« Le problème c’est la tête. Il faut, au moment de l’explosion, qu’elle se détache bien, qu’elle reste intacte et qu’elle aille rouler au bon endroit, décidé à l’avance par le Chef. »

Srilaya a été l’une de ces volontaires de la mort, programmées par les indépendantistes tamouls, comme on programme un prototype ou une mécanique de haute précision. Elle a été l’une des ces torpilles vivantes, de ces kamikazes du macadam, qu’on bourre d’explosifs avant de les lâcher dans Colombo, mêlés aux passants, guettant leur cible : un policier, un soldat, une personnalité cinghalaise qu’ils vont accoster, puis ceinturer, avant de déclencher le système de mise à feu incorporé à leur veste-suicide.

Ils sont, ces « Tigres noirs », le cauchemar de la ville. Son obsession de chaque instant. Sa psychose. Qui est Tigre noir ? Qui ne l’est pas ? A quoi les reconnaît-on, ces forcenés ? Comment réagir si, d’aventure, le destin en met un sur votre chemin ? Se débattre ? Supplier ? Lui crier, tandis qu’il vous étreint, dans les quelques secondes qui vous restent à vivre avant l’explosion de la veste piégée, que vous êtes innocent, que vous voulez vivre ? Combien sont-ils, d’ailleurs ? Combien d’infiltrés, qui ont réussi à déjouer les systèmes de sécurité installés dans les gares, sur les grands axes, aux carrefours, à l’aéroport et qui sont prêts à payer de leur vie le rêve d’un Etat tamoul séparé, dans le nord de Sri Lanka ? « Hot line », le site web du LTTE, l’armée des Tigres, dit : plus de cent. Island et le Daily News, les journaux de Colombo qui, du reste, en parlent peu ou qui, lorsqu’ils le font, paraissent avec des colonnes entières, parfois des pages, couvertes par les énormes « Censored », en lettres capitales, imposés par l’état-major, la presse cinghalaise, donc, dit plutôt quelques dizaines. Je voulais en approcher un. Je voulais savoir à quoi pouvait bien ressembler un homme, ou une femme, qui a choisi de se tenir sous l’empire de la pure pulsion de mort. Voici, donc. Une repentie, certes. Vivant depuis plusieurs mois, traquée par ses anciens compagnons, dans la clandestinité d’un quartier populaire de Colombo. Mais venue de l’intérieur du mouvement. Et y ayant suffisamment séjourné pour pouvoir en raconter les règles et les rites.

Elle a trente ans. Elle est jolie. Elle a un physique d’intellectuelle sobre, un peu austère, zen. Elle parle posément. Dans un anglais parfait. D’une voix monocorde. D’une traite. Ne s’interrompant que lorsque approche de notre table le serveur du restaurant d’hôtel de la capitale où nous nous sommes fixé rendez-vous. Le prêtre catholique qui a organisé le contact assiste aux premières minutes de l’entretien puis, la sentant gênée, s’éclipse. Elle trouverait drôle que je donne son vrai nom mais me demande, à la réflexion, de ne pas le faire. Elle dit aussi qu’elle n’attend plus de la vie qu’un visa pour Londres ou Paris. Elle raconte.

« Tout a commencé il y a quatre ans. L’armée avait kidnappé mon père et on l’avait retrouvé mort. Un jour, des hommes sont arrivés, en camion, dans le village. Je connaissais l’un d’eux. C’était un ami de mon père et on s’était fréquentés dans l’enfance. Il m’a dit : tu veux venger ton père ? J’ai dit : oui. Il m’a demandé : tu es encore vierge ? J’ai dit : non. Il m’a encore répondu : c’est dommage, les vierges sont plus aptes, mais tant pis, fais quand même une demande écrite et mets-la dans la boîte à suggestions, la boîte jaune, de ton village. Trois mois plus tard, il est revenu. La demande est acceptée, il m’a dit. Le Chef Suprême, Velupillai Prabhakaran, t’a jugée digne de postuler. Et ils m’ont amenée dans un camp du Wanni, dans la jungle, près de Mallawi.

C’était le premier camp. L’Organisation ne pouvait pas savoir si on allait tenir le coup, si on n’allait pas changer d’avis, Et, donc, elle nous mettait dans un premier camp qui était un camp de mise à l’épreuve. On m’a donné des pantalons, des bottes, des chemises. On m’a coupé les cheveux. Chez nous, les femmes sri lankaises, on porte les cheveux très longs. Mais ça gêne si on doit se battre. Alors il y a un décret spécial du Chef Suprême qui dit qu’on a le droit de se les couper et je l’ai fait. Et puis on nous a fait de la formation politique : que les bouddhistes sont les ennemis de notre race depuis deux mille ans… que les Tamouls, donc les hindouistes, ont droit à l’autodétermination… qu’il est juste de mourir pour cela… que c’est un moyen, aussi, d’aller plus vite au ciel, en raccourcissant la chaîne des réincarnations – short cut to Nirvana ! une offrande qui permet de renaître dans le corps d’un femme de haute caste !… J’ai cru tout cela. On me le répétait tellement que j’ai fini par le croire.

