Le titre de cette conférence, vous avez tous compris d’où il nous vient, n’est- ce pas ? Il vient d’une phrase de Benny Lévy, à la fois très belle et très imprudente, très forte et partiellement fausse, une phrase qu’une part de moi comprend mais qu’une autre part ne peut pas ne pas ressentir comme hostile à ce à quoi je crois – cette phrase c’est : « le juif n’a pas été créé pour faire de la littérature mais pour étudier. » Alors, c’est cette phrase que je vais essayer de commenter. C’est à elle que je vais, que nous allons, tenter de nous mesurer. Un dialogue avec Benny, une fois de plus. Un de ces dialogues posthumes par quoi passe plus que jamais, visiblement, ma méditation sur le judaïsme.

D’abord, ce qui, en moi, peut entendre cette phrase. Elle dit, cette phrase, déjà quatre choses. Et mettons que, sur ces quatre choses, je n’aurais pas été en complet désaccord.

Elle vise une sociologie dont j’ai eu, plus d’une fois, l’occasion de parler avec Benny. Elle vise un ensemble de noms propres dont j’ai souvent dit qu’ils m’étaient à la fois proches et éloignés. Elle vise ces intellectuels pétris de culture et de littérature, mais ignorants du judaïsme, qui constituaient le courant dit du franco-judaïsme et dont l’un des plus éminents représentants fut – pour nous en tenir à l’ordre de la pensée – le Léon Brunschvicg auquel il est arrivé à Levinas, dans Difficile Liberté, de rendre un certain hommage. C’est quoi le franco- judaïsme ? Ce sont ces juifs qui, en gros, réduisent le judaïsme au message politique de la Révolution française revu et corrigé par Napoléon. Ce sont ces juifs qui croient, et disent, que la Torah n’est rien de plus, ni rien de moins, que l’annonce de la Constitution de 1789 et des Droits de l’homme. Ce sont ces juifs qui vident le judaïsme de sa substance proprement juive et en font une vague particularité, non seulement compatible avec l’esprit national, mais l’annonçant et le préfigurant. Ce dispositif n’est certes pas propre à la France. Et, pour un Léon Brunschvicg, ou un Rothschild, ou même un Raymond Aron, pour un Marc Bloch qui ne cessera, jusqu’au bout, jusqu’au peloton d’exécution, non seulement d’affirmer sa francité, mais d’y voir un accomplissement, le seul accomplissement possible, du judaïsme qui, pourtant, le condamne aux yeux des Allemands et même des Français, vous avez cent cas équivalents en Allemagne, parfois plus tragiques encore et plus inexplicables – à commencer par celui d’Ernst Kantorowicz, biographe de Frédéric II et théoricien des « deux corps du roi », qui est une sorte de double allemand de Bloch et qui, alors que le nazisme s’installe et commence de mettre en œuvre ses lois « raciales », affirme que son appréciation « fondamentalement positive » du « Reich » n’a pas été « ébranlée par les événements récents », et qui attend le tout dernier moment, presque trop tard, pour comprendre ce qui se passe, pour réaliser que la symbiose entre esprit allemand et culture juive est irrémédiablement rompue et pour s’exiler aux Etats- Unis. Mais enfin, vu l’histoire personnelle de Benny, vu sa langue, vu le point de l’histoire de l’Europe d’où il parle, il est clair que le vrai problème est, pour lui, le problème français. Et face à ces juifs français donc, face à ces juifs du minimum juif, face à ces juifs ignorants, étourdis, et que leur étourderie même conduit à l’aveuglement et, dans le cas de Bloch, au martyre, face au judaïsme de l’autre Bloch, celui de Proust et de sa Recherche du temps perdu, face au modèle Swann qui est, lui aussi, incroyablement français dans son délire assimilationniste d’avant l’affaire Dreyfus, Benny a un réflexe assez simple qui consiste à dire : « arrêtez avec la littérature ; arrêtez avec ces livres français qui vous ont leurrés et ne vous ont pas protégés ; arrêtez avec ce judaïsme mondain, salonnard, minimal, qui en est le corrélat ; vous n’êtes pas venus au monde pour faire les singes savants chez les Guermantes mais pour étudier. » C’est la première chose que dit Benny. Et une part de moi comprend qu’il le dise.

La thèse vise, ensuite, un dispositif intellectuel qu’a décrit Jean-Claude Milner et qui est le dispositif qui voit le « Juif de savoir » l’emporter sur le « Juif de l’étude ». C’est le même désir, au fond. La même libido sciendi. Ce sont les mêmes capteurs, presque les mêmes outils, forgés au long des siècles d’éclosion et d’approfondissement du Talmud – sauf qu’ils se reconvertissent et embraient sur des domaines qui sont ceux des savoirs positifs. Le modèle, c’est Einstein. Ou Marx. Ou, bien sûr, Freud. Ou, moins caricaturaux car ayant gardé un lien avec le judaïsme, se souvenant en quelque sorte de leurs commencement et généalogie juifs, des gens comme Hannah Arendt. Ou, évidemment, Ernst Cassirer qui, certes, n’en parle jamais mais dont les travaux sur la Renaissance ou sur l’Aufklärung sont clairement imprégnés de judaïsme. Ou encore Hermann Cohen, auteur, à la fin de sa vie, de la Religion de la raison tirée des sources du judaïsme mais auteur aussi, avant cela, d’une série de livres de philosophie pure, fondateur d’un néokantisme qui dominera la philosophie spéculative allemande du début du XXe siècle. Ce sont tous de grands esprits. Ce sont de bons savants et philosophes dont l’apport à la culture mondiale a été incontestable. Mais c’est vrai qu’on peut se demander si cet apport, cette contribution, valait qu’ils fissent l’impasse sur une science juive qui, dans le cas de Cohen par exemple, était réelle. Ou si, plus exactement, et pour en rester au cas de Cohen, il n’y a pas eu beaucoup de temps perdu entre ses essais philosophiques des débuts qui, franchement, ne cassaient pas non plus des briques et ces textes de la fin, beaucoup plus étonnants – quand, contraint de prendre sa retraite de l’université de Marbourg et allant occuper un poste d’enseignant à la Lehranstalt für die Wissensschaft des Judentums de Berlin, il inverse sa perspective en faisant apparaître l’impératif religieux du monothéisme, prôné par les prophètes d’Israël, comme la matrice de l’impératif moral aussi bien que de l’exigence épistémologique. Je ne dis pas que la question se pose toujours. Sur Arendt par exemple ou, plus encore, sur Cassirer, ce n’est pas une question que, personnellement, je me poserais. Et je ne troquerais pas – puisque c’est de cela, au fond, qu’il s’agit – le maître livre du second sur les Lumières et les écrits, même poussifs, de la première sur le totalitarisme contre d’hypothétiques études juives que celle-ci, en tout cas, avec sa haine obsessionnelle du sionisme, avec son « Herzenstakt », son « manque de tact » maladif, était bien incapable de produire. Mais j’entends la question. Je la comprends. Et si je m’attarde une minute encore, en revanche, sur le cas d’Hermann Cohen, si je mets en vis-à-vis sa Théorie kantienne de l’expérience de 1831 et ses incroyables Ecrits juifs de la fin, je ne peux pas ne pas me demander, en effet, si, dans ce cas-ci, le néokantisme des débuts valait qu’il fît le deuil du reste. Vous connaissez la thèse de Milner, n’est-ce pas ? Tous ces gens visent le savoir absolu. Donc la science de l’Universel. Et ils ne font souvent, les malheureux, qu’assurer le triomphe du quelconque, de ce faux Universel qu’il appelle le quelconque et où les noms, à commencer par le nom juif, deviennent parfaitement indistincts. On part dans l’ivresse de la littérature ou de la philosophie. On est grisé par les livres et leurs capiteux prestiges. Et on trouve, à l’arrivée, le faux Universel, le mauvais Universel, cet Universel que Milner appelle l’Universel facile, et qui est évidemment pathétique. Je comprends cette thèse. Je comprends ce regret.

