«La Torah est un livre infini, un livre-homme… Lire le texte juif, le lire comme il doit être lu, c’est produire un universel…» Le juif dogmatique n’est donc pas celui qui lit des livres et ne lit que le Livre, mais celui qui ne le lit pas assez. Telle serait l’essence même du judaïsme, tenant moins à la foi qu’à la Loi, et, surtout, à l’interprétation sans fin, laquelle, ainsi, ne donne jamais le «dernier mot» à personne. Cette idée, et celle, adjacente, du «souci de l’Autre», venue d’Emmanuel Levinas, sont au centre de l’ouvrage de Bernard-Henri Lévy, l’Esprit du judaïsme, qui s’ouvre par une analyse des différentes formes d’antisémitisme et affirme à la fin, sous la lumière de Rachi, Maïmonide ou Jonas, que «les juifs sont venus au monde moins pour croire que pour étudier, non pour adorer, mais pour comprendre», et que «la plus haute tâche à laquelle les convoquent les livres saints n’est ni de brûler d’amour ni de s’extasier devant l’infini, mais de savoir et d’enseigner». On y découvre aussi les linéaments de l’itinéraire personnel et familial, de la formation de Bernard-Henri Lévy. Et de nombreuses remarques qui interrogent, irritent, laissent perplexe, appellent la contradiction. Le philosophe reprend ici des thèmes de son livre, mais ouvre aussi sur des questions d’actualité politique et intellectuelle.
Laurent Joffrin et Robert Maggiori : Au moment où la France est saisie par une fièvre identitaire dangereuse, vous publiez un livre qui exalte l’identité juive, le particularisme juif. C’est un repli communautaire ? Une provocation ?
Bernard-Henri Lévy : Bien sûr que non ! Le judaïsme n’a rien à voir avec tout ça. Ce n’est pas un particularisme, mais un universalisme. Il n’exalte pas une identité, mais l’effort pour dépasser, compliquer, enrichir, les identités…
Pourtant, la religion juive n’est pas si universaliste que cela. Elle vaut pour un seul peuple, qui y trouve ses racines.
BHL : Aucun grand penseur n’a jamais dit cela. Les textes disent toujours, au contraire, que la Loi, la Loi juive, n’a pas été donnée aux seules tribus d’Israël, mais à tous les hommes, absolument tous, sans exception – et à l’homme en général. Il y a une page du Talmud qui commente le verset de l’Exode sur le don de la Loi à Moïse. Le Talmud a cette image : chaque mot de la Torah est comme «une personne». Et il ajoute que cette personne a, non pas un, mais «70 visages». Alors, pourquoi 70 ? Parce que c’est le nombre des nations. Et parce que chaque nation, pour ne pas dire chaque sujet, peut et doit donc trouver son visage dans le verset…
Mais alors, que peut-on partager, concrètement, dans le judaïsme ?
BHL : A peu près tout. L’idéeque l’éthique est plus importante que la foi. Ou que le rapport à l’autre l’emporte sur le rapport à soi-même. Ou encore que ce que l’on fait compte davantage que ce que l’on est.
Qu’est-ce qu’une religion où la foi est secondaire ?
BHL : Justement. Peut-être n’est-ce plus tout à fait une religion. Peut-être la catégorie de religion, telle qu’on l’entend toujours en Occident et telle que l’a créée, au fond, le catholicisme, ne s’applique-t-elle pas vraiment au judaïsme.
L’idée de Dieu est tout de même bien présente…
BHL : Oui. Mais je ne pense pas qu’elle soit centrale. On peut être juif, profondément juif, sans «croire» en l’«existence» de Dieu.
Quelle est, alors, la question centrale ?
BHL : Je dirais l’étude. Ou, si vous préférez, le savoir, l’intelligence, le commentaire inlassable d’une lettre où l’esprit est comme replié. De Maïmonide au Gaon de Vilna, tous les maîtres sont à peu près d’accord sur ce point : s’ils avaient à choisir entre, d’un côté, un mystique qui ne réfléchit pas, ne travaille pas et n’enrichit pas le texte qu’il a sous les yeux de sa propre et singulière intelligence, et quelqu’un qui, de l’autre côté, s’échine à interpréter et à disséquer le verset sans se laisser aller à l’effusion mystique, ils choisiraient le second – l’étudiant qui doute plutôt que l’homme de foi qui n’étudie pas.
