Samedi. L’Amérique selon Sharon Stone

Un dîner à Los Angeles. Elle est pâle. Elle a les yeux un peu creux. Les cheveux gris de sel, et très courts, sans doute pour les besoins d’un film. Elle est belle, évidemment. Mais avec quelque chose de sévère dans le regard, un charme à la fois distant et désinvolte – cette façon, chez les stars hollywoodiennes d’aujourd’hui, d’être devenues comme étrangères à l’éclat de la lumière qu’elles dégagent. Elle s’appelle Sharon Stone. Et, après les banalités d’usage sur son nouveau bonheur d’être mère, l’adoption, la difficulté de vivre avec un reporter de guerre, elle me donne la description la plus précise, la plus juste, de l’état des esprits américains au temps de Bush et de Schwarzenegger. Il y a deux façons d’être citoyen de ce pays, me dit-elle. Il y a la façon néocon. Et puis il y a la façon de ceux qui, comme son ami Sean Penn, clament : « Not in our name ! » – faites votre sale guerre, mentez, trichez, confondez le business et la politique, mais pas en notre nom ! Que le monde, au moins, sache qu’il y a une autre Amérique, critique d’elle-même, indocile, fidèle au seul et beau mandat de penser, elle aussi, contre soi. Les actrices et les acteurs sont-ils les tenants lieu, aux USA, des « grandes consciences » européennes ?

Dimanche. Quand Saddam monologue

Voilà. Ce sont eux. Depuis le temps qu’il les attend. Américains ? Irakiens ? Si ce sont des Irakiens, il est perdu. Il finira comme Mussolini, tiré de sous la bâche du camion par des partisans qui le pendront à un croc de boucher. Pourvu que ce soit des Américains, se dit-il, au fond de son terrier, tandis qu’il entend, au-dessus de sa tête, les pas qui se rapprochent. Je suis Saddam Hussein, il leur criera. Et il tâchera, une dernière fois, de les embobiner, de gagner du temps. Il pense à Hitler, qu’admirait tant son oncle Khairallah Tulfah et qui avait choisi, lui, l’apocalypse dans son bunker. Devrait-il faire comme Hitler ? Comme Oudaï et Qoussaï, ses fils, qu’il a toujours sous-estimés et qui sont morts les armes à la main ? Ne va-t-il pas, s’il se rend, finir comme les Ceausescu, abattu comme une bête sauvage, son corps pestilentiel jeté aux chiens ? Il a ses deux kalachnikovs, qui ne l’ont pas quitté dans sa cavale. Il peut encore mourir en martyr et devenir un nouveau Saladin. Ou il peut ruser. Marchander. Offrir ses 750 000 dollars au sous-officier terrorisé qui, le premier, ouvrira la petite trappe. Avec un peu de chance, n’est-ce pas… Ces gens sont si lâches… si cupides… Il fait moins sombre, tout à coup. Une odeur de gaz – à moins que ce ne soit celle des excréments, de la sueur – lui monte à la tête. Il pense à d’autres fugitifs. Les yeux mi-clos, le crâne lourd, il a le goût du sang qui lui claque déjà sur la langue. Tiens, Ben Laden par exemple. Est-ce qu’ils l’ont eu, Ben Laden ? Non, bien sûr. Partout et nulle part. Trop insaisissable pour être pris. Pas d’Etat, voilà le secret. Sa grande, sa fatale erreur. Il a si peur, tout à coup. Si mal. Il laisse faire.

Lundi. Les adieux de Derrida

C’est lui qui a raison, Derrida, quand, en ouverture du livre que publie Galilée et qui rassemble vingt ans d’éloges funèbres, il dit : la disparition d’un ami ce n’est pas « un » monde mais « le » monde qui s’effondre. « Chaque fois unique, la fin du monde », dit-il exactement. C’est même le titre de ce recueil. Et moi qui ai dû, depuis quelques mois, prononcer maints hommages à des amis morts, moi qui ai eu, si souvent, à trembler de peur et d’émotion à l’évocation publique de mes disparus, moi qui ai eu à me poser, chaque fois, cette même question de ce qui se passe lorsque l’on accompagne ainsi, mais désormais sans retour, un compagnon de vie, c’est une irrésistible sympathie qui me rapproche de mon vieux maître de Comédie. Il y a là son Adieu à Levinas. Un texte que je ne connaissais pas, si généreux, en hommage à Jean-Marie Benoist. Il y a l’adresse sans adieu lancée, sur sa tombe, à Althusser. Le tombeau pour Lyotard. L’oraison à Foucault. Il y a, dans la plupart des cas, ce mimétisme extraordinaire, presque cette transfusion de langue, qui le fait épouser jusqu’aux tours de leur rhétorique. On ferme le livre. On ferme les yeux. C’est eux que l’on entend. Le souffle de Foucault. Le ton de généralissime fou, toujours au bord de sa der des ders, de l’auteur de Lire le Capital. Tout l’esprit de l’époque est là. Le deuil d’une génération. C’est comme une divine comédie dont les figurants seraient réduits à l’état, non d’ombres, mais de voix dans une suite de régions concentriques dont Derrida serait le Virgile.