Le deuxième camp est venu après un an. C’était un camp d’entraînement, toujours dans le Wanni. On habituait celles qui, comme moi, n’étaient pas vierges à passer une journée avec une grenade dans le vagin. On nous mettait sur le dos des copies de la veste-suicide – ces grosses vestes, lourdes, bourrées de dynamite, avec un détonateur, un câble, des billes d’acier, que le Chef avait lui-même conçues après les avoir vues au cinéma dans un film de Rambo. Il fallait vivre avec ça. Il fallait se préparer au jour où on se jetterait sur une cible, ou on la plaquerait au sol, et où on actionnerait le détonateur pour exploser avec elle. Parfois c’étaient les vraies vestes et on les enfilait sur un tronc de cocotier, ou sur une effigie de fer ou de bois, et on les faisait exploser. Ça devenait sérieux. Il n’était plus question de revenir en arrière, de reprendre sa liberté. J’avais une camarade qui, un jour, a eu des doutes. Elle disait que sa famille lui manquait et qu’elle n’avait pas d’intimité. Une nuit, elle a disparu. On nous a dit qu’elle avait déserté. Je crois que c’était faux et que, en fait, on l’a liquidée.

Un jour, au bout d’un an encore, on m’a mise dans un camion pour me ramener en ville. D’un côté, j’étais contente. Car ça faisait trop longtemps que j’étais dans la jungle. J’étais maigre. J’étais mangée par les moustiques. Mais de l’autre côté, on ne me donnait toujours pas d’objectif. On te contactera, on me disait, on te contactera. Mais, pour l’instant, on me prenait mes papiers d’identité. On me demandait de louer une chambre à Colombo, de m’exercer à perdre mon accent du Wanni, d’effacer toutes les traces qui pourraient faire que, si j’étais arrêtée, on remonte à mon village, de prendre un travail normal – préparatrice de thé dans un restaurant. Et j’attendais. C’est peut-être ça qui m’a sauvée. Car si je fais le compte, si je mets bout à bout le temps où j’ai attendu, ça fait un an de jungle, plus un an de Colombo, et je crois que c’était trop.

Tant que j’étais dans la jungle, je ne me posais pas de questions. Je savais que le jour viendrait où je mettrais la veste, où je prendrais mon dernier autobus, où je donnerais ma dernière pièce à mon dernier « rickshaw » et où j’attendrais, au milieu des passants auxquels je me serais bien exercée à ressembler, la cible que j’allais sacrifier. Et cette idée me faisait du bien, j’étais heureuse. Mais là, je ne sais pas si c’est la ville, ou le restaurant, ou la vie. Le jour où, enfin, on est venu me prendre, le jour où on est venu me demander si j’avais des proches que j’allais laisser dans le besoin et dont il fallait s’occuper, le jour où on m’a dit : « ça y est, tiens-toi prête », je n’étais plus prête. On m’a donné la pilule de cyanure qui permet de ne pas tomber vivant aux mains de l’ennemi. On m’a dit que j’avais droit à un dernier repas et une accolade finale avec le Chef, que c’était comme un prahouta, un « repas sacré » pour les Hindous. Et c’est là que je « me suis sauvée. »

J’ai connu Batticaloa il y a trente ans, lors d’un premier voyage à Sri Lanka. C’était, dans mon souvenir, une cité lacustre, construite entre mer et lagune, avec un lacis de ruelles entrecroisées qui rappelait, en plus gai, les villes du delta du Gange. Et j’étais venu y rencontrer, de retour du Bangladesh et de sa guerre, Sirimavo Bandaranaike, chef du gouvernement de l’époque, mère de la Présidente d’aujourd’hui, et qui venait de défrayer la chronique de l’ultra-gauche internationale en nommant – grande première! – des ministres trotskistes du LSSP.

A présent, c’est Batticaloa qui est dans la guerre. La zone des tempêtes s’est déplacée et c’est ici, dans cette jolie petite ville, perle de la côte septentrionale, paradis pour touristes et pour classe politique en villégiature, que soufflent les vents mauvais de la haine et de la peur. Les gouvernementaux sont toujours là. Mais ils savent qu’ils sont, avec la poignée de repris de justice qu’ils y ont amenés pour reconstruire le système d’irrigation, les derniers Cinghalais de la ville. Ils savent aussi que le terrain, dans quelques heures, appartiendra aux Tigres et à leur gouvernement de nuit.

La nuit, justement, est venue. Mon contact s’est présenté, presque sans se cacher, dans la maison où je suis hébergé. Et nous nous sommes mis en route, le long du lagon, vers le sud, en direction de l’une de ces mystérieuses bases tigres qui tiennent l’arrière-pays.