Ce que dit, troisièmement, Benny c’est qu’il y a une force du texte juif, une puissance, voire une beauté, qu’on ne retrouve quasiment dans aucun autre texte d’aucune autre littérature. Là, je comprends peut-être un peu moins. Mais enfin je vois bien, à nouveau, comment on peut le soutenir. Je vois ce qu’il veut dire quand il parle du Retour comme d’un « virement inattendu de la malédiction en exultation ». Je vois aussi ce qu’il entend quand il dit, après Rosenzweig, qu’il y a une supériorité du texte juif sur tous les autres textes et que cette supériorité tient au fait qu’il n’est pas affecté par l’Histoire, qu’il n’est pas entamé par elle, qu’ « aucune péripétie intellectuelle dans le siècle n’affecte le rapport du juif à la révélation ». La position de Benny, là, est un peu l’équivalent, mutatis mutandis, de celle de Platon excluant les poètes de la Cité qu’ils produisent un texte faible, de moindre dignité, et dont le seul effet est d’affadir, refroidir, la brûlure de la vérité. D’accord, dit Platon, pour faire un peu de poésie. D’accord pour s’amuser avec les murs de la caverne. D’accord, même, pour s’attarder un peu sur les tous premiers degrés de l’échelle de la connaissance. Mais pas plus qu’un peu, surtout pas plus, et recours urgent à la philosophia perennis dès que commencent les affaires sérieuses ou que l’on veut, en tout cas, qu’elles commencent. Eh bien c’est, un peu, ce que dit Benny. Il sait que Husserl existe. Et Descartes. Et Hegel. Il sait ce qu’il doit à Sartre – y compris, d’ailleurs, dans l’opération de son retour au judaïsme. Et il y a un Benny, en tout cas un certain Benny, qui ne crachait pas sur les monuments de la littérature mondiale (même s’il avait la coquetterie de faire comme si, depuis le point où il se trouvait, tout cela ne comptait plus guère, devenait terriblement frivole et retardait son intelligence du monde et de l’Histoire). Non seulement ce Benny-là sait que tout cela existe, non seulement il ne crache pas dessus, mais il ne renie pas, je crois, les joies qu’il a pu trouver à la lecture de ces textes et ne néglige pas non plus, quoi qu’il en dise, de montrer qu’il les connaît et de donner, c’est un exemple, le plus éblouissant des cours sur le Phèdre de Platon. Simplement, il dit qu’ils sont moins grands que d’autres. Il dit qu’entre eux et la Torah ou le Talmud, il n’y a juste pas photo. Il dit : quel bonheur d’accord, mais aussi quel temps perdu, de lire Paul Bourget, Marcel Schwob ou même Marcel Proust quand on a sous la main cette merveille de densité, de puissance, d’intelligence du monde et des êtres, qu’est la lettre juive. Une sorte de platonisme juif. Une doctrine qui pose juste cette question : est-ce qu’il est vraiment raisonnable de s’embêter avec la littérature quand on sait, premièrement, que l’on vit dans un monde dont les poutres sont les lettres et, deuxièmement, que l’on a la chance de disposer du chiffre de ces lettres. Là encore, ce n’est pas mon point de vue. Mais cela me reste intelligible. Je comprends que l’on raisonne ainsi. Je suis assez juif pour entendre cette idée d’un livre, le Livre, où s’est déposée une Voix et qui, non seulement précède les autres livres, mais les embrasse et les englobe.

A propos de Proust, je vais faire un rapprochement qui va peut-être vous surprendre comme il surprenait Benny chaque fois que je le faisais devant lui – mais, plus j’y pense, plus je le prends au sérieux et y crois. Benny, quand il parle comme cela, quand il dit que le juif n’a pas été créé pour faire de la littérature mais pour étudier, quand il dit que la littérature n’est rien de plus qu’une vague propédeutique dont le seul vague mérite est, à condition qu’on ne s’y attarde pas trop longtemps, de nous préparer à la vision de l’Unique, Benny, dans ces moments, parle certes comme Platon. Mais il parle aussi comme Proust parlait de Swann ou, plus exactement, comme la princesse de Guermantes, citée par la duchesse de Montmorency, et disant de Swann que son dreyfusisme l’a détourné de sa vraie vocation qui était de voir et d’entendre, dans la musique de Vinteuil, ou la peinture de Vermeer, ce que d’autres yeux et oreilles sont incapables d’y percevoir. Swann est dreyfusard. Il l’est non moins que son créateur. Il le devient, plus exactement, à la fin de la Recherche, c’est-à-dire, en fait, à la veille de sa mort et c’est même là, comme vous savez, que son destin prend une dimension véritablement tragique. Sauf que Swann, selon la princesse de Guermantes, a une autre vocation. Ce Swann dont le nom signifie à la fois le Cygne, le Signe et le Sinaï a mieux à faire que de s’occuper de Dreyfus. Et, à trop s’occuper de Dreyfus, il devient comme une licorne aveugle – aveuglé par la prolifération de discours ou de slogans inutiles, encombré de considérations qui n’ont pas besoin de lui pour s’exprimer puisqu’elles ont Sidonie Verdurin ou le pauvre Saniette. Eh bien Benny, c’est pareil. La comparaison fonctionne à fronts renversés puisque c’est quand il devient juif que Swann, selon Proust, devient aveugle, alors que c’est quand il ne l’est pas encore que l’apprenti juif se condamne, selon Benny, à ne rien comprendre au chiffre du monde. Le judaïsme, si vous préférez, est, chez Benny, ce que la littérature, le goût de Vermeer ou de Vinteuil sont chez le Swann de la Recherche ou, plus exactement, selon le narrateur. Mais, à cette réserve – de taille – près, la comparaison fonctionne. A cette réserve – de taille – près, le paradigme est à peu près le même. A cette réserve – de taille – près, vous avez le même dispositif qui élit un discours maître et désigne, face à lui, un discours de distraction ou de divertissement. Cela aussi, je peux l’entendre. Quel que soit mon « dreyfusisme » personnel, quelques goût et pratique que j’aie, dans ma propre vie, de cette version moderne du dreyfusisme que l’on appelle l’» engagement », je peux admettre (et je l’ai souvent dit) qu’un homme qui a des yeux et des oreilles pour voir et entendre chez Vermeer, chez Vinteuil ou chez quiconque leur ressemble, ce que le commun des mortels n’y perçoit pas, perd son précieux temps à répéter, en à peine mieux, ce que sont capables de dire la plupart de ses contemporains. Et, quelque goût que j’aie de la littérature, quelque passion que puisse encore m’inspirer un roman de Flaubert ou Faulkner, quelque usage que j’en aie, ici et maintenant, dans ma vie et mes passions d’homme, je peux comprendre qu’un homme – Benny – puisse penser, lui, à un moment donné de sa vie : « ça va comme ça ; il y a des foules de gens capables de lire Flaubert ; il y a encore plus foule pour découvrir l’amour, ou la mort, ou la joie, quand ils les ont vus décrits dans un beau roman ; mais lire Rachi, recevoir le choc de la Voix, se tenir au lieu vide de la parole donnée, percer le mystère des deux pactes, bref vivre le Talmud, cela est donné à peu, très peu – et je veux bien être au nombre de ces très peu ; tant pis, ou tant mieux, pour moi ; c’est ainsi. »

