L’immense place Maïdan baigne dans la lumière des lampadaires jouant avec les fumées blanches qui sortent des yourtes de fortune agglutinées par centaines avec leurs milliers d’occupants déambulant entre les barricades de sable et de pneus cimentées de neige, gigantesque cuvette urbaine transformée en Commune libre en plein centre de Kiev, la capitale insurgée de l’Ukraine, toute entière engagée derrière ces sentinelles de la liberté dans une épreuve de force avec le maître de l’Etat, un autocrate de la plus belle espèce pressé par son voisin grand’russe d’en finir avec ces trublions porteurs d’une liberté trop contagieuse.

A côté de l’emblème bleu et jaune de l’Ukraine, le drapeau étoilé de l’Europe flotte partout au-dessus de cet amoncellement de tentes et de cabanes sorti du macadam et des pavés il y a deux mois et demi, énorme pied de nez de l’Histoire au cœur de la métropole ukrainienne et ses mille coupoles d’or des basiliques orthodoxes. Après la Bastille de 1789, la place de l’Hôtel de ville à Paris en 1830, la place Venceslas à Prague et la place des Trois Cultures à Mexico en 1968, Tien An Men vingt ans plus tard, plus près de nous encore la place Tahrir au Caire ou, il y a un an à peine, la place Taksim à Istanbul : ici à Kiev, s’affiche de plus belle, éclatant, souverain et ô combien fragile, le droit des peuples à l’insurrection, sur les grandes places historiques propices à la colère et à la fraternité humaines. Les foules en fusion, les révolutionnaires ont, de tous temps, élu ces espaces en majesté conçus à la gloire de leurs maîtres, pour, la révolte sonnant son cratère, les occuper en masse, en faire des agora de parole, des lieux d’utopies partagées, y savourer bientôt leur victoire sur la tyrannie, ou, perdant la partie, y périr en masse sous les coups des assassins galonnés et voir sombrer la cause de la liberté. Qu’en sera-t-il cette fois encore, ici à Kiev ? La place Maïdan sera-t-elle le temple de la démocratie ukrainienne ou son tombeau sanglant ?

Dans les roulantes aux bois qui fument un peu partout, on nous distribue du thé brûlant. Il y a là, en pleine nuit, entrant et sortant sans cesse de cette yourte encombrée de matelas à même le sol, deux ouvriers, une jeune femme qui a laissé ses trois enfants à ses parents, un Tatar, un Russophone d’Odessa, un ingénieur en électricité et même un Cosaque ukrainien à la mine sombre. Dans tout Maïdan, des hommes patrouillent sérieusement ou montent la garde, ils portent des casques hétéroclites et sont munis de bâtons.

Nous sommes venus, BHL, quelques proches et moi-même, dire sur Maïdan notre soutien d’Européens aux partisans de cette seconde Révolution Orange, qui tous, face à un régime policier corrompu et soumis aux Russes, réclament passionnément mais lucidement, l’adhésion de l’Ukraine à l’Europe, de nouvelles élections et une nouvelle Constitution. Bref, l’indépendance pleine et entière, la liberté et un Etat de droit. Pour l’heure, le Pouvoir entre les mains du président Ianoukovitch s’accroche aux institutions à sa solde, joue le pourrissement. Le face à face à Maïdan avec la police et les forces spéciales, tapies de l’autre côté des barricades, dure depuis plus de deux mois. Il y a eu des morts, des enlèvements, des disparitions, la torture a été employée, les prisons sont pleines. Et tous les téléphones portables reçoivent des messages du genre : « Nous savons que vous êtes sur la Place. »

Nous quittons Maïdan admiratifs et angoissés. Je repense à « nos » barricades faites de pavés, rue Gay-Lussac, en mai 68, qui tinrent une courte nuit. Je repense surtout aux étudiants de la place des Trois Cultures écrasés sans pitié à la veille des Jeux Olympiques de Mexico, à la place Tien An Men et sa déesse de la Démocratie, à ses défenseurs décimés par les chars.