Quelques kilomètres en voiture. Un bac où nous retrouvons deux autres garçons, très jeunes, sympathiques, avec des talkies-walkies éteints. Une demi-heure de marche, dans un paysage de rizières en jachère, où l’on passe deux postes militaires déserts, puis un troisième, plus loin, près d’un village de pêcheurs que nous évitons. La forêt, ensuite. Un fouillis de lianes, bambous aux tiges serrées, ronces, bananiers, arbres à pain, où mes guides, aidés de lampes-torches, se repèrent sans difficulté. Et puis, au bas d’un dernier sentier où me reviennent, par bouffées, les odeurs lourdes de mes marches d’autrefois, dans la jungle du Bangladesh, une lueur, un bruit triste de tambourin, une source – et une clairière, enfin, à l’orée de laquelle je distingue, dans la clarté de la lune, un canon monté sur un chariot, un drapeau qui flotte en haut d’un mât et, tendue entre deux arbres, une fresque, peinte sur bois, qui représente un jeune homme en uniforme noir, fusil-mitrailleur à l’épaule.

Dans la clairière, des sacs de sable. Des pneus. Un tas de caisses de bois sur lequel on a posé des lampes à huile. Un autel au dieu éléphant. Des vélos. Une petite moto. Et, entourées d’une palissade de bambous, cinq cases de terre. Plus une sixième, à l’écart. Pas la plus belle. Mais la plus neuve. Et la seule, surtout, à avoir l’électricité, branchée sur un générateur. C’est le bungalow du chef du camp, allongé sur un hamac, en conférence avec ses lieutenants tout en surveillant du coin de l’œil une friture de bananes sur un réchaud : un jeune colosse, vingt ans à peine, torse nu sur un sarong bleu délavé, nuque rasée, qui, à la réserve près de la chaîne dorée autour du cou (la capsule de cyanure ?), me fait irrésistiblement penser à Akim Mukherjee, le jeune commandant bengalais de la colonne de Mukti Bahini avec laquelle j’étais, à l’époque, entré dans Dacca libéré.

« Vous êtes en zone libre, commence-t-il, sans se lever et en me faisant signe de m’asseoir sur une cantine face à lui. Bienvenue en Eelam. »

Je lui demande, tandis qu’un enfant m’apporte un verre de thé, ce qu’il entend par zone libre.

« Une zone d’où l’Etat cinghalais s’est retiré. Ici, vous voyez… »

On voit, sur son poste de télévision, posé sur la glacière, une brigade de Tigres en train de procéder à une distribution de vivres.

« Ici, nous faisons tout. L’alimentation. La police. Les écoles. Les juges qui font allégeance à Prabhakaran. Tout. »

Je sais que ce n’est pas exact. Je sais que c’est même l’un des paradoxes de cette guerre : le côté irréprochable du gouvernement de Colombo qui, dans les zones qu’il a perdues, et ne serait-ce que pour ne pas s’avouer vaincu et avoir à prendre acte de la sécession, continue d’assurer les services publics, de payer les fonctionnaires, fussent-ils désignés par les Tigres et à leur botte. Mais je le laisse poursuivre.

« Combien de temps restez-vous ? Seulement la nuit ? C’est dommage. Vous auriez vu, sinon, combien nous sommes populaires. Nous rendons au peuple sa liberté, sa dignité. »

Je lui fais observer que le cas des « femmes-torpilles » ne me paraît pas aller tellement dans le sens de cette dignité retrouvée.

« Au contraire. Les femmes étaient soumises. En devenant des combattantes, elles brisent leurs chaînes, elles s’émancipent. »

Et les enfants ? Ces écoliers que l’on arrache à leurs familles pour en faire des soldats ?

« Nous n’arrachons personne. Les familles sont fières de payer ce tribut à l’Eelam. »

Puis, clin d’œil à ses lieutenants qui assistent, debout, à l’entretien – yeux ternes et mous, visages maussades, sans expression :

« D’ailleurs, vous savez, les enfants… Est-ce que ce n’est pas très exagéré, ces histoires d’enfants ? Souvent ce sont des adultes. Mais qui ne font pas leur âge. »

Il rit. Les autres se dérident et, sur ordre, rient aussi.

« Votre problème, lui dis-je encore, c’est le recrutement. Vous n’êtes que six mille. Face à une armée de cent vingt mille hommes.

— C’est vrai, mais voyez ça. »

Il se lève, va retourner ses bananes, puis, prenant bien son temps, d’un air de nonchalance étudiée, s’approche d’une grande carte, collée au mur.

« Regardez ce que peuvent faire quelques milliers d’hommes, prêts à se sacrifier pour les droits inaliénables du peuple tamoul sur sa patrie historique du nord et de l’est de Sri Lanka. »

Il montre, sur la carte, marquées par des punaises de couleur, les zones, autour de Batticaloa, que le LTTE contrôle.