Voilà le « noyau rationnel » de la phrase Benny ; voilà dans quelle mesure, et jusqu’où, je me sens capable, sinon de le suivre, du moins de l’entendre ; et voilà la première série de choses que j’avais envie de vous dire – et, à travers vous, là où il se trouve, s’il s’y trouve, de lui dire.

Seulement voilà. Si je suis Benny jusqu’ici, je ne peux pas le suivre au-delà. Et cette phrase, je ne pouvais pas y adhérer lui vivant – et ne peux, hélas, toujours pas y adhérer, lui mort. Je vais essayer de vous dire pourquoi. Je vais essayer de vous dire ce qui, dans cette phrase, m’embarrasse et, parfois, me terrifie.

D’abord, j’ai trop bien connu Benny, et j’ai trop connu l’ancien Pierre Victor, pour ne pas entendre dans cette phrase l’écho, savant certes, pieux bien sûr, mais l’écho quand même, d’une rage très ancienne que je n’avais pas acceptée dans sa première formulation et que je ne peux pas accepter davantage dans cette version ultime. Car, au fond… Cette idée que la littérature ne vaut pas une heure de peine, cette idée que la fréquentation des grands massifs de la culture universelle est une perte de temps, est-ce qu’elle est si loin de ce que le très jeune Pierre Victor, à l’époque chef de la Gauche prolétarienne, disait des livres qui l’avaient nourri ? En ce temps-là, ce n’était pas l’étude qu’il opposait à la littérature, c’était la révolution. Et le théorème était que si l’on voulait vraiment faire la révolution, si l’on voulait casser en deux l’histoire du monde et changer l’homme en ce qu’il avait de plus profond, alors il fallait se débarrasser de ces blocs de mémoire pétrifiée, de ces paquets de misère coagulée, de ces fruits amers de la détresse des hommes, qu’étaient les livres. Et le premier Benny, le Benny qui s’appelait encore Pierre Victor, de rejoindre, soit le Freud parlant des livres, dans Malaise dans la civilisation, comme les propres « fils du malheur », soit ces premiers jeunes gens en colère que furent, trente ans plus tôt, les Nizan, les Politzer et autres pourfendeurs des « chiens de garde »… Le ton, j’y insiste, n’est pas le même. Ni le choix des mots. Ni le contexte. Ni, surtout, le référent suprême. Mais qu’il y ait l’écho de ça dans la formule qui nous occupe ce soir, qu’il y ait le souffle, le dernier souffle, de cette jeunesse orageuse et démente dans cette idée que les juifs ne seraient pas nés pour faire de la littérature mais pour étudier, comment le nier ? Il y a un texte de Benny où il oppose son rapport à la langue française au rapport de Levinas, et à la même langue française, et aux autres langues européennes. « Ce qui est extraordinaire chez Levinas, dit en substance ce texte, c’est son côté auberge espagnole. C’est le côté asile universel de son cerveau. Il parlait un nombre incroyable de langues. Il pratiquait, non sans talent, toutes les littératures que ces langues avaient produites. Alors que moi… J’ai déjà tellement de mal, moi, avec le français… J’ai eu tellement de mal, et à le faire mien, et ensuite à le briser… Alors, de là à me perdre dans toutes ces satanées littératures… De là à perdre mon temps dans cet inconsistant entrelacs… » Benny feint, bien sûr, dans ce texte, d’» envier » Levinas. Il fait comme si c’était un handicap, un pauvre et misérable handicap, de n’avoir pas le cerveau fait comme l’auberge espagnole lévinassienne. Mais la vérité c’est que Benny le lettré et même l’ultra-lettré, le Benny qui en savait, sur ce chapitre de la littérature, probablement autant que Levinas, Benny le normalien pétri, comme on disait, d’humanités, savait très bien ce qu’il faisait. La vraie de vraie vérité c’est qu’une part de lui ne s’était, réellement, consciemment, jamais réconciliée avec cette affaire littérature et était restée fidèle, jusqu’au bout, à cette jeunesse de feu et de révolte où le premier acte d’ascèse requis du révolutionnaire consistait à « abolir » en soi la « position du savant ». Un Benny en colère. Un Benny, encore une fois, très Paul Nizan. Un Benny dont l’Aden Arabie aurait successivement été le maoïsme, la Yeshiva de Strasbourg, puis la montée à Jérusalem. Je sais que je suis au bord, là, du fameux « de Mao à Moïse » et que Benny détestait ça. Mais je sais aussi que la vie de Benny, comme toute vie, a sa part de rupture, de déchirure, de tournement, mais qu’elle a, aussi, sa part d’esprit de suite. Et je vois là, pardonnez-moi, un exemple de cet esprit de suite.