Admettons que le judaïsme soit cette pensée de l’autre. C’est déjà ce que disaient Jankélévitch ou Levinas quand ils parlaient de «la préférabilité d’autrui». Mais on constate l’échec de ces pensées, alors même qu’elles étaient dominantes il y a vingt ou trente ans. Que s’est-il passé ?
BHL : Je ne suis pas sûr qu’elles aient jamais été dominantes. Rappelez-vous la solitude de Jankélévitch dans une époque où l’on n’entendait que les antihumanistes de la mouvance structuraliste. Et même Levinas… Qui, à l’époque, avant que Benny Lévy ou moi-même ne fassions des livres à partir de la prodigieuse richesse de ses textes, avait, dans notre génération, vraiment pris la mesure de Levinas ? Alors, bien sûr, il y a Sartre, dont la philosophie était déjà une pensée de l’autre. Le Sartre d’avant la rencontre avec, justement, Levinas. Le Sartre de la Critique de la raison dialectique qui plaçait très haut le souci de la fraternité. Mais c’était une fraternité abstraite. Et même, comme vous savez, une fraternité terreur. Non. La préférabilité d’autrui reste, presque entièrement, à inventer.
Vous ne pensez donc pas que l’époque actuelle soit, de ce point de vue, en recul ?
BHL : Si, bien sûr. Mais pour d’autres raisons. C’est un recul politique. C’est une régression idéologique, et politique, comme la France en a rarement connu. Il y a eu la crise des années de l’affaire Dreyfus. Celle des années 30. Et on a, aujourd’hui, pour la troisième fois donc, l’entrée dans un âge sombre où c’est l’idée même de démocratie qui semble, à nouveau, en péril…
Vous ne noircissez pas le tableau ?
BHL : Peut-être. Car les anticorps, les forces de résistance, sont, heureusement, encore puissants. Mais la démocratie a tout de même, aujourd’hui, deux grands ennemis. L’islamisme radical, d’une part. Et, de l’autre, ce Front national prétendument dédiabolisé mais dont le discours me semble, sous Marine Le Pen comme sous son père, toujours aussi hostile aux valeurs de la République.
On ne peut pas dire que l’ancienne stratégie de diabolisation ait tellement marché…
BHL : Je pense exactement l’inverse. Si vous regardez la vraie chronologie des choses, vous constaterez que le Front national était contenu tant qu’il était stigmatisé. Et il a commencé de beaucoup monter au moment, et au moment seulement, où les digues ont cédé et où on a cessé de le stigmatiser. Ce n’est pas parce qu’on l’a diabolisé qu’il a progressé – c’est parce qu’on a cessé de le diaboliser qu’il est allé vers les sommets.
Que fait-on quand un tiers des électeurs sont tentés de voter pour lui ?
BHL : On leur dit la vérité. A savoir qu’ils sont en train de se rallier à un parti bourré de repris de justice, d’anciens nazis et qui, jusque dans ses instances dirigeantes, reste fidèle à ce que la mémoire française a de plus honteux. Et on cesse, en tout cas, de leur répéter qu’on les a «entendus», que leur «message a été reçu cinq sur cinq», qu’on a su le «décrypter», etc. Je trouve indécent, à chaque élection, ce ballet d’hommes politiques, de gauche comme de droite, qui se ruent sur les plateaux pour flatter le vote FN, expliquer que c’est un vote de désespoir et répéter l’antienne des «bonnes questions» auxquelles on apporterait de «mauvaises réponses».
Concrètement, ça veut dire quoi ?
BHL : Concrètement, il faut avoir le courage de dire à ceux des électeurs qui font le choix d’un parti raciste, néovichyste et fauteur de guerre civile qu’ils se mettent, provisoirement, hors jeu. Je ne sache pas que Clemenceau, après l’affaire Dreyfus, se soit cru obligé de composer avec le parti antidreyfusard. Ni Blum avec les Ligues. Ni Pierre Mendès France avec ceux des électeurs que représentait, à l’Assemblée, ce bloc de députés communistes dont il refusa de comptabiliser le soutien. On est, avec le Front national, dans une situation similaire.
Pour beaucoup, vous incarnez une vision «bobo» de l’histoire : internationale, un peu éthérée, parisienne aussi, attachée à des valeurs universelles et abstraites. Vous oubliez qu’un peuple a une histoire, des racines, une identité dont il ne veut pas se défaire en un tournemain.
BHL : Peut-être. Mais le peuple français est aussi, plus qu’aucun autre, un peuple porteur de «valeurs universelles et abstraites». C’est quoi les droits de l’homme, sinon un Universel ? Et la République, sinon une abstraction ? Ce que je vois, moi, c’est ce peuple se défaire, en un tournemain, en effet, de ce qu’il a de plus précieux.