Notre rencontre avec les intellectuels ukrainiens se passe autour de Constantin Sigov, philosophe lévinassien, directeur de la revue La lettre et l’esprit, qui a réuni à notre intention le philosophe Popovitch, les responsables de la communauté juive ukrainienne, Iossif Zizels et Leonid Finberg, le musicien Valentin Silvestrov, auteur du nouvel hymne national, et plusieurs journalistes d’opposition, tous mobilisés aux côtés des défenseurs de Maïdan, en lutte avec le régime non moins qu’avec le Général Hiver. Il y a une semaine, il faisait -25° à Kiev…

Nos discussions tournent autour des quatre questions posées par BHL.
– Quel type de révolution est-ce ?
– Qu’en est-il du poids de l’Histoire et, en particulier, des heures sombres de l’Ukraine ? Qu’en est-il de l’antisémitisme ?
– Quelle issue à la situation, à la crise ? Compromis ou confrontation ?
– Quid de l’Europe et l’Ukraine ?
Réponses de nos hôtes.
C’est une révolution démocratique bourgeoise, de type libéral, qui rappelle traits pour traits le printemps des peuples européens au XIXe siècle. Elle vise à réaliser l’indépendance nationale vis-à-vis de la Russie voisine et, contre l’arbitraire, la corruption et le règne de la peur, la phobocratie au pouvoir, à conquérir les libertés publiques et individuelles qui sont l’essence d’un Etat de droit.

Le passé. L’Ukraine d’hier, ce fut l’anarchiste Makhno et ses bandes pogromistes durant la guerre civile entre les Blancs et les Bolchéviques ; ce fut Holodomor, la Grande Famine au tournant des années 30 orchestrée par Staline pour casser la paysannerie ukrainienne et imposer la collectivisation des terres ; ce fut la Shoah par balles exécutée pour une bonne part par les supplétifs ukrainiens des Nazis, avec le massacre parmi tant d’autres, de Babi Yar aux portes mêmes de Kiev. Que reste-il de ce passé, demande BHL. Quid de l’antisémitisme en Ukraine, qui connut de si beaux jours ? Réponse de Iossif Zizels, membre du Congrès juif mondial. Le virus antisémite, dit-il, a été désactivé pour trois raisons. Intellectuels juifs et nationalistes ukrainiens se sont côtoyés dans les mêmes prisons communistes d’après-guerre. Ils participent aujourd’hui d’un même combat. Et il n’y a pas concurrence des mémoires. Le martyr des uns n’exclut pas le martyr des autres. La Guépéou, le NKVD, les Nazis et leurs supplétifs, les Kégébistes enfin se sont acharnés sur leurs proies respectives, outre que successivement ou conjointement ce furent par deux fois les mêmes.

L’issue à la crise.  Tous les participants envisagent un processus démocratique, des élections à une Constituante, avec ou sans la démission de Ianoukovitch en attendant la nouvelle Constitution, qui devra consacrer un retour au régime parlementaire. L’un des participants, pour illustrer la surdité de Ianoukovitch aux attentes de la société ukrainienne dans son ensemble, provinces russophones de l’Est comprises, rappelle qu’au soir du 14 juillet 1789, Louis XVI porta sur son Journal « Rien ». Je prends la parole pour dire qu’il faut peut-être ajouter à ce « Rien » de Ianoukovitch, ce que l’aïeul de Louis XVI, Louis XIV, fit écrire sur l’affût de ses canons : ULTIMA RATIO REGIS, et que les deux paroles accolées pourraient bien être la devise en creux du vrai maître du jeu, Vladimir Poutine. Je rappelle que l’Europe s’est montrée indifférente face au coup de Prague de 1948, à la répression des ouvriers de Berlin-Est en 1953, à l’écrasement de Budapest en 1956 par les chars de l‘Armée rouge, à l’entrée des mêmes chars à Prague en 1968, à l’instauration de l’état de guerre en Pologne en 1981, au siège de Sarajevo qui dura plus de mille jours, et, toujours en cours, à l’écrasement de la Tchétchénie comme à l‘annexion de fait de l’Ossétie par Moscou. Avec un homme tel que Poutine aux commandes, il faut, les Jeux de Sotchi finis dans quinze jours, envisager le pire, même si le pire n’est jamais sûr. Ne pas, en tous les cas, compter sur l’Europe, qu’effraie la simple idée de froisser l‘Ours russe e le maître du Kremlin, maître du gaz et donc de nos hivers, qui, tout en agonisant les « anarcho-fascistes » de la place Maïdan et leurs millions de supporters ukrainiens, agite le retour à la Guerre froide comme un épouvantail commode. Les belles protestations a posteriori ne nous coûteront rien.