La deuxième chose que j’entends dans cette sentence – « les juifs ne sont pas nés pour faire de la littérature mais pour étudier » – c’est l’écho de quelqu’un qui a été, pour le coup, extraordinairement proche de Benny, avec qui il a mené une aventure de parole et de pensée tout à fait extraordinaire et dont je ne peux pas ne pas songer qu’il a aussi été le contemporain du même Paul Nizan : je veux parler, vous l’avez deviné, de Sartre et du point de vue qu’il a soutenu, quant à la littérature, dans la dernière partie de sa vie. Je résume. L’aventure de parole et de pensée, c’est celle des derniers mois, ou même des dernières années, de la vie de Sartre : cette période dont Le Nouvel Observateur donna les « minutes » le jour où, sous le titre L’Espoir maintenant, il publia, plusieurs semaines de suite, les conversations de Sartre et de Benny. La contemporanéité avec Nizan, c’est celle dont rend compte la célèbre préface à, justement, Aden Arabie où l’on voit la fascination du survivant pour la radicalité, la colère, le refus du compromis et le refus, en particulier, du compromis avec cette vie au rabais qu’est la littérature, de celui qui restera, à jamais, son double foudroyé. Et le point de vue c’est, bien avant Benny, mais bien après que ses deux anciens camarades Nizan et Politzer se sont éteints, celui qui s’inscrit dans un livre – Les Mots – que tout le monde s’obstine, depuis un demi-siècle, à voir comme un hommage à la littérature, une déclaration d’amour aux mots, le geste d’un homme qui se résout, au soir de sa vie, à confier son âme, non pas exactement à Dieu, mais à ce Dieu moderne que sont les mots en général et ceux, en particulier, de l’autobiographie, alors que c’est exactement le contraire : toute la thèse de l’ouvrage n’est-elle pas que la littérature est une névrose ? une maladie dont il faut guérir ? une gangrène dont il faut s’opérer ? une absurde et vilaine habitude à laquelle il faut, de toute urgence, dire adieu ? Le XXe siècle a été hanté par cette histoire d’adieu à la littérature. Il y a eu des adieux aux armes, au XXe siècle. Mais il y a aussi eu des adieux aux mots. Et celui-là, l’adieu sartrien, est probablement le plus éclatant, le plus définitif, le plus sans retour de tous – même si, dans le secret, Sartre a continué sans trop le dire, ou en le disant de temps en temps, à travailler à son Flaubert… Vous connaissez l’histoire du Nobel refusé de Sartre. Il y a une quantité astronomique de textes qui tentent, depuis des décennies, de percer les raisons de ce refus. L’a-t-il refusé, comme il l’a dit lui-même dans un de ces propos un peu idiots dont il avait parfois le secret, pour se débarrasser des casse- pieds ? Parce que le prix Nobel était un prix « impérialiste » ? Parce qu’il détestait les honneurs et qu’il ne voulait être académisé d’aucune manière ? Sûrement un peu de tout cela. Mais il y avait, à ce refus, une raison plus essentielle. Le Nobel de littérature a été donné au compagnon de pensée de Benny Lévy, au condisciple de Nizan et Politzer, à l’homme qui s’en est toujours voulu d’avoir laissé aux seconds la palme de la colère et qui s’est rattrapé avec le premier, trente ans plus tard – et il lui a été donné à la suite de la publication d’un livre qui s’appelle Les Mots et qui est le livre même où s’annonce ce « rattrapage ». Il eût été absurde d’accepter, pour une déclaration de guerre à la littérature, un prix Nobel de littérature. Il eût été idiot de transformer ce livre, pour lequel on lui donnait le Nobel, en un hommage aux mots alors qu’il s’agissait, pour lui, l’auteur, de leur condamnation définitive. Bref, Sartre était un intellectuel admirable. Mais c’était aussi – osons le mot – cette manière de « terroriste » qui a toujours pensé, même dans sa toute première jeunesse, qu’il y a, dans le fait de se vouer au culte de la littérature, quelque chose de l’idéal sacerdotal et de la haine de la vie vilipendés par Nietzsche. Et, dans la position de Benny, dans la sentence « les juifs ne sont pas venus, etc. » je ne peux pas ne pas entendre l’écho de ce geste sartrien qui est, pour moi, le pire geste du sartrisme – je ne peux pas ne pas y retrouver un peu de la voix du vrai Sartre terroriste, bien plus terroriste que celui qui, dans un moment d’égarement, fera l’éloge de la Bande à Baader. Et c’est une autre raison, pour moi, de m’en méfier.

Puisque j’évoque le nom de Sartre, il y a évidemment un troisième écho qui me vient, en répercussion des deux premiers. Les jeunes gens en colère, donc, dont Benny était le chef à la fin des années 60… Leurs ancêtres des années 30 et ce presque vieux monsieur qu’est Sartre et qui tente, sur le tard, de retrouver le sens d’une colère à laquelle il n’a pas su s’ajuster en son temps… Mais il y a un troisième écho, familier pour le coup, et à Benny et, surtout, à Sartre puisque celui-ci en a fait un livre. C’est l’écho d’un poète, d’un immense poète, qui a fait doctrine et religion du fait que la littérature ou ce qui, tout au moins, porte habituellement ce nom est quelque chose dont il faut se débarrasser et que la meilleure façon de s’en débarrasser est de produire un autre livre, un maître livre, un livre unique, le Livre, dont l’éclat fera pâlir celui de tous les livres existants et au culte duquel il convient de se vouer corps et âme. Ce poète c’est Mallarmé. Ce Livre, inachevé, indéfiniment programmé, resté à l’état d’ébauche et de projet, c’est le fameux Livre total autour duquel il tourna toute sa vie, auquel le monde même était censé aboutir et qui était censé, à la fois, produire et porter le secret de ce monde. Et le dispositif, qu’on le veuille ou non, est bien celui-ci : tous les livres du monde contraints de s’effacer et s’effaçant effectivement devant ce Livre sacré, presque saint, ce Livre sans auteur mais surtout sans prix, ce Livre en 24 volumes, presque autant que le Talmud, un peu plus que le commentaire de Rachi, où était censé tenir tout l’or du temps et le sel de la terre. Le point de vue est différent de celui, tant de Sartre que des jeunes gens en colère des années 30. Il disqualifie la littérature, cette fois, au nom d’une haute, très haute idée de la Lettre. Alors que Sartre, par exemple, restait prisonnier d’une conception classique du poème, alors qu’il restait, sur ce point comme sur d’autres, un aristotélicien tenant pour une définition purement formelle de l’œuvre d’art en général et, en particulier, du poème, Mallarmé, lui, en reconnaît la visée spéculative. Il pose qu’il est un lieu de pensée et, même, le lieu de la pensée par excellence. Mais le résultat est le même. Mallarmé c’est l’écrivain qui dit : « les hommes ne sont pas nés pour faire de la littérature, ils sont nés pour que l’un d’entre eux, moi, Stéphane Mallarmé, écrive le Livre absolu et qu’autour de ce Livre, tous, commun des mortels, menu fretin d’humanité, viennent et se pressent pour communier. » Mallarmé commenté par Sartre, lequel a été l’interlocuteur de Benny qui ne peut pas ne pas avoir tout cela en tête à l’instant où il prononce cette phrase, est ce prêtre qui, un peu à la façon de l’empereur chinois dont Borges raconte que, dans le même geste, il brûle la bibliothèque de l’Empire et édifie la Muraille de Chine, Mallarmé, donc, est ce prêcheur qui prononce un ordre d’autodafé moral, imaginaire sans doute, mais également symbolique et, en tout cas, radical. Mallarmé est ce brûleur de livres fastueux, un peu fou, qui sacrifie toute la littérature existante, tout son vain vacarme et babil, sur l’autel du Livre invisible, sans doute impossible, mais dont le rêve occupe sa vie à partir de la mort d’Anatole, son fils, jusqu’à sa propre mort, étouffé par un mouvement de glotte. Alors, à partir de là, que voulez-vous que je vous dise ? Dans cette opposition de l’étude et la littérature, bien sûr qu’il y a l’hommage aux maîtres. Bien sûr, Haïm de Volozine. Bien sûr, le Gaon de Vilna. Bien sûr, le Midrash. Bien sûr… Bien sûr… Mais, dans la bouche ou sous la plume d’un intellectuel de langue française, fabriqué à cette école-là, celle de Sartre commentant Mallarmé, la formule consonne forcément avec cette idée mallarméenne et, donc, avec cette manière d’idolâtrie du Livre. Je vous disais tout à l’heure que ce n’était pas sans crainte que je me risquais à répondre, par- delà la mort, à Benny. Eh bien voilà. Je viens de dire idolâtrie. Je viens de prononcer ce mot qui l’aurait, je le sais, fait bondir et qui me fait, moi-même, un peu peur. Mais c’est ainsi. Je pense, très profondément, cela. Je crois qu’il y a toujours et incontestablement cette tentation idolâtre derrière l’idée d’une infinité de livres à la fois présents, solubles et dissous dans le Livre.