« Il faut des armes pour cela, dis-je. D’où les tenez-vous ? » Nouveau regard aux lieutenants. Nouveau rire de commande. « De l’armée cinghalaise. C’est elle, notre fournisseur. »

Je sais, là encore, qu’il ne dit pas tout. Je sais que la guérilla tamoul, parce qu’elle est adossée, dans le Tamil Nadu indien, mais aussi en Europe, à une diaspora nombreuse, est la guérilla la plus riche et la mieux organisée du monde. Et j’ai lu un rapport de la Lloyd’s détaillant les quantités de matériel, y compris des missiles sol-air et sol-sol, venues d’Ukraine, des Balkans, d’Asie centrale, du Cambodge et arrivées sur des bateaux appartenant à des compagnies indirectement contrôlées par les Tigres. Mais il n’en démord pas.

Et j’ai droit au double portrait croisé d’une armée cinghalaise épuisée, démotivée, évitant systématiquement le combat, fuyant, et abandonnant des arsenaux entiers derrière elle : soldats en déroute de Chundikuli, près de Jaffna, suppliant les paysans de leur échanger leur kalachnikov contre une noix de coco ou un verre d’eau… soldats fous du nord du Wanni tirant sur les policiers qui tentent d’arrêter leur fuite… soldats de Vavuniya, dans le Nord, mendiant des vêtements civils et un ticket de car pour rentrer chez eux… ; et puis, à l’inverse, une force tigre, invincible, car dotée d’une « juste pensée », celle de Velupillai Prabhakaran, qui semble, à l’écouter, une sorte de chaudron où marineraient des bouts de maoïsme, des lambeaux de polpotisme, un zeste de populisme fascisant, une pointe de fascination pour les kamikazes japonais de la Seconde Guerre mondiale, le tout sur fond d’hindouisme militant et fanatique.

Deux hindouismes politiques ? Celui, libéral, tolérant, ami de la démocratie et des Lumières, de mes amis bengalais d’autrefois, Akim Mukherjee et ses Mukti Bahini hindous ? Et puis celui-ci, lugubre, sanglant, qui aimanterait, telle une limaille noire, les débris de ce que le XXe siècle a produit, vomi, de pire ?

Il y a plusieurs façons d’arriver à Jaffna, la grande ville du Nord, qui fut, pendant cinq ans, la capitale d’un quasi-Etat dans l’Etat, administré par les Tigres, et que l’armée a reprise, en décembre 1995, au terme de cinquante jours de combats.

Il y a la voie de mer, une fois tous les quinze jours, jusqu’à Point Pedro, par le Jaya Gold, le bateau de la Croix-Rouge, réservé au transport, soit des malades et blessés, soit de l’aide humanitaire et du courrier, mais qui a été suspendu – je ne sais si c’est pour cause de guerre ou de mousson. Et il y a les Antonov ukrainiens, qui atterrissent à l’aéroport militaire de Palali, à 18 kilomètres au nord de la Péninsule, et qui transportent de l’aide humanitaire dans un sens, des permissionnaires ou des soldats morts dans l’autre – et, parfois, comme aujourd’hui, des passagers.

On se bat, le matin de mon arrivée, autour de Jaffna. Au pont de Kaithady, dans la lagune, où les gouvernementaux prétendent avoir tué cinquante Tigres, dont quinze enfants, que l’on aurait ramassés, bave aux lèvres, saisis d’interminables convulsions – sans doute un cyanure éventé. Et sur le pont de Navatkuli, plus près encore, où j’essaie de me rendre mais sans parvenir à passer la ligne cinghalaise : le bruit de la canonnade, au sud, depuis les positions tigres ; les sirènes de l’unique ambulance ramenant les blessés au dispensaire du camp ; des hommes qui courent et tirent en tous sens ; d’autres, terrés sous des montagnes de sacs de sable, couverts de tôle ondulée kaki ; et un capitaine, échevelé, qui tape avec deux doigts, au fond de son bunker, le communiqué triomphal qu’il va téléphoner dans une minute aux agences (c’est toujours comme cela, à Sri Lanka : plus les pertes sont lourdes, plus la situation est critique et plus les communiqués sont triomphants !).

Mais la ville elle-même semble calme. Des traces de combats, certes, sur le front de mer. Des rues, au centre, très abîmées. Mais ce sont des destructions anciennes. Moins lourdes, du reste, que je ne l’imaginais. Et qui n’empêchent pas un air de vie miraculeusement normale : jupes plissées et cravates des écolières… manguiers fleuris… un cinéma… des banques… l’électricité presque partout… des rickshaws qui se faufilent, à toute vitesse, entre les barrages… les temples tamouls, donc hindous, gardés par des militaires bouddhistes… jusqu’aux policiers, presque polis quand ils mettent à pied un cycliste pour vérifier si sa selle n’est pas piégée ou quand, sur Main Street, ils font descendre les passagers du bus pour contrôler les sacs…