Le nom d‘Europe, en effet, est, à Kiev, sur toutes les lèvres. L’adhésion à l’Europe est le rêve des Ukrainiens pour sortir de l’étau post-totalitaire et post-colonial toujours en place. Non qu’ils voient en l’Europe une baguette magique pour sortir du sous-développement et de la sujétion au Grand Voisin. Nul n’ignore que l’Europe, après avoir essuyé le sauvetage de la Grèce, l’Europe de la Crise et du chômage n’a pas les moyens de redresser les finances d’un pays en déroute ni d’aider l’industrie ukrainienne obsolète à se moderniser. Chacun, peu ou prou, est conscient que la purge du passé sera longue, douloureuse et l’œuvre des seuls Ukrainiens. L’Europe, c’est de ses valeurs, de la civilité européenne, de ses lois, du Droit qui la régit, du parfum de ses libertés, dont on rêve à Kiev.

Sauf que, BHL ne manquera pas de le rappeler à tous ses interlocuteurs, l’Europe, à Bruxelles presqu’autant qu’à Kiev, est aux abonnés absents, excepté, précise-t-il, quelques diplomates courageux en poste à Kiev, qui rament à contre-courant.  Frilosité – L’Ukraine ? Un poids supplémentaire. Un nouveau venu, dont nous n’aurions, dans les circonstances actuelles, que faire. Qui, de surcroît, va nous brouiller avec les Russes. Nihilisme : l’Europe croit de moins en moins en elle, en ses valeurs. Une Europe en crise, assoupie, résignée à la montée des populismes et des nationalismes, où les principaux Etats membres se replient sur le pré-carré national. Hypocrisie : l’inénarrable Catherine Ashton est venue en coup de vent à Kiev distribuer quelques bonnes paroles, prêcher le compromis, sans donner la moindre assurance concrète à l’Opposition quant à un soutien européen à court terme, encore moins en cas de confrontation. Nulle mise en garde n’a été, à ce jour, adressée à la Russie, qui, elle, médias en tête, multiplie les menaces contre ces maudits Ukrainiens.
Face à ce triste constat, BHL ne cessera de dire ces quelques jours que c’est moins l’Ukraine qui a besoin de l’Europe, que l’Europe qui a besoin de l’Ukraine, qu’elle a besoin de ce sang neuf, de cet enthousiasme européen, de ce désir ukrainien d’Europe, pour de nouveau croire en elle-même et reprendre sa marche en avant.
Côté politique, Lévy rencontre l’ex-champion du monde de boxe Klitschko, devenu l’un des principaux dirigeants de l’opposition,  puis Iouri Loutsenko qui fut ministre de l’intérieur avant d’être emprisonné, et surtout l’émouvante Evguenia Timochenko, la fille de l’ex-Première Ministre embastillée à Kharkov depuis deux ans, qui se bat sans relâche pour la libération de sa mère.

Mais le moment le plus intense de ce voyage sera l’allocution de Bernard-Henri Lévy le dimanche en début d’après-midi sur la place Maïdan devant plusieurs dizaines de milliers de personnes. Lévy rend hommage au courage et à la détermination d’un peuple en quête de liberté, salue le désir d’Europe, ce rêve européen des Ukrainiens en quête d’indépendance, à l’heure où l’Europe doute d’elle-même, de ses valeurs, se prosterne timidement devant Poutine, qu’il dépeint comme un faux Tarzan et un vrai Popeye. Kiev, dit-il, existait, l’Ukraine existait, quand Moscou et la Russie étaient encore dans les limbes. La civilisation ukrainienne a précédé la civilisation russe. La foule exulte. « Je suis français, je suis européen, et je me sens aujourd’hui ukrainien » conclue-t-il, avant de souhaiter bienvenue eu Europe à l’Ukraine, dans la langue du poète Chevchentko, le Victor Hugo national.

La réception de ce discours par la foule fait lever des milliers de mains, et l’accueil des gens massés au pied du podium à un étranger si semblable dit assez en quelle solitude les Ukrainiens mènent ce combat qui nous concerne tous.
L’Europe l’emportera ou se défera à Kiev. Avec les Ukrainiens.


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