Je sais (faut-il le répéter ?) que ceci n’est pas comparable à cela. Je sais (faut- il le préciser ?) que ce qui caractérise le Livre auquel pensait Benny Lévy c’est précisément qu’il ne peut, en principe, pas être objet d’idolâtrie. Je sais (pour être précis) que la vraie grandeur du Talmud tient au fait qu’il est insoluble dans la logique borgésienne de la muraille (qu’elle soit chinoise ou juive) puisqu’il a, lui, non pas des murs mais des haies, l’hébreu dit des « seyag » – ce qui signifie, à la fois, des haies et des passerelles, autrement dit des haies ouvertes sur le monde, des haies qui communiquent avec la parole des maîtres et celle du monde, des haies tantôt se fermant, tantôt glissant sur elles-mêmes, mais jamais ne se clôturant de manière définitive comme autour d’un objet sacré. Qu’est-ce que l’idolâtrie ? La fermeture du texte. Sa clôture. La substitution, définitive, de la muraille chinoise au seyag juif. L’assignation des mots à un sens simple, décidé une fois pour toutes, et dont tels ou tels auraient le secret. Or cette assignation est impossible dans le Talmud. Elle est impensable. La lettre talmudique est, par définition, une lettre ouverte. Par définition, elle est une lettre jamais en repos. J’appelle Talmud, Benny appelle Talmud, tous les juifs, depuis que la Parole s’est tue, puis déposée entre les blancs de la Lettre afin d’y être déchiffrée et interprétée, appellent Talmud cette Lettre intranquille, jamais fixée, qui ressemble, disait Levinas, aux ailes repliées de l’esprit et qui est donc, non seulement l’exact contraire, mais l’exact antidote de cette fixité du sens qui est le commencement de l’idolâtrie. Bref je sais qu’il y a, dans le choix de l’Etude, dans le parti pris de la préférer à toutes les littératures, je sais qu’il y a dans le concept même d’interprétation infinie qui est le concept du Midrash quelque chose qui est comme un vaccin contre la vérité sûre d’elle-même, donc contre le fanatisme, donc contre l’idolâtrie. N’empêche. Il y a, dans la tradition juive, des exemples de relation à la lettre qui, malgré ces garde-fous, malgré ces empêcheurs d’idolâtrer en rond qui sont les maîtres du Talmud, nous ont fait frôler l’idolâtrie. Sans aller jusqu’aux cas extrêmes, sans aller jusqu’aux grands délires sabbatéens et frankistes, je songe à Rabbi Nachman de Breslav et à son Livre Brûlé commenté par Marc-Alain Ouaknin. Vous connaissez sa théorie des trois étagères. Vous connaissez l’histoire des étagères deux et trois, chargées de livres dont on souligne le caractère ésotérique (en hébreu « Nistar » ou « Razin ») voire complètement ésotérique (Nistar Dénistar ou Razin Dérazin) et qui, pour cela même, sont devenus invisibles. Vous savez que les étagères deux et trois sont, du coup, des étagères vides, complètement vides, puisque les livres qui s’y trouvent sont des livres cachés, ou brûlés – ou non, même pas, des non- livres plutôt, des presque-livres, des livres tellement sacralisés qu’ils se sont effacés, des livres blancs, des livres transparents, des livres qu’il a mieux valu brûler tant le secret qu’ils recelaient était brûlant ou tant le risque était grand de les voir galvauder, ou salir, le nom du Saint-béni-soit-il. On dira ce qu’on voudra. Mais, d’abord, ce livre absent, donné dans sa forme brûlée ou invisible, ressemble quand même, à s’y méprendre, à celui de Mallarmé. Et, ensuite, il y a là, dans cette armature mystique, une définition de la lettre qui, pour reprendre une distinction chère à Levinas, renvoie davantage au sacré qu’au saint et n’est, qu’on le veuille ou non, pas la meilleure manière de résister à la tentation du mystère et de l’idole. Je ne dis pas que Benny ait cédé à cela. Aucun questionnement n’était plus ouvert, aucun n’était plus inlassable, intraitable et inlassable, que son questionnement sur les textes juifs. Mais je dis juste que, dans cette idée d’une disparition locutoire de la littérature au bénéfice du seul objet de l’étude, il y a ce danger-là. Et c’est la dernière raison qui fait que je me méfie de cette position : je m’en méfiais du vivant de Benny ; je m’en méfie d’autant plus, maintenant qu’il n’est plus là – pour la porter, l’incarner et la garder de ces possibles effets pervers dans le piège de quoi il ne serait, lui, certainement jamais tombé.

