Amaigri. Douloureux. Ramassant, dans le vent de la place Saint-Pierre, le peu d’énergie qui lui reste pour un signe de croix qui ne vient pas. La tête qui dodeline. Un petit souffle rauque au lieu de l’urbi et orbi. Et puis ce geste incroyable – toute sa force revenue – d’écarter le secrétaire qui veut l’éloigner de la fenêtre. Dans le « gladiateur agonisant » de Nietzsche, c’est le gladiateur qui, à cet instant, reprend le dessus. Et tant pis pour les petits esprits qui confondent la Passion de Wojtyla avec je ne sais quelle mise en scène ou exhibition médiatique.
Du « non » au traité constitutionnel surgirait une nouvelle, meilleure, plus juste, Europe. Toujours le modèle apocalyptique. Toujours la bénédiction du désastre. Toujours la vieille et folle idée que, du pire, et du pire seul, peut naître le meilleur.
Si je crois en Dieu ? Comme Hemingway : « parfois, la nuit ».
Les uns disent « souveraineté » (des nations, de l’Europe). Les autres « identité » (des nations, de l’Europe). Qui pour nous parler de nos « singularités » ? Et quelle allure aurait, alors, ce débat constitutionnel !
Les « minutes heureuses » de Joyce : quand, dans l’écriture du livre, le « moment Mozart » succède au « moment Salieri ».
Ces gens qui plaisantent sans rire. Ces gens qui rient sans jamais plaisanter.
« Plus je l’observe, plus sa figure n’est pas franche » : cette phrase de Lautréamont, je n’ai qu’elle à l’esprit tandis que s’exprime, tard dans la nuit, ce tenant du non qui fut jadis un ténor du oui.
George Steiner et ses airs de pythie salonnarde.
Naissance, nature, nation : telle est la chaîne. Naissance, nature, nation : telles sont les trois chevilles que le projet européen devrait, en bonne logique, déconstruire. Pas détruire, non, déconstruire. Derrida manque.
Acte politique, d’accord. Mais quid de la distinction entre bons et mauvais actes ? Qu’est-ce qui, dans un monde où tout est organisé, en effet, pour forclore l’acte politique, permet de distinguer les actes justes de ceux qui ne le sont pas ? Esprit de l’escalier. C’est la question qu’il fallait évidemment poser, l’autre jour, à Lang, Bayrou, Dutreil réunis par Jacques-Alain Miller lors de son désormais traditionnel « Forum des psys ».
Les penseurs du contrat. Les penseurs de la rupture de contrat. Le partage, comme dit Badiou, entre ceux qui préfèrent un désastre à un désêtre – et l’inverse.
« Qui peut se vanter de n’avoir pas trébuché sur la question de la dette ? », demande Philippe Sollers dans ses entretiens avec la revue Ligne de risque repris par Gallimard. Et, à l’attention d’un nostalgique du temps des hussards noirs de la République qui aurait déclaré, non sans emphase, que « sans l’école il ne serait rien », cette réplique, cinglante et drôle : « si je m’étais contenté de l’école, je ne serais pas grand-chose ».
A ces gens qui nous répètent à longueur d’émissions et de colonnes que leur non est un oui déguisé et qu’ils ne refusent l’Europe que pour mieux l’embrasser et adorer, à ces providentialistes à la petite semaine qui jouent sur les vieux réflexes, non seulement de la peur, mais du progressisme spontané qui nous a si longtemps tenu lieu d’espérance, il faudrait pouvoir annoncer la nouvelle : « ne vous retournez pas, camarades ! l’avenir progressiste est passé, pour de bon, derrière vous ! ».
Où ai-je lu que la façon d’entrer dans une époque compte moins que la façon d’en sortir ? Peut-être Morand.
Mes amis ont-ils perdu la tête ? Prendre la défense de Sébastien quand c’est Sébastien, et non plus Kader et David, que l’on agresse, très bien. Dire et répéter qu’un casseur reste un casseur quelle que soit la couleur de sa peau et quel que soit, surtout, le « malaise social » qu’il invoque, bravo. Mais de là à parler de « racisme », de là à réamorcer cette bombe sémantique qu’est la notion de « racisme anti-Blanc », de là à jouer avec des mots graves, lourds de sens et de sang, chargés de la douleur des siècles, il y a un pas dont je ne comprends pas qu’ils aient pu si allégrement le franchir. Une ratonnade est une ratonnade. Ce sont des hommes et des femmes concrets, concrètement torturés, assassinés, lynchés. C’est tout un appareillage policier, politique, philosophique, scientifique, qui s’appelle, en effet, le racisme et qui débouche sur des meurtres réels qui furent, parfois, des meurtres de masse. Confondre ceci et cela, mélanger la tradition du lynchage et une manif qui tourne mal, penser sous le même mot le tabassage odieux de « Sébastien » et les centaines de morts en pleine guerre d’Algérie, du 17 octobre 1961, amalgamer enfin francophobie et judéophobie en venant, comme Finkielkraut, nous raconter que la première « se répand » comme la seconde et ne « s’en distingue pas », tout cela est ahurissant et relève, dans le meilleur des cas, de la confusion intellectuelle. Attention, oui, amis. Renoncer à bien nommer les choses, c’est, vous le savez aussi bien que moi, ajouter au mal en ce monde. Galvauder les noms de la souffrance, c’est profaner la mémoire des victimes d’hier et se rendre impuissant à secourir celles d’aujourd’hui.
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