C’est là, près de Main Street, dans le petit hôtel – l’un des rares où le téléphone marche bien – où je me suis installé et dont l’impeccable façade, coincée entre deux maisons éventrées, ressemble à un décor de théâtre, que je rencontre Dayaparan. Les gens de Jaffna parlent peu – peut-être parce que, au fond d’eux-mêmes, ils ne sont pas très sûrs que les Tigres ne reviendront pas et que, dans le doute, ils restent prudents : et si le repli du LTTE n’était qu’un repli tactique ? et s’il n’avait quitté la ville que pour garder intacte son armée ? ne tient-il pas Elephant Pass, qui commande l’accès à la Péninsule? et la mer… les quatre cents « Tigres de mer », avec leurs navires pirates, leurs bateaux suicide, leurs énormes bombes flottantes (3 mètres de long, flotteurs latéraux, 25 kilos de plastic, moteur de deux chevaux, systèmes de propulsion à distance) n’ont-ils pas la capacité de couper, à tout moment, les routes de la Navy et de tenter, un jour, un débarquement à Thanankilappu ? Le jeune Dayaparan, lui, a tout perdu. Donc, il parle. Il a vingt ans. Une vraie grâce. Un air d’ange. Sauf quand il se met à dire sa terrifiante aventure. Alors apparaît sur son petit visage d’adolescent, barré d’une fine moustache et dodelinant sans cesse de droite à gauche comme font souvent les Sri Lankais, un air de colère vaincue, et féroce.

« J’avais neuf ans. Il y en a qui deviennent enfants-soldats parce qu’ils n’ont plus ni père ni mère et qu’il ne leur reste que deux solutions : soit mendier, soit tuer pour gagner de quoi manger. Moi, ce n’était pas ça. Mon père était vivant. Et quand les Tigres sont venus, quand ils ont mis le haut-parleur dans le village et qu’ils ont exposé les corps de deux orphelins tués au combat, mon directeur d’école n’était pas d’accord, mais lui, mon père, était d’accord. Peut-être parce qu’il était fier. Ou qu’il se sentait coupable vis-à-vis du voisin qui avait un fils mort au combat. Ou bien parce que c’était trop, huit à la maison, et que ça lui faisait une bouche de moins à nourrir – et que, en plus, on lui promettait un terrain, à Chavakachcheri, dans le lotissement des “familles de martyrs”. Je ne sais pas.

Les premiers temps, quand on arrive au camp, on fait des petites tâches. Nettoyer. Creuser des tranchées ou des abris. Vendre des noix de coco à la ville. Ramper derrière les lignes ennemies pour aller y poser des mines ou prendre des renseignements. Apprendre, aussi, à tuer avec un couteau trempé dans le cyanure. Quand j’ai eu douze ans, ils m’ont mis dans une unité qui allait dans les villages pour le ravitaillement : on avait des armes, on tirait dans tous les sens, ça faisait peur aux gens, et on prenait les animaux, les poulets, qui étaient là. Et puis ils ont dû considérer que ma formation était finie : le lyakkam, le “mouvement”, était devenu ma vraie famille et j’ai été versé dans un groupe d’attaque de 145 enfants, tous de mon âge, plus des adultes pour l’encadrement.

Je sais qu’il y a des unités d’enfants-soldats que le LTTE envoie automatiquement en première ligne pour épargner ses bons régiments. Parfois ils sont drogués. Parfois ils n’en ont même pas besoin : ils sont justes plus inconscients et ils n’ont pas de limites. Alors, c’est pour ça qu’on les utilise et qu’on les met dans le premier cercle, soit pour faire la percée, soit, quand c’est l’ennemi qui attaque, pour amortir le choc. Moi, je n’ai pas connu ça. Je sais que ça existe, mais je ne l’ai pas connu. Dans mon unité, on commençait toujours par avoir des photos, des vidéos, une maquette, de la cible qu’on allait attaquer et, comme ça, les pertes étaient moins grandes. Est-ce qu’on avait des cours de formation politique ? Non plus. On nous fichait la paix avec la politique. Peut-être parce qu’on était des enfants et qu’il y avait de fortes probabilités qu’on meure. Mais peut-être aussi parce qu’on avait un chef très brutal, illettré, qui ne croyait à rien, sauf à la guerre, à l’“Organisation” et aussi, comme Prabhakaran, le chef suprême, aux mentram, aux “formules magiques”, basées sur l’astrologie.

Il y a cinq ans, je me trouvais à Jaffna quand la ville est tombée et que le LTTE a dit à tous les Tamouls de se replier, sous sa protection, dans les jungles du Wanni. C’était par hasard. J’étais en mission pour le chef à qui on avait dit d’envoyer des petits espions relever le plan d’une base ennemie sur le front Nord. Mais je pense que ça m’a sauvé. Je lui ai parlé une dernière fois, au téléphone. J’ai vu, ce jour-là, qu’il ne savait même pas lire un plan, qu’il n’avait pas de mémoire. Et j’ai profité de la confusion qui régnait – certains obéissant au LTTE, d’autres refusant de monter dans les tracteurs et préférant rester – pour couper le contact et me cacher. Depuis, je vis avec la peur : je sais que, un jour, quelqu’un viendra ; il me fera juste un signe pour que je le suive ; et ils me tueront – c’est tout. »

Ce couple de l’enfant-soldat et du chef illettré… La double figure de ce chef-ci et de l’autre, celui de Batticaloa, qui semblait en savoir si long, lui, au contraire, sur l’Histoire du XXe siècle… Et si c’était la même chose, dans le fond ? Et si c’étaient les deux visages, jumeaux, de la même haine mortifère ? La table rase, d’un côté, le degré zéro du savoir et de la pensée – enfance des chefs, des human bombers, des peuples rendus à leur pureté. Et puis la farandole de l’autre, le grand bazar aux identités, l’ultime parade des spectres dans les ruines d’un futur aboli – dernier été des idées, parfum de jugement dernier, encore et toujours l’apocalypse.

