J’étais parti pour consacrer ce bloc-notes au beau livre (La liberté nous aime encore, éditions Odile Jacob) que Jean-Toussaint Desanti vient, avec Dominique, sa femme, de consacrer à sa traversée du siècle. J’étais en train de chroniquer cette autobiographie à deux voix, inédite dans sa forme, où, sous l’impulsion d’un tiers, Roger-Pol Droit, deux êtres qui s’aiment depuis soixante ans témoignent, confrontent leurs souvenirs et, en racontant leur temps, se livrent. Je voulais dire l’adolescence non conformiste de l’une, la naissance corse de l’autre, la guerre ensemble, la Résistance, l’illusion communiste et son avenir, l’amour comme deux aventures singulières mais partagées, le refus de la transparence, la révolte, la générosité, la colère. Et puis voilà. C’est dimanche. Un ami m’appelle. Jean-Toussaint, « Touky » pour ses amis, est mort. Il avait 87 ans. Une œuvre immense et rare. Et il ne me reste à dire que ma peine, les images de lui qui me reviennent, son influence sur ma génération et sur moi – au lieu du livre qu’il venait d’écrire, le vide qu’il laisse déjà.

Touky, à l’École normale, dans le rôle de passeur secret, sans dogmes, devenant, au fil des ans, le maître des maîtres de l’époque – Althusser, Foucault, d’autres : qui sait ce que serait la pensée française d’aujourd’hui sans la trace presque silencieuse de ce Socrate moderne ? qui peut dire ce que nous serions sans cette initiation têtue, continue, aux disciplines conjointes de l’histoire des sciences façon Bachelard, de l’épistémologie version Canguilhem, de la phénoménologie merleau-pontienne ?

Touky, à mi-chemin de Husserl et de Spinoza, ou de Platon et de Plotin, nous éduquant, non plus comme dans la philosophie des sciences traditionnelle à surplomber les savoirs pour en reconstituer la carte et tenter d’y percevoir des lignes de fuite ou de traverse, mais à creuser au contraire, percer leur sol supposé sûr et, en creusant, en fouillant, en allant ainsi vers la racine, trouver peut-être le point de leur engendrement logique et commun.

La lenteur de Touky, son obstination dans le concept, sa façon d’opposer le travail philosophique et la contention d’esprit qu’il suppose à l’éparpillement du jour le jour – une œuvre rare, oui, incroyablement mince par son volume quoique d’un incomparable rayonnement : comme Althusser ? oui, si l’on veut, comme Althusser ; sauf que, de ces deux spinozistes, l’un avait la rareté sombre, désespérée, tragique, quand l’autre l’avait heureuse, sans trace de « passion triste ».

La langue de Touky, réputée obscure, exagérément spéculative : des fables au contraire ; les paraboles du prêtre, du soldat, du bagnard de Biribi ; ce qu’implique, métaphysiquement, le fait, pour un intellectuel, d’avoir passé sa jeunesse avec un revolver dans sa poche ; l’invention, pour éclairer les classiques questions de la croyance, des rapports de l’âme et du corps ou bien, entre elles, des âmes incarnées, des jolis concepts de « bassin de capture », de « champ symbolico-charnel », de « semblant solide » – peu de langues philosophiques furent plus littéraires, plus poétiques !

Logicien alors, ou poète ? Matérialisme conséquent ou mathématiques sévères ? Et que sont, au juste, ces « idéalités mathématiques » dont il suggérait lui-même qu’elles ne sont ni tout à fait du ciel ni tout à fait de la terre, et auxquelles, depuis son premier grand livre, en 1968, il a attaché son nom ? L’énigme Touky telle que l’avait formulée, juste avant de mourir, dans une forte lettre à laquelle répondit un autre très grand livre, l’ami Maurice Clavel.

Touky chez lui, les yeux mi-clos comme un vieux chat, la bouche mince, réduite à une fente, et qui l’empêchait presque de sourire, le jour où, pour la première fois, il me raconta ce matin d’été 1942 où il vit, au Panthéon, assis sur leurs petites valises, des enfants juifs que la police française allait emmener : l’envie de tuer, à cet instant ; l’arme qui, par exception, n’est ce jour-là pas dans sa poche ; et la décision, alors, dans le feu retenu de cette violence, de transformer le parti pris éthique en politique.

Touky – pardon de ce souvenir plus personnel – volant, il y a vingt ans, au secours du livre, L’idéologie française, où je tentais une archéologie de notre fascisme national : les chiens étaient lâchés ; les excommunications pleuvaient ; et ils ne furent pas nombreux ceux qui, alors, firent barrage – Semprun, Revel, Sollers et donc lui, Touky, antifasciste par réflexe et logique, à la façon de son maître Jean Cavaillès, le modèle du Saint-Luc, incarné par Paul Meurisse, de L’armée des ombres de Melville, son film fétiche.

Touky répondant, lorsqu’on l’interrogeait, comme Dominique-Antoine Grisoni – avec Roger-Pol Droit, son dernier compagnon de dialogue – sur ce qu’était la philosophie : un rêve de flambeur ; un poker ; une façon de tout miser, vraiment tout, la vie, les textes, les expériences de l’intelligence et celles de la chair, sur le tapis de la pensée et de ne jamais savoir, d’avance, si l’on va un peu gagner ou tout perdre.


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