Bon. Je résume. D’un côté, cette formule est – légitimement – dirigée contre le judaïsme paresseux, minimal, etc., dans lequel se complaisent trop de juifs et qui est un judaïsme de pure proclamation. De l’autre, elle implique – forcément – les fâcheuses et terribles tentations que je viens de dire. Alors, si ceci et cela est vrai, si les deux thèses et conclusions sont valides à leur manière et à la fois, qu’est-ce que j’en conclus ? Eh bien j’en conclus qu’il faut laisser le débat ouvert. J’en conclus qu’il faut, entre littérature et étude, ne surtout jamais choisir. Et cela, derechef, pour plusieurs sortes de raisons.

La première c’est que l’on n’est pas obligé de choisir et que l’on peut très bien être juif, vraiment juif, fidèle à la Torah et à ses enseignements, sans tourner pour autant le dos aux littératures nationales et à leurs voix. Le grand exemple, celui qui, en tout cas, aurait pu ébranler Benny puisque c’est sous son signe que nous nous sommes retrouvés, c’est, évidemment, celui de Levinas. Toute la pensée de Levinas est, précisément, que la littérature et l’étude, non contentes d’être compatibles, doivent se nourrir l’une de l’autre. Tout le sens de l’aventure de Levinas, de son aventure intellectuelle s’entend, est, vous le savez comme moi, et Benny le savait encore mille fois mieux que vous et moi, la légitime, nécessaire, passionnante et surtout féconde traduction de l’hébreu dans le grec et, réciproquement, du grec dans l’hébreu – tout son propos fut, toute sa vie, premièrement de faire entendre dans la langue du logos des vibrations qui y étaient, en principe, inconcevables et qu’on n’y avait, de fait, jamais conçues ni entendues et, deuxièmement, de faire entrer dans la langue des noms hébreux des formes de rationalité, des types de conceptualité, des catégories de l’entendement qu’elle n’avait jamais produites et qui lui étaient tout aussi étrangères. Ce sont les deux visages de l’œuvre lévinassienne. Ce sont ses deux versants, ésotérique et exotérique. C’est son côté Heidegger et Husserl d’un côté et ce sont, de l’autre, ses lectures talmudiques et commentaires midrachiques. Les juifs sont nés, pensait et disait Levinas, pour faire en sorte que la littérature et l’étude se parlent et s’enrichissent. Ils sont le lieu même, le théâtre incarné et vivant, où les deux langues (pas les mille, non, pas la russe, puis l’allemande, puis la française, et ainsi de suite, mais les deux, juste les deux, la langue de la littérature et la langue de l’étude, la langue du logos et celle de la Loi) sont destinées à se parler, se traduire l’une dans l’autre, se trahir l’une par l’autre, se corrompre. Et encore ! Il faudrait encore affiner ! Car il ne faudrait pas beaucoup pousser Levinas pour lui faire dire (il le dit d’ailleurs, en propres termes, à la toute première page d’A l’heure des nations) que cela est vrai, aussi, et à la limite, des autres langues, de toutes les autres, ces soixante-dix langues, mais oui, soixante-dix, dont la tradition talmudique dit qu’il faut avoir la maîtrise pour pouvoir siéger au Sanhédrin et auxquelles Levinas songe, j’imagine, quand il évoque son affaire d’auberge espagnole ! Telle est la thèse, donc, de Levinas. Mais telle est aussi la thèse, bien avant Levinas, de beaucoup d’autres, au moins aussi éminents que lui. L’interlocution entre la littérature et l’étude, entre la philosophie et le Talmud, entre la vérité déduite et la vérité révélée, c’est le propos de Maimonide, alias le nouveau Moïse, dont on ne peut pas dire qu’il soit le prototype du judaïsme paresseux, minimal, timide, adepte de l’universel facile. Les Lumières juives, la Haskala, Moses Mendelssohn, ce sont des intellectuels de langue allemande qui dialoguent avec les wolfiens, qui théorisent sur Leibniz, qui dissertent sur Malebranche ou Descartes, mais ce sont aussi des gens qui, contre une tendance qui commence à devenir dominante, ou qui commence en tout cas à menacer de le devenir, contre le courant qui consiste à dire « cette foutue Loi orale, ces discussions de rabbins, ces vieilleries invraisemblables et extravagantes, ça va comme ça, faut revenir à l’essentiel, à la racine, au tronc, faut revenir, et se tenir, à la Torah écrite », les Lumières juives, dis-je, ce sont des gens qui, contre cette nouvelle version d’une très ancienne hérésie juive, née huit ou neuf siècles plus tôt, qui s’appelle le karaïsme et dont l’article de foi principal est que le Talmud n’est pas si essentiel que ça au judaïsme, que le judaïsme peut s’en passer, qu’il faut même qu’il s’en passe pour en revenir à sa vraie substance, lancent un vrai mouvement de retour vers le Talmud – Moses Mendelssohn, par exemple, rédige peut-être des critiques des poèmes de Frédéric II mais il est aussi celui qui, contre ce néokaraïsme à prétention orthodoxe, hurle : « on ne touche pas au Talmud ! ce qui fait le juif, ce qui le distingue du catholique, c’est précisément le Talmud ! si on ne s’arc-boute pas au Talmud c’est alors qu’on perd le contact avec l’essentiel. » Je pourrais vous donner d’autres exemples. Beaucoup d’autres. Tous vous diraient que ce sont souvent des gens en phase avec la pensée de leur temps qui ont opposé la résistance la plus vive aux tentations hérétiques du judaïsme. Tous vous confirmeraient, non seulement que les deux doivent se parler et que les juifs sont nés pour que les deux – la littérature et l’étude – se parlent, mais que c’est quand elles se parlent qu’elles sont au meilleur d’elles-mêmes et que le judaïsme, en particulier, est le mieux armé contre ce qui prétend l’effacer.