Michel Onfray dit « mon peuple » et lui donne raison. «Mon peuple», dit-il, est oublié, méprisé, ignoré par les élites. Il se trompe ?
BHL : C’est ridicule. Il y a des élites qui ignorent le peuple et d’autres qui en ont le souci. Et, par ailleurs, si le peuple a bien le premier mot en démocratie, il n’a pas nécessairement le dernier. Il arrive au peuple de se tromper. Il arrive au peuple de choisir le pire. Et le rôle de ce que vous appelez les élites est, alors, de le dire. Les Anciens avaient deux mots distincts (le demos et le laos pour les Grecs ; le populus et la turba chez les Romains) pour être sûrs de bien faire cette différence entre le peuple-roi des démocraties et la plèbe, esclave de ses propres penchants criminels, qui en est la caricature. Ils avaient raison.
Comment jugez-vous, d’une façon générale, ceux qu’on appelle les « intellos réacs » et qu’on entend partout ?
BHL : Je ne les mets pas dans le même sac. Onfray, dont on vient de parler, n’a pas la pensée construite de Finkielkraut. Lequel Finkielkraut ne banalise pas, comme Zemmour, Vichy. Reste qu’il y a, entre eux, un air de famille. Celui que je reconnaissais, il y a déjà trente-cinq ans, dans l’Idéologie française. Je n’aime pas ça. Ce n’est pas la France telle que je la conçois.
Vous ne croyez pas à « l’identité malheureuse », telle que la décrit donc Alain Finkielkraut ?
BHL : Finkielkraut est quelqu’un, je vous le répète, pour qui j’ai de l’estime. Mais il commet, à mon sens, deux erreurs. D’abord, se fixer sur cette question d’identité : toute la philosophie moderne, d’Adorno à Foucault et Lacan en passant, à nouveau, par Sartre, est là pour dire que ce qui est intéressant, c’est ce que l’on devient au moins autant que ce que l’on est. Et puis surtout, entre sa défense de Renaud Camus et sa fixation sur l’islam, il nourrit, à mon sens, une conception dangereusement batailleuse de cette identité : qu’il y a une bataille à l’intérieur de l’islam, c’est évident ; que cette bataille (en gros, l’islam des Lumières versus l’islam fondamentaliste et jihadiste) soit la grande bataille de notre époque, c’est aussi mon avis ; mais que l’islam, comme tel, soit en bataille avec la France, ça, je ne le crois pas – et je crois que le donner à croire est terriblement périlleux.
Peut-on tenir ce discours à quelqu’un de pauvre, qui habite dans un quartier d’immigration et qui a le sentiment de ne plus être chez lui ?
BHL : A plus forte raison. C’est là, dans ces quartiers, qu’il faut refuser avec le plus de force ce type de discours simplistes. De deux choses l’une. Ou bien on tient, tant que faire se peut, un discours de lucidité. Ou bien on flatte le «gros animal» platonicien – et on prend le risque de la guerre de tous contre tous.
La gauche doit donc rester sur cette ligne de défense, elle qu’on accuse aussi de faire la politique des bobos ?
BHL : Arrêtons avec ce procès récurrent des «bobos» ! Est-ce qu’ils ne font pas partie, eux aussi, du peuple ? Et est-ce que les opposer, comme on le fait partout, au «vrai» peuple, ce n’est pas la définition même du populisme ? Vous me parlez des «néoréacs». Il y a un deuxième risque, aujourd’hui, qui est celui de la «néoradicalité». Tels sophistes appelant, dans vos colonnes, à la dissolution de la politique. Alain Badiou voyant la main du capital derrière le jihadisme. Ou Mélenchon attaquant Hollande avec des accents qu’on dirait pris à Marine Le Pen. Ceci, pour moi, est le symétrique de cela.
Vous êtes indulgent pour ceux qui nous gouvernent…
BHL : J’ai surtout très peur de ce vent mortifère, de ce nihilisme, que je vois se lever sur les deux bords du spectre idéologique.
Votre amitié pour Sarkozy ne vous conduit pas à voter pour lui ?
BHL : Non. D’abord, parce que, n’en déplaise à toute une vulgate qui va de Blanchot à Agamben, l’amitié n’est pas une catégorie politique. Et, surtout, parce que je ne pense pas que François Hollande ait démérité. Bons réflexes dans les jours redoutables. Bonne politique dans les affaires du dehors. Et quelques vrais grands moments qui resteront au crédit du quinquennat.
