Je me souviens de cet éminent chirurgien qui, en juin 40, alors qu’il se préparait à opérer, confiait à sa jeune assistante : « Il va falloir remettre tout ça à plat… ». Tout ça, c’était devant lui, un corps à demi détruit, c’était un blessé grave et qui avait mon âge… Et j’étais là en chair et en os, dans une ambulance de campagne tendant des compresses à l’homme qui avait tous les droits sur ce corps explosé, sauf celui de se tromper et qui parlait de tout ça, comme un jardinier parlant de remettre à plat son gazon. Cela se passait dans les barraques de l’ambulance lourde 429 à Bras-sur-Meuse. À quelques kilomètres de là, Verdun tombait. Des gens disaient : « Un miracle est toujours possible », mais le bide était là, incontournable. Pour moi, la vie n’allait jamais plus être comme avant.

Mais pourquoi ces souvenirs et pourquoi des accents d’ancien combattant pour parler du dernier livre de Bernard-Henri Lévy, un livre où il enterre une partie de sa vie ? Plusieurs réponses possibles. Celle-ci d’abord : sous le titre trompeur de Comédie, l’auteur qui vient de subir un cuisant échec suivie d’une vilaine cabale, se livre à un acte douloureux et quasiment chirurgical, une véritable « mise à plat » au cours de laquelle il s’offre aux coups de ses adversaires pour mieux comprendre qui il est. Qui suis-je ? Ma vie n’est-elle pas une comédie ? La mise à plat tourne à la mise à mort. D’où la ressemblance avec la scène sanglante de Bras-sur-Meuse et la semi-mort du jeune combattant. Autre réponse possible : pas plus que le chirurgien face à la mise à plat dont l’urgence s’imposait, l’auteur de Comédie n’a droit à l’erreur, aux demi-mesures ou aux faux-semblants. C’est la vérité sur lui-même qu’il nous promet, toute la vérité. Il lui faudra gratter ses plaies, sans en omettre une seule, il se fera mal et tant pis si ça saigne ! L’opération d’autodissection devra être menée jusqu’au bout. Elle l’est. Enfin, en guise d’ultime comparaison et pour en finir, disons que lorsqu’il se voit attaqué, Bernard-Henri Lévy répond par la guerre. François Nourissier va plus loin lorsqu’il écrit à ce propos : « Il est vrai que pour BHL, la littérature c’est la guerre ». Notons au passage les qualificatifs dont BHL gratifie ses ennemis : « la canaille, les cons, les chiens ». Façons de faire et façons de dire qui me réjouissent au plus haut point. Arrière les combattants aux fleurets mouchetés ! Il n’y a pas place ici pour les gentils affrontements dont on se délecte entre gens civilisés ! Arrière donc ! Ici, on cogne !

L’échec d’un film qui se voulait la grande aventure de sa vie, le désarroi d’un auteur chez qui le cinéma a toujours été une passion et qui, depuis toujours, passe d’un genre à un autre, de la philo au roman, du roman au film, le mal qu’il éprouve à la lecture de critiques d’une confondante vulgarité, brusquement, là, face au bide, l’immense déception qui le pousse à quitter Paris, à se réfugier à Tanger et à se remettre en question, c’est là le sujet de Comédie. Cela nous vaut des pages brillantes sur un retour à Tanger vingt ans après, sur la question toujours posée : pourquoi cette ville plutôt qu’une autre ? « Je n’en sais rien…, je m’en fous…, de même que je me fous de savoir si la légende de Tanger ressemble ou non à sa réalité ». D’autres pages nous livrent des fragments d’une jeunesse envolée pleine d’excès, de doutes et de passion pour l’écriture, une passion si forte qu’elle réduit à néant une attirance très réelle pour la musique. Enfin, l’un des moments forts de cette Comédie est un chapitre où BHL, visiblement fasciné, nous raconte sa version de la vie de Romain Gary, à l’époque de l’affaire Ajar, le mystérieux faux-neveu. Gary « ce personnage magnifique, ce mélange de diplomate et de grand aventurier, le mari de Jean Seberg et le résistant de la toute première heure », Gary qui, parce qu’il en a marre de sa gueule, de son « moi » parce qu’il cherche à s’en débarrasser et parce qu’il échoue, se suicide. Mais ce que BHL préfère sans doute chez Gary, c’est Gary-le-cinéaste, l’écrivain qui ose affirmer que s’il fait des films c’est par amour. Il ne faut pas manquer de lire ce beau portrait d’un écrivain qui rêve de devenir un autre, car cela aussi est l’un des sujets de Comédie.


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