son article est bidon (ce voyage n’était pas prévu) et que son titre, surtout, est indigne (ou digne, plus exactement, d’un moderne « Je suis partout »).

Le directeur présente ses excuses.

Change le titre, qui devient : « BHL n’ira pas à Tripoli avec Sarkozy, car “il est juif” ».

Mais il maintient son information fondée sur les mêmes propos vagues, mal vérifiés, mal sourcés. Vous notez, au passage, que le premier titre, le plus blessant, celui qui fait de vous « le juif » et qui est resté de longues heures en ligne, n’a provoqué aucune réaction, aucune protestation, aucun signe, nulle part, d’étonne- ment ni d’indignation.

Et alors commence pour vous, entre vous et vous, l’examen, l’épreuve de vérité : êtes-vous, oui ou non, juif ou pas, devenu indésirable dans ce pays que vous aimez et à la libération duquel vous avez si ardemment œuvré ?

Sur le fond, vous savez bien que non.

Vous avez un visa récent pour Tripoli donné, en bonne et due forme, par les autorités consulaires du pays.

Vous avez eu, à Paris, quelques jours plus tôt, au premier soir de sa visite officielle, une belle rencontre avec Ali Zeidan, votre ami, celui qui vous a accompagné, en 2011, dans chacun, ou presque, de vos voyages dans la Libye en feu et qui est désormais Premier ministre.

Vous vous souvenez avec quel panache il a remis à sa place, le jour de son investiture, l’islamiste qui s’inquiétait, en plein parlement, de ses relations avec un « sioniste » : cet homme est mon ami, a-t-il en substance répondu ; sans lui et les hommes tels que lui, ni vous ni moi ne serions là, aujourd’hui, pour débattre comme nous le faisons, dans cette enceinte démocratique.

Vous avez d’autres amis, en Libye, beaucoup d’autres, politiques et militaires, commandants ou humbles combattants, que vous avez filmés, pour Le Serment de Tobrouk, en train d’imaginer, avec vous, les tournants stratégiques de la guerre : reconnaissance par la France… ouverture d’un deuxième front dans les montagnes berbères du Djebel Nefousa… un troisième, à Misrata… sans parler des achats d’armes en Turquie, du voyage à Dakar qui permit de briser le bouclier africain de Kadhafi, des contacts avec le Département d’État américain…

Et vous ne pouvez même pas vous dire que l’ingratitude est le vice des grands peuples et que ces hommes pourraient très bien, après tout, ne s’être servis de vous que tant que vous leur étiez utile : car n’étaient-ils pas encore là, autour de vous et de votre équipe, lorsque le film, leur film, celui dont ils étaient les personnages et les héros, fut présenté en sélection officielle au Festival de Cannes ? Leur arrivée, ce jour-là… Leur fierté inchangée… Le rappel, par leur voix, lors d’une conférence de presse mémorable, de cette aventure extraordinaire et fraternelle menée, sans distinction d’origine ni, encore moins, de confession, par des Libyens et des Français qu’unissait le même amour de la liberté… Et puis la sobre grandeur de leurs mots quand vint le moment de passer le flambeau aux combattants syriens que le directeur du Festival, Thierry Frémaux, avait, aussi, invités…

D’un autre côté, pourtant, il y a des détails troublants, plus récents, qui vous reviennent.

Le film justement qui, maintenant que vous y pensez, n’a toujours pas été montré à Tripoli.

Son affiche, si émouvante, où on les voyait tous, combattants d’alors et maîtres de la Libye d’aujourd’hui, se recueillir, à l’ombre de la croix de Lorraine, sur les tombes des soldats français du petit cimetière de Tobrouk – ne dit-on pas qu’elle n’a pas tenu une journée sur le mur de la corniche de Benghazi où on l’avait fait placarder ?

Vous n’avez plus de nouvelles de Mustafa el-Sagizli, prince des chebabs de Cyrénaïque, avec qui vous partagez, vous le savez car vous l’avez filmé, le même désir de voir conjuré le spectre hideux de la guerre des civilisations.

Ni d’Abdelhakim al-Assadi, l’islamiste dur, radical, que l’on voit, dans le film toujours, s’esclaffer quand vous lui dites que vous êtes juif : « nous le savons, bien sûr ! l’antisémite Kadhafi nous le répète, en boucle, sur les chaînes de télévision officielles. »

Se pourrait-il, alors, que l’information du site français ait eu sa part de vérité ?

Y aurait-il vraiment, à la mairie de Tripoli, des responsables assez irresponsables pour avoir dit que la venue d’un « juif » pouvait, dans le climat d’aujourd’hui, provoquer des tensions, des troubles, voire le réveil de telle ou telle milice ?

L’idée vous accable.

Elle vous emplit de chagrin, de colère.

Et de songer qu’ainsi va la guerre des deux islams dont vous avez si souvent parlé et dont vous seriez devenu, à votre corps défendant, un enjeu parmi tant d’autres ne vous console nullement, mais vous attriste encore davantage. Tout au plus vous sentez-vous renforcé dans votre volonté de reprendre, plus que jamais, le combat – ici, là-bas, avec vos vrais amis libyens.


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