Rien de mieux, pour comprendre un pays en guerre et en saisir, surtout, la complexité que le canal d’une organisation non gouvernementale. Cette vieille conviction, ancrée en moi depuis les temps lointains où nous fondions Action contre la faim, je la vérifie une fois de plus ici, avec les amis, justement, de ACF que j’accompagne dans les « zones grises » de Trincomalee, l’autre ville en état de siège de la côte, au nord de Batticaloa.

Le bourg de Kinnuya, de l’autre côté du bac et des bases de l’« Air Force ». Ses longues rues détrempées par la mousson. Ses fanions bleus, tendus entre les maisons, en souvenir de la dernière campagne électorale et du soutien de la ville à la présidente Chandrika. Et cet ingénieur musulman qui raconte l’impossible situation de sa communauté, la troisième de l’île et, peut-être, la plus menacée : « nous parlons tamoul, mais nous ne sommes pas tamouls, et nous sommes encore moins tigres – lesquels nous voient comme des faux frères, nous haïssent, nous rançonnent ». Les musulmans en tiers exclu ? L’islam entre les feux croisés du bouddhisme et de l’hindouisme ? Sri Lanka en épicentre paradoxal où se heurteraient, telles des plaques tectoniques, ces trois religions immenses – et là, à l’épicentre, à cette « extrémité centrale », un Coran en position, non seulement minoritaire, mais médiane ? Voilà une information.

Le village tamoul de Kadaloor où nous sommes reçus, sur le seuil de sa maison, par le chef du village – moustache poivre et sel, visage comme poncé par l’épreuve. Les Tigres sont passés, dit-il, sur le ton de l’évidence lassée. Ils ont fait sauter le générateur. Si le village est taxé ? Si Kadaloor est, comme Kinnuya, rançonné par le LTTE ? « Oui, bien entendu. Ils prennent, comme partout, un impôt sur les pierres noires, parce qu’elles servent à la construction des maisons. Un autre sur les troupeaux et les récoltes. Et puis depuis quelques années, peut-être quatre, une taxe sur le bois. Ils veulent préserver la jungle. Alors ils taxent les bois verts. C’est normal. » Mais il y a autre chose, ajoute-t-il, à voix soudain plus basse. « Nous avons eu une autre visite… Celle de l’armée… Ils ne nous ont pas taxés, eux… Mais c’était pire… » Il n’en dit pas plus. Il se lève et, comme s’il regrettait d’en avoir déjà trop dit, il nous emmène voir comme son carré de bananiers a poussé. C’est Gérard R., d’ACF, qui m’apprendra que Kadaloor est le dernier village tamoul de la région ; que l’armée, oui, l’armée gouvernementale cinghalaise en a détruit des dizaines comme celui-ci ; et qu’Uppeveli par exemple, vous voyez Uppeveli, là, sur la carte, à 5 kilomètres de Trincomalee ? eh bien Uppeveli a disparu, l’armée a rasé Uppeveli. Autre information.

La route elle-même, il faudrait dire la piste, à peine carrossable, tellement boueuse, détrempée, qu’il faut s’arrêter pour bloquer les roues avant de la jeep et où nous croisons, à mesure que nous progressons, de moins en moins de gens. Des maisons de brique vides. Des fermes isolées. Les traces d’un village détruit. Une vache, en liberté, qui nous ouvre le chemin. Des cyclistes, rares, souvent par deux, abrités sous de grands parapluies, qui se gardent de s’arrêter. Des vols de corbeaux. Quelques femmes. Surtout des femmes. Ne dit-on pas, à Sri Lanka, que cette guerre a fait tant de morts ou, en tout cas, de disparus qu’il y a parfois, dans les villages, cinq fois plus de femmes que d’hommes ? Elles ont peur, ces femmes, des Tigres – là, tout près, sur la gauche, dans les villages de Uppuru et Iralkuli, avec leurs batteries antiaériennes et leurs pièces d’artillerie qui, hier encore, pilonnaient la zone. Mais elles ont peur aussi, et c’est ce que je découvre, de l’« Air Force » cinghalaise qui bombarde, elle, à l’aveugle, par-dessus les têtes, depuis ses bases de Trincomalee. Autre information.