La deuxième (là, je vais parler pour moi et, peut-être, pour moi seul – mais vous me direz, n’est-ce pas ? vous me direz à quel point ce que je vais vous dire vous semble ou non généralisable ?), la deuxième raison c’est que j’ai fini par m’apercevoir que ce qui, pour ce que j’en sais, pour ce que je suis capable d’en lire, m’a toujours le plus fasciné dans le texte biblique et talmudique c’est ce qui, précisément, le fait ressembler au texte littéraire. L’art de la controverse… L’affrontement des points de vue… Ces querelles, ce pilpoul, entre les Maîtres… Ces disputes entre eux, les Maîtres et le Très-Haut… Ou entre les Maîtres vivants et les Maîtres morts… Cette dramaturgie incroyable, ce dialogue incessant, souvent âpre, parfois violent, entre Shammaï et Hillel ; Eliezer et Yehoshua ; Rabbi Nehorai, Rabbi Nathan et Rabbi Meir ; Rabbi Johanan et Rabbi Eliezer ben Pedat ; Abahu et Hiya bar Abba ; Talmid-Hakh et Abahu de Césarée ; Rabbi Avdimi deman Haïfa et Yehoshua ben Levi… Cette intrigue entre le maître (Rabbi Myasa) et le disciple (Nahum Ha-Lavlar)… L’ancien (Ben Zomma) et le cadet (Elazar ben Azaria)… Le père (Rabbi Yossé) et le fils (Rabbi Yichmaël)… Ce faufilage d’une parole qui part de l’un (Chmouel) et se poursuit, en son nom, dans la bouche de l’autre (Rav Yehouda)… Cette élaboration de la loi au terme de discussions épuisantes, presque de tournois… Cet adage selon lequel la jalousie entre les scribes multiplie la science… C’est peut-être de la science. C’est peut-être ce qui fait que l’on appelle l’Etude une « Science du judaïsme ». Mais c’est, surtout, le Talmud même. C’est, vraiment, ce qui distingue le Talmud de toute espèce d’autre texte de type religieux ou parareligieux. C’est même, disait Levinas, ce qui le sépare, par exemple, d’un dispositif comme celui du Zohar. Qu’est-ce qui distingue le Zohar du Talmud, demande Levinas dans une des Secondes lectures talmudiques ? C’est que, dans le Zohar, la dispute, l’affrontement des perspectives contradictoires, la mésentente, l’aporie, sont l’objet d’une réprobation silencieuse – ils sont, dit exactement le Zohar, le fait de « l’homme colérique et médisant ». Alors que le Talmud… Le Talmud, c’est ce goût de la controverse. Le Talmud c’est cette multiplication presque infinie des points de vue, ce déploiement de visions du monde antagoniques, ces jeux de mots, cette dissémination sans trêve, ce récit incessant, unique dans l’histoire du monde et, encore une fois, dans l’histoire des grands récits « spirituels », d’un Sens indéfiniment cerné mais jamais complètement fixé. Le Talmud c’est la confrontation des voix des tanaïm, des amoraïm et des gaonim et c’est donc, selon Rav Yehiel Epstein, ce talmudiste de la fin du XIXe siècle qui nous a laissé une admirable introduction à Arouk Hachoulhan, une lettre qui a la structure d’une symphonie, d’une polyphonie, d’une harmonie (il dit exactement : si tous les « points de vue » expriment « les paroles du Dieu vivant », si, à eux tous, ils « constituent la splendeur de notre sainte Torah » c’est parce qu’ils ont la forme d’un « chant », vraiment d’un « chant », dont la « beauté » vient de la « présence de voix différentes les unes des autres »). Il n’y a pas d’autre cas, voilà le vrai, d’une « religion » qui nous dise que la Vérité, oui, oui, la Vérité, et même la vérité révélée, ne se révèle que dans la controverse. Il n’y a pas d’autre cas d’un discours de cette nature, c’est- à-dire d’un discours « parfait », car « infini », dont on nous dise très clairement (par exemple le Maharal de Prague, au début du Puits de l’Exil) que la perfection est tributaire du fait a) que « les Sages » ont « différentes manières de penser » et b) que « chaque chose a nécessairement plusieurs aspects ». Or, osons le dire. Ces « différentes manières de penser », cette vérité « en plusieurs aspects », cette articulation des points de vue en un « chant », un concert de « voix » en symphonie, c’est aussi la définition du roman selon ses meilleurs théoriciens et praticiens. C’est le propre de ce genre dont quelqu’un comme Kundera a admirablement montré que toute l’originalité est de ne jamais tenir de discours qui ne soit hypothétique, incertain, remis en doute et en mouvement au moment même où il est proféré par tel ou tel personnage. C’est toute la théorie de « l’éclairage des personnages » telle qu’elle ressort, par exemple, de La Plaisanterie et de son intrigue racontée par quatre personnages – Ludvikl, Jaroslav, Helena et Kotska. C’est, rapportée par Kundera toujours, la « vieille sagesse de Cervantès », son « insaisissable vérité », la « complexité » de cette vérité, son caractère nécessairement « ambigu et relatif », son articulation en « mouvements », en « mesures » plus ou moins longues, son côté « sonate » à la façon de Beethoven ou de Chopin, son côté « chant » – les mots même de la Science du judaïsme ! Et puisque nous portons le deuil d’un de ces Savants, le rabbin Gabriel Holtzberg, assassiné, la semaine dernière, dans l’attentat de Bombay, comment ne pas évoquer la figure d’Abraham Heschel, son maître – ce théologien d’inspiration hassidique, mort au début des années 1970, qui est considéré, aux Etats-Unis, comme l’un des maîtres du XXe siècle juif et dont je viens de découvrir, dans l’éblouissement, la biographie de Maimonide ainsi qu’une série de textes sur Yohanan ben Zakkaï, Isaac Abranavel, ou les Zélotes anti-romains des premiers siècles ? Ce disciple du Baal Chem Tov, formé, par ailleurs, à l’université de Berlin à la fin des années 20, familier donc de toutes les grandes figures de la Wissenschaft des Judentums, puis engagé, dans les années 60, aux USA, dans la bataille pour les droits civiques, il faut, si ce n’est pas déjà le cas, que vous vous précipitiez sur ceux de ses textes qui sont disponibles en français : ses aphorismes, métaphores, son goût des assonances, son phrasé, ses rythmes, tout cela est d’un très grand écrivain et d’un écrivain « kundérien » ! Syllogisme : a) le judaïsme c’est le Talmud ; b) la structure textuelle du Talmud est la même que celle de la littérature ; donc c) ce qui fait que je suis juif, c’est ce qui, dans le judaïsme, me rappelle la littérature et s’apparente à la littérature.

