On y est. Avec le poète. À Bruxelles, dans cette « pauvre Belgique » symbole de la platitude, de la médiocrité. (Mais tous les cuistres, tous les pédants, tous ceux qui crucifient Charles Baudelaire sont des Belges). Ce qui frappe, d’entrée de jeu, dans ce roman où il ne se passe pratiquement rien (un homme qui meurt) mais qu’on ne peut lâcher dès qu’on l’a commencé, qu’on est entré dans la chambre de l’hôtel tenu par Madame Lepage, et où se débat, combat, se rend, abandonne, lutte à nouveau, le poète des Fleurs du Mal, ce qui nous saute au visage – comme les animaux démoniaques de Charles – ce qui nous prend aux sens, à la vie, c’est précisément cette mort que BHL décrypte, raconte, fait durer comme une terrible agonie et qui n’en finit pas de nous retourner l’estomac, d’entrer comme une vrille dans notre chair, notre confort de lecteur pris au piège. Allons ! c’est BHL cela « le plus Parisien des Parisiens ». Impossible ! Et pourtant… Rarement avons-nous lu un texte aussi fort que ces premières pages, avons-nous connu une écriture aussi adaptée à son sujet qu’elle finit par faire corps avec lui, bref, jamais, depuis Baudelaire lui-même, avons-nous marché ainsi sur les berges de la mort, si près que nous avons l’impression d’en être, de côtoyer l’enfer et ses anges déchus. Que BHL ait écrit cela devrait – s’il y a une justice – confondre ses adversaires, ses ennemis intimes, chercheurs professionnels de querelle, jaloux, besogneux, et poseurs de « gargouille ». Mais il n’y a pas de justice, pas plus que d’espérance. N’est-ce pas le message de Baudelaire condamné à simuler toute sa vie ?

Puisque le ciel ne répond pas, il faut, « pour exister, pour être accepté », feindre, ruser, tricher, barboter dans la mare hugolâtre, l’air extasié – un peu, beaucoup, passionnément. La vie d’un homme, d’un poète, est à ce prix. Un vrai poète hanté par les mots qu’il faut ciseler à froid, dans l’épuisant travail de sculpteur, de damné solitaire qui a été le lot du plus dandy des dandys du café Robespierre.

Un personnage combattant. Et il y a une analogie entre la pièce de théâtre étouffante, le combat vain et destructeur de Vauthier et ces 342 pages denses où chaque protagoniste, avec sa propre vérité, propose, à son tour sur « le devant de la scène pirandellienne » une explication de l’inexplicable, tente de dire l’indicible, à commencer par le narrateur qui peut entrer par effraction dans la vie et la mort de Baudelaire et est frappé à son tour d’aphasie, ou presque.

La seule certitude de ce roman, c’est « le mal », ce mal pétrifié, galopant, ou contenu. Et Baudelaire-le-catholique n’a d’autre choix que de le débusquer, d’en faire son drapeau, son armure, sa catin, sa chose, sa fausse-vraie seconde nature, le mal qui se retournera fatalement contre lui et le dévorera…

BHL, romancier, n’a pas pour mission de dénoncer le mal. Simplement de le reconnaître. Comment, d’ailleurs, le poète pourrait-il le combattre « efficacement » puisqu’il se refuse à adhérer à un clan, une confrérie, un parti, un groupe quelconque de « thésards », de participer à une croisade ou d’évoquer les tables comme on le fait chez Madame Hugo ? Il s’en approche, (du mal), le cerne, s’y réchauffe les mains ou en discute toute la nuit de veille avec nous, avec Baudelaire… Rien de plus, rien de mois.

L’auteur et le héros

Que voilà un livre peu ordinaire. Rare. Comme un diamant noir, d’autant plus précieux qu’inattendu. Sans doute, la fin ne vaut-elle pas tout à fait les 150 premières pages et avons-nous l’impression de redites, d’un enlisement, sans issue. Mais n’est-ce pas ce que veut l’auteur ? Mais n’est-ce pas le propre de « cette mort de poète » de donner l’impression d’être un caillou qui tombe, ne cesse de tomber dans le vide, dans un trou conduisant à l’enfer à des milliards de néants incontrôlés et incontrôlables. Un roman vivant où BHL, avec bonheur, fait parler dans leur langage même les médiocres, les dévots, les simples et les roués, les Homais et les Françoise, les Madame Aupick et Auguste Poulet-Malassis, le père Dejoncker, Charles Neyt et Jeanne Duval. Avec pour décor le Bruxelles des bouges et de la nouvelle émigration, antinapoléonienne, avec, en toile de fond, cette Europe du Second Empire, agonisante, (mais elle ne sait pas qu’elle va mourir comme ce poète qu’elle a concouru à tuer), ces lieux, ces gens, cette vie restituée.

Dans l’interview que BHL donne à Maurice Szafran, et qu’on lira par ailleurs, il dit que s’il n’y a rien de juif dans ce roman, il reste imprégné de judaïsme. En fait, pour notre part, nous ne l’avons pas trop vu, ce judaïsme, sauf à considérer que tout ce qui est humain est juif et qu’être juif c’est d’abord se colleter avec l’improbable mais évidente recherche de la vérité. Sauf que BHL est juif et qu’il est à la fois l’auteur et le « héros » de « ces derniers jours de Baudelaire ». Car, ne nous y trompons pas, le stupre et la pourpre romain en moins, c’est bien de lui, Bernard-Henri Lévy, qu’il s’agit, quand il raconte l’incompréhension des « autres » décidés à n’accorder au dandy poète, au « philosophe-poète-parisien », que cette frivolité : cette « place forcément superficielle » que lui concède le monde, celui des grosses santés, des jugements péremptoires, de l’impertinente sottise…

La fiction et la réalité

Eh bien il faut s’y faire, BHL a écrit avec Les Derniers jours de Charles Baudelaire le roman le moins parisien, le moins « mode ». Quoique l’habileté c’est-à-dire le travail, en ait tissé les moindres aspects pour rendre, sans que l’effort paraisse, l’Histoire et les histoires, le temps et les choses, la fiction et la réalité. Un roman qui a l’haleine fétide du poète mourant, atteint de plein fouet par le refus trivial des marchands et des partisans, l’apparence désordonnées d’une fin de vie et tout le soin méticuleux qui fut, jusqu’à ces derniers jours bruxellois, celui que prit Baudelaire pour donner le change. (Comme BHL ?)

Oui, BHL a créé, une fois de plus, l’événement. Mais il nous a surtout donné cette revanche des poètes, pas tant la revanche de Chatterton contre Lord-maire de Londres, mais celle de Byron, de Poe, de Wilde, de Baudelaire, contre les gardiens du temple, les idéologies, les faiseurs d’Histoire ou de morale, M. de Vigny et M. Béranger, à l’évidence, un chant bouleversant – noir et blanc – habité de lumière tamisée et de fausses-vraies ténèbres, un chant de pénombre, de crépuscule et de petits matins glauques. Quand la bête effrayante se repaît de l’écrivain et qu’il pousse ce cri – strident et prolongé – que BHL a « enregistré » pour nous et qu’il nous livre avec la minutie, la foi et le talent qui fond les grands œuvres.


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