Par exemple ?
BHL : Une scène parmi d’autres. Celle, dont on s’est tant moqué, y compris à Libération, d’un Président tête nue, sous la pluie, face aux marins de l’île de Sein. Cette image était belle.
Vos adversaires vous taxent de naïveté historique. Ils vous reprochent d’avoir cru que les droits de l’homme pouvaient l’emporter partout et qu’il suffisait d’écarter les tyrans pour que l’évidence du bien triomphe.
BHL : Je n’ai jamais pensé cela. J’ai cru, en revanche, que quand un peuple se soulève, quand il est étripé pour cela et qu’il vous appelle désespérément à son secours, votre devoir est de lui répondre. Ça, pour le coup, c’est la vraie mémoire de la gauche. L’internationalisme contre le non-interventionnisme. Le souci du monde contre le nationalisme. La générosité contre cette saloperie qu’est, aujourd’hui comme hier, le souverainisme. C’est quoi, le souverainisme ? C’est l’idée que le droit n’existe pas ou qu’il est, plus exactement, sujet à la loi des frontières.
Prenez l’exemple de la Libye, où la chute de Kadhafi, provoquée par une intervention militaire occidentale, a instauré un chaos meurtrier dont profitent les islamistes.
BHL : L’islamisme est une histoire ancienne qui remonte – au minimum – à l’Algérie des années 80 et à l’Iran de la révolution khomeyniste. Réduire cet ébranlement colossal, cette révolution, à l’épisode libyen n’a pas de sens.
Avec le recul, beaucoup disent qu’il valait mieux laisser Kadhafi en place.
BHL : Recul pour recul, et si on veut vraiment jouer au jeu de prophéties rétrospectives, savez-vous ce qui est le plus probable ? Si on n’était pas intervenu, si on avait laissé Kadhafi aller au bout de ses projets meurtriers, la Libye serait devenue une deuxième Syrie.
Une « deuxième Syrie » ?
BHL : Oui. Parce que je veux bien que l’on ait, avec la Libye, un modèle de ce que peut donner, en mal comme en bien, une intervention. Mais alors, il faut admettre que l’on a, avec la Syrie, le modèle, symétrique encore, de ce que donne la non-intervention. Bilan ? Un pays vidé de ses habitants. Le flot des réfugiés et des migrants. Et 300 000 morts. Et Daech, non pas dans trois villes, mais dans la moitié du pays.
Donc, aucun regret ?
BHL : Aucun, bien sûr.
Même dans le déroulement de l’opération ? Au départ, il s’agissait de sauver les gens de Benghazi. Pas de renverser Kadhafi. Le mandat international a été outrepassé.
BHL : Il y a l’esprit et la lettre d’un mandat. Car à quoi bon sauver Benghazi quand la dictature se retourne vers Misrata ? Puis vers les villes du djebel Nefoussa ? Tout ça, c’est de la chicanerie. Dès lors qu’on soutenait le peuple libyen, dès lors que, pour la première fois dans l’histoire de nos rapports avec le monde arabo-musulman, nous prenions le parti, non du despote, mais du peuple, on ne pouvait pas s’arrêter en chemin.
Vous auriez donc soutenu une intervention en Syrie ?
BHL : Bien évidemment. Pour les mêmes raisons. Il y a, en philosophie, une théorie qui est la théorie de la guerre juste et qui va de la grande pensée juive à l’Américain Michael Walzer en passant par saint Augustin et saint Thomas. Une guerre est juste, dit cette théorie, quand un peuple est massacré, qu’on a épuisé tous les recours pour arrêter ce massacre et qu’on estime que la guerre fera moins de mal que la non-guerre. C’était – c’est toujours – la situation en Syrie.
Beaucoup disent : « Bachar est un horrible dictateur mais, au moins, il ne nous attaque pas. » Alors que l’Etat islamique organise des attentats jusqu’à Paris.
BHL : C’est le même raisonnement qui, toutes choses étant égales, faisait dire : «Hitler est un horrible dictateur mais, au moins, il ne nous attaque pas.» Ce raisonnement est ignoble. Et, de surcroît, il est idiot. Car vous connaissez le théorème de Churchill. On accepte le déshonneur croyant éviter la guerre. Et, à l’arrivée, on a le déshonneur et on a, quand même, la guerre. Le piège le plus diabolique du jihadisme est là : instiller dans l’esprit des victimes, ou des futures victimes, qu’elles sont responsables de ce qui leur arrive et que c’est en levant la tête qu’on attire la foudre.
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