Et puis Sungankuli enfin, « l’Etang-aux-Poissons-Chats », le dernier village au bout de la piste, à la limite des jungles inhabitées et du royaume des Tigres. Il y avait là, naguère, 53 familles tamoules. Il n’y en a plus que 19. Et encore où sont-elles, ces 19 familles ? Pourquoi ne les voit-on pas ? Personne dans la petite école bleu et orange, toute neuve. Personne aux abords du temple – simple pierre dressée, sous un tamarinier, face à laquelle on a disposé (mais qui ?) un bout de tôle ondulée, une soucoupe remplie de cire jaune et un caillou, plus petit, sculpté en forme de rat. Personne dans les maisons qui, si leur pisé n’était en si bon état, si leurs toits de palmes séchées de cocotiers n’étaient si manifestement entretenus, sembleraient carrément abandonnées. Jusqu’au chef de village qui est là quand nous arrivons, mais s’éclipse très vite, après nous avoir dit qu’il n’est que le « chef-résident » et que le vrai chef, le grâma talai-var, ou chef non résident, se trouve à la ville, sur la côte, à Alankerny. Tous ces gens ont peur, cela saute aux yeux. Terriblement peur. Mais sans que l’on puisse dire, à nouveau, ce qui les effraie le plus, des Tigres qui prétendent les libérer ou de l’armée qui est censée les protéger. Sans que l’on puisse décider ce qui fut le pire, pour le patron de l’échoppe à thé, par exemple, près de l’école : les Tigres qui, le soupçonnant d’être un indicateur payé par la Navy, sont venus le chercher, l’autre semaine, pour le conduire dans la jungle et l’interroger; ou la Navy qui, apprenant qu’il avait deux fils chez les Tigres et trouvant, à la réflexion, suspects ses déplacements trop nombreux à Alankerny, est venue le cueillir, elle, le mois précédent, pour l’emmener au camp de Boosa, dans le sud du pays, où il avait déjà passé trois ans de détention arbitraire…

Cette vieille femme, sur la route du retour ; cette pauvre vieille qui pleure devant sa maison, petit sanglot sec, sans geste, presque sans larmes ; cette très belle et très vieille dame en train de contempler, accablée, son arbre, râpé par le passage d’un éléphant et, plus loin, sur le chemin, d’énormes déjections grises – de quoi a-t-elle peur, cette dame ? Des Tigres et de l’Air Force. De l’Air Force autant que des Tigres. De cette guerre au double visage, donc sans visage, mangeuse d’hommes, qui lui a pris ses fils, son mari, ses frères et qui fait que, la nuit prochaine, quand la bête reviendra, car elle est certaine qu’elle reviendra, il n’y aura personne, pas même un kâvalâlar, un gardien, pour allumer les torches et protéger le jardin.

Récit de Yashoda.

Elle est tamoule. C’est une autre très vieille dame, visage séché, toute courbée. Elle savait que nous venions, avec Alexandra Morelli, le chef de la mission de l’ONU. Alors elle a tiré ses cheveux et mis un beau sari bleu, piqué de points dorés. Depuis plus de vingt ans, elle habite dans des camps. Dans sa région d’origine, d’abord, au sud de Kandy. Puis à Wanni. Et puis là, maintenant, dans ce camp de Alles Garden, au nord de Trincomalee, avec ses huttes de bois sec et ses feuilles de palmier.

Sa maison de Kandy ? C’était une autre sorte de hutte, dans le coron des plantations de thé. Un jour, les Tigres sont venus. Après eux, l’armée est venue aussi. Le village a été déplacé. Toute la population, déportée. Et finie la maison.

Sa famille ? Son mari a disparu à l’époque, arrêté par l’armée, on n’a jamais su ce qu’il était devenu. Son fils aîné, également, a disparu – certains, au camp, qui sont des anciens du village, disent qu’il est passé du côté des Tigres, mais comment en être certaine ? Il ne lui reste que ce fils. Elle montre un petit homme, aussi vieux qu’elle, pauvre sourire, dents rougies au bétel, torse nu, poitrine creuse, pagne à carreaux, qui fait un petit pas, pour se présenter, hors du cercle qui s’est fait, sous le hangar, autour de Yashoda. « C’est lui, ma famille. C’est toute la famille qui me reste. Mon fils. »

Aujourd’hui, alors ? Ce camp ? Comment vit-on, dans un camp comme celui-ci ?

« Oh ! C’est un bon camp. Avec de belles huttes bien solides. On est contents. Le seul problème… »

Elle hésite. Puis s’adresse à la chef de mission des Nations Unies.

« Le seul problème, c’est les WC. On nous a fait un beau rang de WC, en planches. Mais sans portes. Alors on est, surtout les femmes, ouvertes à tous les vents. Vous devriez aller voir. En face, il y a le rocher des singes. Et, derrière les singes, les soldats. Ce n’est pas normal de faire ses besoins devant les singes et les soldats. Est-ce que vous croyez qu’on pourrait avoir des portes ? »

La chef de mission prend note. Puis reprend :

« Et l’armée ? J’avais obtenu que l’armée n’entre plus dans le camp. A condition, bien sûr, que les Tigres en fassent autant. Est-ce que… ? »

La vieille dame la coupe.

