1989-1999 : dix ans et une vingtaine de numéros. C’était la première vie de La Règle du jeu, revue créée par Bernard-Henri Lévy et quelques amis. Une initiative prise « dans l’euphorie démocratique qui suivit l’implosion de l’empire rouge », écrit aujourd’hui BHL dans l’éditorial, expliquant pourquoi, après quatre ans d’une interruption due à un certain désabusement quant à la fonction des intellectuels, la revue reparaît : « Nouveau monde. Nouveaux enjeux. Sentiment d’une nouvelle urgence, de nouvelles tâches pour la pensée. Et nouveau rôle, par conséquent, pour une revue qui ne s’était pas contentée d’être un balcon sur les jours à venir. »

C’est Gilles Hertzog qui prend la direction de la rédaction et revendique, dans un entretien au Magazine littéraire (n°425, novembre 2003), « le mélange affiché de politique-idées-philosophie-enquêtes-reportages-littérature-art » qui différencie La Règle du jeu « des autres revues de débat ». Le premier numéro de cette nouvelle série est fidèle à ce programme, à ce désir de variété. Il propose deux ensembles, « Les lumières de l’islam » et « Zone des tempêtes ». La revue a invité « sept grands journalistes et correspondants étrangers à tenir, en parallèle à leurs reportages, leur journal personnel tout au long de juin 2003 ». Les textes viennent de Bagdad, Tel-Aviv, Islamabad, Karachi, Kaboul, Bakou-Tachkent-Almaty, Grozny.

Outre ces dossiers, La Règle du jeu accueille diverses contributions individuelles, dont celles de Jean-Claude Milner (« A propos de l’antisémitisme européen ») et d’André Glucksmann (« Une paix européenne pour Jérusalem »). On lira évidemment avec une particulière émotion celle de Benny Lévy (« Le temps chez Levinas »), qui devait être un chroniqueur régulier de la revue, et qui est mort brutalement le 15 octobre, à l’âge de 58 ans, à Jérusalem, où il dirigeait l’Institut d’études lévinassiennes (Le Monde du 17 octobre).

Du côté des arts et de la littérature, la nostalgie d’Alain Delon « Pour le cinéma d’hier » est aussi communicative que l’enthousiasme de Claude Arnaud, biographe de Cocteau (Gallimard), auteur d’une lettre ouverte aux ennemis de Cocteau. « A toi qui ne l’aimes pas » est un beau plaidoyer pour celui qui disait : « Le mystère commence après les explications. » Delon, lui, se demande si son « constat crépusculaire n’est pas une manière narcissique de constater qu’il a vieilli », et il conclut : « Voilà, mon cinéma est mort. Et moi aussi. »

En revanche, on se demande pourquoi La Règle du jeu a accepté un article bâclé de Frédéric Beigbeder, « Pour un nouveau Nouveau Roman ». Il semble que Beigbeder devrait soit travailler, soit renoncer au discours sur la littérature. Estimer que, depuis les années 1950, il a fallu attendre Les Particules élémentaires, de Michel Houellebecq, pour que le roman français se « reconnecte sur la réalité », dénote une certaine carence de lecture… Quant à écrire qu’« on finirait presque par confondre Sollers, Duras et Nourissier quand ils nous racontent leur vie », c’est encore plus inquiétant, car cela signale une absence totale de perception du style, donc une surdité aux écrivains assez préoccupante…

On peut se passer de cette lecture et aller directement se réconforter avec « Louise Brooks ou le chemin de l’enfer », de Jean-Paul Enthoven, qui inaugure ici une chronique des Dernières femmes, destinée à former une suite à son essai Les Enfants de Saturne, très élégant recueil de portraits d’écrivains (Grasset, 1996). Louise fait toujours rêver et c’est heureux : « Bien sûr, elle aurait pu être “l’autre Garbo” – mais je crois que Louise s’est mieux amusée et mieux résignée », conclut Enthoven. « Avec Lulu, sans le savoir, et manipulée, et immature, elle s’est approchée de son essence – après laquelle elle courra tout le reste de sa vie. Il est périlleux d’entrevoir, fût-ce une seconde, qui l’on est vraiment. En général, on ne s’en remet pas »…


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