Mardi. Deux ans après Ramallah

Que de chemin parcouru depuis ce jour, à Ramallah, il y a maintenant plus de deux ans, où j’ai vu, pour la première fois, Yasser Abdel Rabbo, le coauteur du « plan de Genève ». Il était, à l’époque, ministre de l’Information d’Arafat. Dans son bureau, puis dans un restaurant près de Bir Zeit où nous avait rejoint un étrange professeur américain fumeur de narguilé et adepte du Protocole des Sages de Sion, nous avions discuté des raisons pour lesquelles Camp David, puis Taba venaient d’échouer. La faute à Barak, disait-il. La honte sur le seul Sharon et sur cette funeste visite à l’esplanade des Mosquées. Et loin de lui, ce jour-là, l’idée de reconnaître la moindre responsabilité palestinienne… Je l’observe, aujourd’hui. Je le regarde, conversant avec Beilin dans l’avion qui nous ramène du Maroc. Je les vois, tous les deux, en bras de chemise, riant comme de bons camarades, se répartissant gaiement les rôles pour le meeting de la Mutualité où je les emmène, l’un avertissant l’autre que le torchon brûle au sein de sa délégation, l’autre faisant remarquer à l’un qu’il l’a trouvé très bon face à Mohammed VI. Et quant au fond des choses, reprenant la conversation au point où nous l’avions laissée à Ramallah, je retrouve un Rabbo qui semble avoir vraiment compris, avec le cœur autant qu’avec l’intelligence, pourquoi ce fameux « droit au retour » dont il a si courageusement fait le deuil était la figure même de l’inacceptable pour un négociateur israélien : ne signifiait-il pas à terme, non pas un, mais deux Etats palestiniens ? celui que l’on créerait là, tout de suite, sur les territoires libérés par Tsahal, et puis, aussitôt après, Israël même qui, noyé sous le flot des réfugiés, deviendrait un nouvel Etat arabe où les juifs seraient une minorité ? La paix sèche, donc. Un pacte sans pathos ni lyrisme. Sauf que les sentiments viennent vite et que lorsque l’on dit, comme à Genève : « Commençons par le contrat » ! ou : « Faisons la paix, pas l’amour ! » – eh bien l’amour, comme l’intendance, suit, et les âmes se rapprochent au galop.

Jeudi. « L’émoi de Mai »

Si je pense, aujourd’hui, à Serge Halimi, ce n’est pas seulement à cause du tombereau d’injures qu’il me déverse sur la tête dans le dernier Monde diplo. Ce n’est même pas à cause de la façon, contraire à toutes les règles du métier, dont il lui arrive de traiter les éminences de la maison sœur : Colombani en « Raminagrobis », Minc en « nabot malfaisant », Plenel rebaptisé « téléachat ». Non. Le problème c’est, par-delà le cas de sa plume vedette, la singulière déchéance d’un journal qui eut, pour toute une génération, un prestige extraordinaire – ah ma fierté quand, en 1974 ou en 1975, en pleine révolution des œillets, parut là l’un de mes tout premiers textes ! l’impatience avec laquelle, dans le Lisbonne de ces années ferventes, on attendait chaque nouvelle livraison du Diplo ! Aujourd’hui, le journal de Claude Julien n’est plus que la caricature de ce qu’il fut : anathèmes infantiles et polémiques d’arrondissement, antiaméricanisme pulsionnel, néo-inquisition et opérations de basse police intellectuelle, le mauvais camp dans la guerre du Kosovo, un marchepied pour Tariq Ramadan, toutes les démagogies du moment, la version chic de nos populismes, une vision comploteuse de l’Histoire digne du Lousteau des Illusions perdues et, à l’arrivée, une vraie grande cause, celle des laissés pour compte de la mondialisation libérale, qui se voit bien tristement servie. Peut-être est-ce l’époque qui veut cela ? Peut-être y a-t-il, dans les néoradicalités d’aujourd’hui, quelque chose qui s’épuise à singer celles d’autrefois ? J’y pensais, l’autre soir, en voyant le film de Bertolucci et la façon dont un grand cinéaste échoue, malgré tout, à capter cet oxymore collectif – tendre colère, aveuglements lucides, radicalité des mémoires – que fut « l’émoi de Mai ».

Vendredi. Islam contre Islam

Une fois que l’on a tout dit pour ou contre la loi sur le voile ; une fois que l’on a dit et répété que l’affaire n’est pas religieuse mais politique ; une fois que l’on a établi que le foulard islamique est le signe visible d’une souffrance, d’un abaissement, d’une schizophrénie programmée ; une fois que l’on a opposé à tout cela, ensuite, que jamais texte de loi n’abolira la contingence d’un désir de servitude et que l’on pourrait bien voir ces jeunes femmes inventer d’autres moyens, non moins « ostensibles », d’afficher leur soumission (un autre vêtement ? des calligrammes peints au henné ? qui sait ?) ; une fois dit tout cela, il reste à se faire, pour le coup, véritablement foucaldien et à se souvenir que les lois comme les idées ne sont jamais que des moments dans l’histoire d’un rapport de forces et d’une guerre : la guerre qui, en l’espèce, oppose, non, bien entendu, l’Occident à l’Islam, mais l’Islam à l’Islam, l’Islam des Lumières à celui des intégristes – cette guerre, intérieure au monde de l’Islam, qui est la grande affaire de l’époque et où des millions de musulmans, dans les quartiers, comme dans les médinas, espèrent le renfort de tous. A la guerre comme à la guerre. A la guerre avec une loi.


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