« Non, non. Les Tigres ne viennent plus. Jamais. »

Je sais que, sur ce point, elle ne dit pas la vérité. Pas plus tard qu’il y a une heure, alors que je m’attardais, seul, entre les cases, j’ai vu une Mercedes entrer dans la piste centrale et s’arrêter devant le marchand de beignets. Deux hommes. Manifestement des racketteurs tamouls. Jusque dans le camp, jusque dans ce lieu d’humble misère, la loi du racket et de la violence !

« Oui, mais l’armée ? insiste la chef de mission.

— La voilà, l’armée », répond la vieille dame, en désignant le ciel…

On entend, dans le lointain d’abord, puis très proche, un grondement sourd, suivi d’une série d’explosions. Et on voit de grandes fumées qui montent de la cime des arbres et se désagrègent dans les nuages. La dame compte.

« Vous entendez ? Douze coups. Ça veut dire deux avions. Ils ont envoyé deux avions lâcher douze bombes. C’est ici, dans la forêt. »

Je pense aux huit bombardiers K-Fir que vient de livrer Israël et dont on m’a dit, à Colombo, qu’ils ont multiplié par cinq la puissance de feu de l’aviation gouvernementale. Je pense surtout au coup de téléphone que la chef de mission a donné, il y a une heure, comme elle le fait toujours avant de prendre la route, au major commandant la base aérienne de Trinco : « je sors ; pas de bombardement prévu dans la zone ? – non, non, rien de prévu, vous pouvez sortir sans crainte »… Mais la chef de mission insiste.

« Est-ce que l’armée a tenu parole ? Est-ce qu’elle a cessé d’aller et venir dans le camp ?

— Oui. Mais les choses, maintenant, se passent à l’extérieur. Un jeune, l’autre jour. Il passait le check point avec une télécommande de télévision dans la poche. Qu’est-ce que c’est ? ont dit les soldats. Il n’a pas répondu. Alors ils ont pensé que c’était une arme. Ils ont eu peur. Ils lui ont tiré dans la jambe. Et le jeune est mutilé à vie. »

Elle réfléchit. Puis, rêveuse :

« C’est ça, ils ont peur. C’est ça qui les rend si méchants. Nous aussi on a peur. Mais ça ne nous rend pas méchants… »

Une discussion s’engage alors, en tamoul, avec les autres réfugiés. Une deuxième histoire, apparemment, qu’ils veulent qu’elle raconte.

« Il y a une autre histoire, reprend-elle, de moins bonne grâce. C’était il y a quelques jours, tout près d’ici, à Iqbal Nagar. Deux jeunes avec un vélomoteur. Ils ont crevé un pneu. Donc ils poussent le vélomoteur. Mais voilà. Ils viennent du village de Gopalapuram, qui est un mauvais village car les habitants, la semaine d’avant, ont fait une manifestation qui a beaucoup fâché la Navy. Donc, tout de suite, ils sont suspects. Donc, on les arrête, on les emmène dans un moulin et là… »

Yashoda se tait. Je reconnais cette histoire que j’ai lue sur le site Internet du LTTE et que je me suis fait confirmer de source indépendante. Je sais que les deux jeunes ont été torturés, éviscérés, qu’on leur a arraché les yeux, et qu’on a fini par les tuer. Et je sais, surtout, que des histoires comme celle-là, où c’est l’armée qui assassine, il s’en produit chaque jour, d’un bout à l’autre du pays, à commencer, tout récemment, par ce pogrome déclenché au camp de Bindunuwena, à 200 kilomètres de Colombo, au sud de Kandy : un camp de réhabilitation où sont parqués des Tigres repentis, souvent des enfants-soldats ; une sombre histoire de détenus qui, derrière leurs barbelés, auraient provoqué leurs geôliers en relevant leurs sarongs et montrant leurs parties génitales ; l’hystérie des geôliers, du village, des villages voisins, des organisations extrémistes cinghalaises, des militaires et policiers présents, tous se montant la tête, tous maudissant – sic – la « viande pour chiens » tamoule ; et quelques jours plus tard, au matin du 24 novembre, une foule ivre de haine et de sang qui force les portes du camp et découpe au couteau de cuisine et à la machette la moitié de ses occupants.

Yashoda s’est tue. Elle a baissé les yeux et elle s’est tue – la bouche un peu ouverte comme si elle allait crier. Il est vrai qu’elle a dit l’essentiel. Une population civile prise dans l’étau d’une guérilla fanatique et d’une armée sans principes et barbare. Des belligérants qui, peut-être parce que ce conflit a trop duré, ou qu’il se déroule, à force, dans l’indifférence des nations et des grandes institutions internationales, s’autorisent des méthodes, et des crimes, aussi injustifiables dans un camp que dans l’autre. Bref, un massacre quotidien des innocents devenus, pire que les otages, les enjeux d’une guerre insensée. Au Sri Lanka, depuis vingt ans, la mort recrute en vrac.


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