Inversement… Oui, l’inverse est également et absolument vrai. Et je dois dire – c’est la troisième raison pour laquelle je me refuse à choisir – que le juif en moi ne se passionne jamais tant pour la littérature que lorsqu’elle a recueilli, conservé, développé, quelque chose de cette mémoire talmudique. J’en ai souvent parlé avec Benny. Je lui en ai donné mille exemples. Je me contenterai, ici, de trois ou quatre évocations rapides. Artaud, bien sûr, avec son impossible théâtre, sa nostalgie de la langue sans trace, sa hantise de la répétition et du souffle. Le Claudel traducteur des Psaumes (à venir, chez Gallimard, une toute nouvelle édition établie par Renée Nantet et Jacques Petit) qui vit l’exercice de la traduction comme une reprise, une prière, un écho vivant et poignant, une incorporation de cette lettre que les prophètes, déjà, mangeaient – alors pourquoi pas lui ? Joyce qui, lorsqu’il fait de l’Odyssée d’Homère la source de son Ulysse, se garde bien de citer l’autre source, peut-être la plus importante, celle qui est à l’origine de son travail sur les mots, mieux : celle qui programme ce prodigieux travail de fission, fusion, scellement et descellement, concassage, dissolution, des signifiants qui seul doit lui permettre a) de se réveiller du cauchemar de l’Histoire et b) de créer sa langue nouvelle – Joyce, donc, qui se garde bien de nous dire qu’il fonctionne, là, comme les pilpoulistes du Talmud et qu’il tient d’eux, plus ou moins secrètement, son parti pris des lettres, c’est-à-dire, à la lettre, son art de faire parler le blanc des mots, de défaire leurs silences les plus obstinés et de les réagencer dans une musique inouïe ; Joyce dont vous connaissez la phrase magnifique, dans Ulysse, sur « les Tables de la Loi gravées dans la langue des hors-la-loi »… Proust, évidemment. Proust dont je n’ai pas besoin de vous rappeler que, quand il vient nous dire qu’il a conçu la Recherche – en hébreu, le Midrash, drsh, qui signifie, littéralement, « exiger » ou « rechercher » – selon un plan qui est celui d’une cathédrale, il prend soin de parler d’une cathédrale qui est elle-même une Bible (cf. sa traduction, à laquelle il consacra tant d’années, de la Bible d’Amiens de Ruskin ; cf. la définition de la cathédrale comme « visage du Livre avant le Livre »). Proust dont le Swann ne tombe amoureux d’Odette que parce qu’elle ressemble à la femme de Moïse, Zephora, telle que Botticelli l’a peinte dans la chapelle Sixtine. Proust dont la technique des paperoles oscille, de son propre aveu, entre la technique du couturier cousant une robe et la technique talmudique en ses glissements sémantiques incessants. Proust, enfin, dont Patrick Mimouni a montré comment le nom même de ses personnages, le nom de Swann par exemple, mobilise et, simultanément, démobilise tout un savoir des mots venu en droite ligne de la mémoire, en lui, de l’hébreu et de son annale infinie – et comment, d’une façon plus générale, c’est toute la Recherche qui, avec ses jeux d’homonymies, ses allégories, ses paraboles, ses jeux de mots et glissements sémantiques, pourrait presque se lire comme une paraphrase du Talmud. Et puis, plus compliqué, plus bizarre et, d’une certaine façon, scandaleux, le cas de Céline, oui, Louis- Ferdinand Céline, l’anti-Proust, l’écrivain français qui n’a jamais cessé, sa vie durant, de se mesurer à Proust, de batailler avec Proust, de penser qu’il n’avait qu’un adversaire sérieux et que c’était Proust – Céline qui, jusque dans ses pamphlets antisémites, puis jusqu’à Rigodon et à telle lettre à Roger Nimier citée par Zagdanski et qui se termine par « Bibliquement vôtre », tient à nous dire qu’il ne respecte au fond, et à part Proust, que la Bible et le Talmud ; que vivre, pour lui, ce n’est rien d’autre que réécrire, citer inlassablement, devenir une citation vivante de la Bible ; ou que, « après la Bible, Racine ou pas, Sophocle ou non, tout est guimauve ». Voilà. C’est ainsi. Séparer l’étude de la littérature, faire comme s’il s’agissait de deux continents étrangers, c’est ne rien comprendre à la première – mais c’est se priver, aussi, du goût, de la saveur, des profondeurs, de la seconde.

Et puis, enfin, j’ai évoqué à plusieurs reprises, et pour cause, le nom et le cas de Sartre. Or il y a le Sartre des Mots, le Sartre du « words, words, words » shakespearien, le Sartre qui, je l’ai assez dit, pense que les mots ne sont que des mots, autrement dit rien, presque rien, et rien, en particulier, face à l’intolérable spectacle d’un enfant qui meurt de faim. Mais il y a aussi un autre Sartre, un Sartre pour moi plus proche, plus familier et surtout, je le sais, plus familier, beaucoup plus familier, à mon cher Benny Lévy – il y a le Sartre qui, dans des textes antérieurs aux Mots, mais aussi, il faut bien le dire, dans certains passages des Mots qui sont comme des lapsus des Mots, dit quelque chose de plus intéressant et qui n’a pas pu ne pas ébranler Benny. C’est le Sartre dont Benny a souvent dit qu’il n’avait pas été pour rien dans son retour au judaïsme. C’est le Sartre, et qui lui rend son nom, et en compagnie de qui il découvre Levinas. Or il dit quoi, ce Sartre ? Il dit qu’il est juif. Enfin, quasi juif. Il dit qu’il se sent, qu’il s’est toujours senti, plus proche d’un juif que de tout autre Français. Et il dit que ce judaïsme selon l’esprit, ce judaïsme fantasmé et vertigineux, il a une source très précise : son rapport, justement, aux mots… « Ce qu’il y a de juif en moi », dit-il en substance, c’est sans doute des tas de choses. C’est le protestantisme de ma famille. C’est ma fascination d’athée pour ce lieu vide qu’est le temple juif. C’est cette méfiance juive pour le mystère, le ruissellement du petit sacré, etc., qui retrouve forcément mon athéisme. Mais c’est aussi, d’abord, principalement, ce rapport aux mots. C’est le fait qu’entre les mots et les choses, c’est toujours les mots que j’ai préférés, c’est parmi eux que j’ai été le plus à l’aise, c’est à travers eux que je me suis constitué et que je suis devenu sujet. Et ce qui, inversement, me sépare de l’autre France, la France noire, celle que j’ai décrite et dans les Réflexions sur la question juive mais aussi dans L’Enfance d’un chef, c’est ce culte qu’elle a des racines, des terroirs, voire des paysages, en un mot du mystère des choses – c’est ce paganisme larvé dont elle ne s’est, au fond, jamais guérie et contre quoi mon rapport aux mots, mon pari sur la lettre plutôt que sur l’être, m’ont en quelque sorte immunisé. Le judaïsme et les mots… Etre juif par la lettre… Le goût de la littérature comme propédeutique à un être-juif sauvage, mais un être-juif quand même, et un être-juif dont Benny n’a pas toujours médit et à l’endroit duquel j’estime que tous les juifs du monde sont en dette… C’est la preuve par Sartre, pour ainsi dire. Et c’est la dernière raison qui ne me fera, du point de vue juif, jamais renoncer tout à fait à mon amour de la littérature et des livres.

Choisir entre la littérature et l’étude ? Non, et non. Aucune raison. C’est le judaïsme agonisant que le goût de la littérature achève de tuer. C’est la pensée faible dans le judaïsme que la pratique des grands auteurs affaiblit, dévitalise encore davantage. Un judaïsme sûr de lui, une Etude sûre d’elle-même, une pratique de la Torah branchée sur ses sources et sur son souffle, n’ont rien à craindre, bien au contraire, du frottement avec les Savoirs profanes et donc, aussi, avec la littérature. Benny lui-même ne craignait rien. Il était fait de toutes les sortes de lettres – et, à l’évidence, ne craignait rien.


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